Climat et énergie
Clémence Pèlegrin
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ENClémence Pèlegrin
Lors d’une conférence conjointe organisée à Paris en septembre, l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la Banque centrale européenne (BCE) et la Banque européenne d’investissement (BEI) ont salué la rapidité avec laquelle l’Union européenne s’est libérée de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Selon les trois institutions, il s’agit maintenant de consolider puis pérenniser cette autonomie, si rapidement conquise et à la surprise de beaucoup d’observateurs. L’AIE a également rappelé les montants vertigineux des investissements annuels nécessaires à la mise en œuvre de la transition énergétique, et les efforts budgétaires de l’Union européenne en la matière, en référence à l’engagement de consacrer au moins 30% de son budget 2021-2027 à l’action climatique.
La pandémie de Covid-19 avait déjà bouleversé le discours européen sur la transition énergétique, quelques mois seulement après le discours inaugural d’Ursula von der Leyen sur le Pacte vert européen en 2019 et l’avènement d’une transition juste en Europe. En dépit du contexte sanitaire et des fortes oppositions politiques dans les États membres sur la place à accorder à la transition énergétique dans la relance économique à court terme, l’Union européenne a maintenu le cap d’une transition énergétique ambitieuse et renforcé ses objectifs intermédiaires à l’horizon 2030 (ajustement à l’objectif 55, avec une réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre).
En février 2022, la guerre en Ukraine a constitué un nouveau choc énergétique : face au risque de rupture d’approvisionnement en gaz, la nécessité de simultanément décarboner l’économie et le mix énergétique s’est de nouveau imposée politiquement à l’Union européenne. L’efficacité énergétique et la promotion de politiques de sobriété ont été identifiées comme des voies nécessaires et complémentaires à la sécurisation des approvisionnements gaziers du continent.
Au cœur de débats politiques anciens en Europe, l’avenir du gaz se dessine inéluctablement dans une dynamique baissière : même dans le scénario d’une substitution complète du gaz fossile par du gaz vert, les scénarios de décarbonation en Europe mettent tous en évidence la réduction de l’usage du gaz à l’horizon 2050. Des effets structurels, comme le réchauffement climatique et donc des hivers tendanciellement moins froids, et des effets conjoncturels, comme la crise de l’énergie et la récente hausse des prix, subie par les ménages, montrent déjà un recul de la demande de gaz, du fait d’efforts de sobriété ou d’abandon du gaz par ses consommateurs. Or, le gaz continue de rendre des services au système énergétique européen, notamment pour satisfaire les besoins en chauffage et en énergie de cuisson pour produire de l’électricité lors de pics de demande, ou encore dans le secteur industriel où sa substitution complète n’est pas encore possible.
Cet article propose une synthèse de trois des principales problématiques qui entourent l’avenir du gaz dans l’Union européenne : une dépendance énergétique en pleine recomposition ; la compétition du gaz avec d’autres énergies dans le mix énergétique européen ; le développement du gaz vert et son avenir politique dans un contexte d’électrification des usages.
1. Une dépendance européenne vis-à-vis du gaz naturel en cours de recomposition
Si la Russie a longtemps été le premier fournisseur de gaz de beaucoup d’Etats membres de l’Union européenne, et a représenté jusqu’à 45% des importations, l’Ukraine en a été le principal pays de transit. Sur les 412 milliards de mètres cubes consommés par les pays de l’Union européenne en 2021, 83% étaient importés, et 50% de ces importations provenaient de Russie, soit approximativement 155 milliards de m3.
Avant la guerre, l’Ukraine acheminait par an entre 80 et 93 milliards de m3 de gaz russe vers l’Europe soit parfois jusqu’à 80% des volumes de gaz russe exporté vers l’Europe et ce grâce à l’infrastructure gazière de transit la plus étendue au monde. La place de l’Ukraine seule dans la sécurité énergétique européenne est donc de longue date colossale. Pourtant, le début des années 2000 a été marqué par plusieurs conflits gaziers qui ont remis en question la fiabilité de cette route énergétique privilégiée.
Malgré sa dépendance élevée au gaz russe et à l’Ukraine, l’Union européenne a mis en place une série de mesures destinées à réduire le risque de rupture de son approvisionnement en gaz, au sein du plan REPower EU. Parmi elles, l’augmentation des capacités de stockage de gaz à court terme, qui avait pour objectif de satisfaire la demande européenne pendant l’hiver 2022-2023. Le règlement européen du 24 juin 2022 a ainsi établi l’objectif que les stockages souterrains soient remplis à 80% avant le début de l’hiver, objectif atteint dès le mois de septembre. En janvier 2023, malgré la période hivernale, le niveau de stockage des États membres restait en moyenne supérieur à 80%. En août dernier, le niveau des stockages s’élevait déjà à 90% en prévision de l’hiver 2023-2024.
Outre cette régulation, de nouvelles capacités de stockage et d’accueil de gaz liquéfié ont été construites en quelques mois. L’Allemagne s’est, par exemple, dotée de son premier terminal méthanier flottant, le Hoegh Esperanza, inauguré le 15 décembre 2022 à Wilhelmshaven avec à son bord 165 000 m3 de GNL chargé en Espagne. D’autres initiatives visant à réorienter les flux gaziers européens, notamment le long d’un axe Nord-Sud, ont été initiées ou ravivées. En effet, dès le début des années 2010, les pays d’Europe centrale et orientale militaient pour une évolution des infrastructures gazières en ce sens, alors que ces dernières sont historiquement régies par des flux Est-Ouest du fait des exportations russes vers les pays de l’ancien bloc soviétique. L’initiative des trois mers, lancée en 2016 par douze États membres pour promouvoir la cohésion et la solidarité régionales en Europe centrale et orientale via le développement d’infrastructures, notamment gazières, souffre cependant de plusieurs difficultés obérant son dynamisme, à l’instar de dissensions régionales entre les États signataires.
Par ailleurs, l’interconnexion gazière entre la France et l’Allemagne, située à Obergailbach, initialement conçue pour acheminer du gaz de l’Est vers l’Ouest, a été adaptée techniquement afin d’inverser son sens de fonctionnement et permettre d’acheminer du gaz de la France vers l’Allemagne, dans le cadre d’un accord de solidarité bilatéral signé à l’automne 2022.
Ce retour sur le devant de la scène d’une diversification des routes énergétiques européennes et du renforcement des interconnexions continentales s’inscrit directement dans la traduction opérationnelle des objectifs du plan REPowerEU, qui vise la réalisation d’« investissements dans un réseau intégré et adapté d’infrastructures gazières et électriques » d’ici à 2027.
Le tarissement de l’approvisionnement de gaz russe a créé un appel d’air que le GNL américain a immédiatement réussi à combler : les exportations vers l’Union européenne ont augmenté de près de 120% entre 2021 et 2022, au détriment des exportations vers d’autres régions du monde également importatrices de GNL en provenance des États-Unis. Sur la même période, les importations asiatiques ont baissé de 46%. Dès lors, l’Union européenne renforce sa position de compétiteur à part entière sur un marché du gaz fortement mondialisé, du fait du développement du GNL.
De même, de nouveaux accords commerciaux autour de l’approvisionnement en gaz ont été signés depuis 2022, devant la nécessité pour les États membres de trouver de nouveaux partenaires énergétiques. En témoigne l’accord signé entre l’Allemagne et le Nigéria le 21 novembre dernier, qui prévoit à la fois la livraison de gaz dès 2026 et l’investissement par l’Allemagne de 500 millions $ dans le développement des énergies renouvelables au Nigéria. En témoignent également les accords récemment signés par l’Italie avec la Libye, le Qatar et l’Algérie, illustratifs de la transformation des relations énergétiques de l’Europe pour son approvisionnement en gaz.
La capacité d’un terminal méthanier n’est certes pas de nature à remplacer l’approvisionnement russe via les gazoducs Nord Stream, qui ne sont plus en activité. Mais la multiplication des projets de création ou d’adaptation d’infrastructures gazières stratégiques en Europe, et la diversification des approvisionnements telle qu’engagée par les États membres, ont démontré à la fois la capacité des infrastructures à se transformer pour satisfaire des impératifs énergétiques constants, et la capacité des États à mettre en œuvre des décisions politiques structurantes même si ce sont davantage des démarches bilatérales, plus que d’autres concertées à l’échelle communautaire.
2. Recentrer l’usage du gaz vers les secteurs les plus carbonés
Au-delà des conditions d’approvisionnement en gaz naturel, se pose à moyen terme la question de la place du gaz dans le mix énergétique. Certains usages peuvent se passer complètement du gaz naturel et basculer directement vers l’électricité : c’est notamment le cas des transports individuels (où la transition du moteur thermique vers le véhicule électrique est devenu le choix industriel et économique de référence) et du chauffage (l’électrification du chauffage est technologiquement et économiquement viable dans de nombreuses typologies de logement).
Certains secteurs encore lourdement carbonés peuvent bénéficier du gaz naturel pour réduire leur empreinte carbone, bien qu’à grande échelle les alternatives ne soient pas immédiatement disponibles ou rentables : c’est le cas du transport collectif et du transport routier de marchandises, ou du transport fluvial et maritime, dont l’électrification nécessiterait le recours à des batteries particulièrement lourdes et volumineuses.
Dans de telles configurations, le gaz constitue une énergie de transition, qui permet de se conformer à un environnement réglementaire de plus en plus exigeant. C’est le cas du gaz naturel véhicules (GNV/bioGNV), conforme à la plupart des zones à faible émission telles qu’elles se développent en Europe et permettant de réduire les émissions du transport routier, du transport public et des véhicules utilitaires, a fortiori dans le cas de recours au bioGNV.
Il est donc souhaitable que dans la perspective de décarbonation de l’économie, le gaz puisse être substitué lorsque c’est possible, et que son développement s’effectue en priorité dans des secteurs encore dominés par des énergies plus carbonées comme le charbon et le fioul. Toutefois, ce développement occasionne des problématiques d’infrastructure, comme le maillage du territoire européen de bornes de recharge GNV/bioGNV : à l’échelle de l’Union européenne, près d’un million de véhicules alimentés au gaz méthane serait en circulation, pour seulement 3 000 stations de recharge. De même que pour la mobilité électrique, le développement de la mobilité gaz repose autant sur la production à échelle industrielle de véhicules abordables et efficaces que sur le déploiement d’une infrastructure de recharge en mesure d’y faire face.
De même, le maintien de l’usage du gaz sur une grande partie du territoire, du fait par exemple de la conversion d’une partie des besoins de mobilité du fioul vers le gaz, suppose le maintien d’une infrastructure de transport et de distribution de gaz sur les territoires nationaux, infrastructure dont l’usage va se réduire à mesure que la demande de gaz diminue et se recentre vers certains secteurs. En parallèle, le développement d’alternatives au gaz va lui-même conditionner la compétitivité du gaz comme énergie de transition, pour les secteurs des transports et de l’industrie, par rapport à d’autres énergies décarbonées comme l’hydrogène vert.
3. Le verdissement du gaz
Au-delà de la redéfinition des sources d’approvisionnement en gaz naturel et du rôle à conférer au gaz (fossile, d’origine renouvelable ou bas carbone) dans le mix énergétique, une problématique fondamentale conditionne la place que pourra occuper le gaz dans l’offre énergétique européenne : la capacité de filières de production de gaz verts à émerger et à produire durablement et à grande échelle un gaz renouvelable local.
Actuellement, la filière de production de biogaz à partir de méthanisation (via la valorisation d’effluents d’élevage, de résidus de culture ou encore de boues de stations d’épuration) constitue le principal levier de verdissement de la consommation de gaz et présente un niveau de maturité élevé. L’Europe est la première région du monde en termes de production de biogaz et de biométhane (le biogaz étant principalement utilisé pour de la production d’électricité et de chaleur, sa conversion en biométhane pour être injecté dans les réseaux de gaz demeurant minoritaire).
Dans le cadre du plan REPowerEU, la Commission européenne a présenté son plan d’action biométhane, qui vise une production de 35 milliards de m3 par an en 2030, par rapport aux 3,5 milliards de m3 produits en 2021. En France, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) fixe un objectif de production permettant de satisfaire 20% de la consommation de gaz en France en 2030, alors que les capacités de production installées en France représentent environ 2% de la consommation totale de gaz. En Allemagne, la production de biométhane équivaut déjà à près de 10% du volume de gaz naturel consommé dans le pays en 2021. L’Italie, qui figure parmi les principaux pays européens en matière de production de biogaz, a annoncé à l’automne 2022 un renforcement de sa politique de soutien à la filière biométhane, via la mobilisation d’une enveloppe totale de 4,5 milliards € répartie entre tarifs d’achat et d’aides à l’investissement, enveloppe partiellement financée par la facilité pour la reprise et la résilience.
Les atouts revendiqués par les gaz renouvelables et bas carbone sont de trois natures : la production locale contribue à réduire la dépendance énergétique et à la satisfaction de la demande domestique ; le gaz vert se substitue à du gaz naturel qui n’est donc plus extrait, et contribue directement à sortir de l’industrie des énergies fossiles ; enfin, il permet de valoriser, via la production d’énergie, des effluents et des déchets divers, et peut à ce titre s’intégrer dans une logique d’économie circulaire vertueuse. Ce dernier point doit être nuancé toutefois, car la production de biométhane peut aussi provenir de cultures agricoles dédiées. La question de la tension sur la disponibilité de la biomasse se pose déjà, a fortiori à long terme avec des besoins de gouvernance à l’échelle européenne.
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Le contexte géopolitique européen depuis la guerre en Ukraine met en évidence une redéfinition profonde des modes d’approvisionnement du continent en gaz naturel. L'Union européenne doit aussi nécessairement poursuivre la baisse rapide de sa consommation globale de gaz et la recentrer sur les secteurs les plus carbonés, et pour lesquels l’électrification n’est pas rentable ou disponible à l’échelle, afin d’espérer atteindre son objectif de neutralité carbone en 2050. De même, les objectifs en faveur du verdissement du gaz à horizon 2030 sont ambitieux et supposent une accélération de l’installation de nouvelles capacités de production difficilement envisageables, en dépit de politiques publiques volontaristes dans plusieurs États européens consommateurs de gaz.
Longtemps perçue comme une source de stabilité, car fondée sur une dépendance mutuelle, la dépendance européenne vis-à-vis de la Russie pour son approvisionnement en gaz constituait en réalité un équilibre précaire, déjà mis à mal depuis le début des années 2000 du fait de relations conflictuelles entre la Russie et son principal pays de transit, l’Ukraine. Depuis 2022, la dynamique de diversification énergétique observée, d’une ampleur inédite, pose de nouvelles questions sur les forces et les faiblesses des États membres dans leurs relations commerciales, bilatérales ou multilatérales, nouvelles ou renforcées avec des partenaires susceptibles de prendre le relais de la Russie sur l’approvisionnement en gaz du continent. La multiplication d’accords commerciaux avec différents pays exportateurs, sur des contreparties de développement des énergies renouvelables, ne signifie pas en tant que telle une plus grande sécurité pour l’Union européenne, a fortiori lorsque les États membres contractualisent séparément plutôt qu’ensemble.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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