Identités européennes
Jean-Dominique Giuliani,
Luigi Gianniti
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Jean-Dominique Giuliani
Luigi Gianniti
Membre du comité scientifique de la Fondazione De Gasperi
A l'occasion du 70e anniversaire de la disparition d'Alcide de Gasperi, la Fondation Robert Schuman et la Fondazione Alcide De Gasperi ont organisé à Paris le 15 janvier un évènement. Nous publions deux des interventions prononcées lors de cette conférence.
Ceux qui ont changé l’histoire de l’Europe
Ils étaient trois, Schuman, Adenauer, De Gasperi.
Ils furent rejoints par leurs homologues belges, néerlandais et luxembourgeois.
Ils ont changé le destin de l’Europe.
Au moment de rendre hommage à Alcide de Gasperi, trop méconnu ici en France, il faut rappeler ce qui rapprochait le Ministre français des Affaires étrangères et le Président du Conseil italien.
Leurs expériences personnelles étaient similaires
Nés sous une autre nationalité, ils ont grandi sous l’occupation de leurs régions par leurs voisins. Hommes des frontières ils n’ont pas cessé de les surmonter.
Entrés tard en politique, ils ont été pourchassés par un régime dictatorial et protégés par l’Eglise catholique, dont ils partageaient la foi.
Promus aux plus hautes responsabilités, ils ont dû résoudre des questions autrement importantes que celles que nous traversons aujourd’hui. Le retour à l’Etat de droit et dans le concert des nations démocratiques, pour lequel le rôle d’Alcide de Gasperi fut déterminant, la paix en Europe à travers la construction européenne dont Robert Schuman fut, avec lui, l’artisan inlassable.
Mais aussi la signature de traités essentiels qui ont permis l’apaisement après la fin de la Seconde guerre mondiale : Le Conseil de l’Europe, la CECA, l’OTAN... Ils en furent les auteurs, avec d’autres bien sûr, mais au tout premier rang.
Ces deux éminentes personnalités partageaient aussi leur manière d’aborder l’action publique. Humbles jusqu’à l’austérité, peu enclins aux grands discours qu’ils n’affectionnaient pas, leurs fortes convictions, dois-je-dire leur bonté naturelle, n’entamaient ni leur fermeté, ni leur constance dans la durée.
Alcide de Gasperi dut calmer les ardeurs irrédentistes de certains de ses compatriotes pour permettre à l’Italie de retrouver un Etat, quand Robert Schuman, alors président du Conseil, affronta sans faiblir des grèves insurrectionnelles déjà attisées de l’extérieur.
L’un et l’autre étaient respectés pour leur autorité, qui émanait naturellement de leur personnalité
C’est pourquoi leur message demeure tellement d’actualité et que ces rapides rappels constituent pour nous des leçons toujours actuelles.
Voir loin, c’est anticiper des évolutions imprévisibles, mais c’est donner à son pays les moyens de s’y préparer et donc des perspectives qu’il n’imagine alors même pas.
La construction européenne reste le fil conducteur de ces visions partagées. Elle représente le bien commun le plus improbable à l’époque de sa fondation et le plus indispensable aujourd’hui.
Une Europe pragmatique, loin des polémiques et des approximations trop souvent répandues, une Europe qui respecte la souveraineté des Etats mais exige d’eux un véritable et constant engagement, l’Europe unie qui fait rêver à l’extérieur quand certains s’en désole à l’intérieur. Elle est aujourd’hui une partie intégrante de l’action publique de nos pays. Elle le doit à ces deux personnalités. Nous devons à leur mémoire de la faire grandir et de la protéger.
Pour Alcide de Gasperi il n’était pas facile de permettre à l’Italie de se reconstruire après l’expérience de la dictature, de retrouver tout ce qu’on aime en elle, puisé dans son histoire et son immense culture, le goût immodéré de la démocratie, ce dynamisme et ce savoir-vivre inimitable qui manque parfois aux nations européennes. Il l’a fait jusqu’à son dernier souffle, parti trop tôt pour célébrer le traité de Rome, mais il faut savoir que son engagement européen fut déterminant pour en permettre l’adoption.
Ce courage politique, partagé je crois par Robert Schuman, comparable aussi à ce que dut affronter Konrad Adenauer, constitue à mes yeux la vraie noblesse de l’action publique : Ses responsables doivent conduire le changement et non suivre l’opinion du moment. C’est en accomplissant ce devoir qu’ils se hissent au niveau des plus grands et que l’histoire retient leur nom parce qu’ils ont agi pour le bien commun.
Notre continent traverse désormais d’autres difficultés
Il compte, en fait, de vrais ennemis ; il fait face aussi à des alliés turbulents et débridés, décomplexés et qui ne comprennent pas toujours ce que nous avons bâti, l’Etat de droit, un ordre social solidaire, des règles équitables, le refus de la discrimination et de la violence, fût-elle verbale. C’est donc une période difficile qui exige plus que jamais unité, calme, force et convictions, comme en ont fait preuve les Pères fondateurs de l’Europe.
L’Europe doit apprendre à se comporter en puissance autonome, qui rassemble ses peuples autour des valeurs qu’ils partagent, dans l’alliance avec nos grands partenaires, mais sans compromission ni faiblesse.
Face aux bouleversements en cours – Et ce n’est pas le lieu de les décrire - le pire serait d’attendre et de rien faire.
« Niente facendo s’impara a far male » A ne rien faire on apprend à mal faire nous dit un proverbe italien.
C’est bien la leçon principale de nos grandes figures de l’après conflit mondial qui n’ont pas cessé d’œuvrer pour leurs peuples.
Devant l’état du monde, les Européens doivent désormais agir avec résolution.
L’histoire est faite de rencontres entre de grandes personnalités et des circonstances exceptionnelles. Ils l’ont démontré à l’époque. Pour le XXIe siècle, nous y sommes…
Le rappel de l’apport d’Alcide de Gasperi à l’histoire de l’Italie, de l’Europe et au-delà, nous oblige et doit faire naître des vocations. Nous devons nous en persuader et y travailler et, comme lui, toujours rester optimistes !
Jean-Dominique Giuliani
Président de la Fondation Robert Schuman
L’amitié franco-italienne à la base de la construction européenne
Quittant le Quai d'Orsay où il était entré en 1948 comme ministre des Affaires étrangères sous neuf gouvernements différents (un record dans la vie mouvementée de la IVe République), Robert Schuman fait ses adieux à son collègue et ami Alcide De Gasperi en écrivant : « Nous nous sommes connus tardivement, mais notre amitié était profonde et sans réserve. Nous étions sans doute prédestinés l'un à l'autre au moment où se dessinait une nouvelle politique pour nos pays ». C'était en février 1953. Quelques mois plus tard, l'expérience gouvernementale d’Alcide De Gasperi, d'abord ministre des Affaires étrangères, puis Premier ministre de 1944 à juillet 1953, prendrait également fin.
Ils se sont rencontrés tardivement, bien sûr, mais cette amitié était « sans réserve » parce qu'elle était fondée sur des expériences de vie et des aspirations communes[1].
Robert Schuman devient citoyen français à l'âge de trente-deux ans. Originaire de Lorraine, né au Luxembourg, il avait été allemand jusqu'en 1918 et avait fait ses études à Berlin. Il est élu à la Chambre des députés en 1919 et entre dans la vie politique française, tandis qu’Alcide De Gasperi, né citoyen austro-hongrois, passe du Parlement de Vienne à celui de Rome à l'âge de trente-sept ans.
Tous deux représentent l'électorat catholique de leur région (Lorraine et Trentin). Tous deux se sont battus pour garantir, dans deux États laïques et centralisateurs, l'autonomie des leurs « petites patries », leurs traditions[2]. Cet engagement avait déjà marqué l'expérience d’Alcide De Gasperi en tant que jeune député à Vienne à partir de 1911[3].
C'est un parcours politique et humain parallèle, en somme, celui de ces deux hommes qui ne se connaissaient pas mais qui avaient beaucoup de lectures et d'expériences communes[4].
D'une certaine manière, leur expérience a été parallèle aussi dans les moments dramatiques que les deux pays ont vécus au cours des années suivantes.
Alcide De Gasperi, afin de maintenir l'unité du groupe du Parti populaire, a d'abord envisagé la possibilité d'une collaboration avec les fascistes en votant en faveur du premier ministère de Mussolini. Presque vingt ans plus tard, Robert Schuman, dans la France envahie et vaincue, fut l'un des 549 parlementaires qui votèrent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Lorsque le régime fasciste montra son vrai visage avec l'assassinat de Matteotti, Alcide De Gasperi se plaça clairement dans l'opposition ; il fut d'abord arrêté, puis traversa toutes les années suivantes jusqu'à sa libération dans la bibliothèque apostolique vaticane. Robert Schuman fut emprisonné par les nazis en septembre 1940, puis confiné en Allemagne ; par miracle, il échappa à la déportation dans les camps de concentration.
Ce furent pour tous les deux des années de lecture, d'étude et de réflexion solitaire[5].
Une fois la guerre terminée, les deux hommes d'État ont été les protagonistes de la renaissance démocratique de leur pays en contribuant à la fondation de partis, la Démocratie chrétienne (DC) et le Mouvement républicain populaire (MRP), qui plongeaient leurs racines dans la grande tradition du catholicisme libéral et démocratique. Tous deux étaient, selon la terminologie préférée d’Alcide De Gasperi, des chrétiens-sociaux[6].
Leur première rencontre a lieu en novembre 1948
Alcide De Gasperi était à Bruxelles à l'invitation du Comité des Grandes Conférences Catholiques. Il prononça un discours remarquable sur « les fondements moraux des démocraties ». À cette occasion, il a déclaré : « L'esprit de solidarité européenne peut créer, dans différents domaines, différents instruments de sauvegarde et de défense, mais la première défense de la paix réside dans l'effort uni qui, en incluant l'Allemagne, éliminera le danger d'une guerre de vengeance et de représailles ».
Le succès de cet événement a incité l'ambassadeur italien Quaroni à organiser une réunion à Paris avec Robert Schuman[7]. Alcide De Gasperi ne se réjouit pas de se rendre à Paris, car il se souvient de l'accueil glacial qui lui avait été réservé lors de la conférence du traité de paix. La rencontre avec Robert Schuman a été décisive pour tous les deux. De Gasperi se souvient dans ses notes : « Claire, concrète, réconfortante fut la conversation avec Schuman qui m'apparut comme un homme d'une importance considérable et d'une information ample et contrôlée. Il déclara que la France, quand nous le souhaiterions, était prête à soutenir notre adhésion au Pacte de Bruxelles ou à favoriser toute autre forme de collaboration que nous souhaiterions, avec l'assentiment de l'Amérique. Elle a promis de nous tenir informés, dans une amitié loyale, de l'opportunité ou de l'opportunité de toute initiative que nous souhaiterions prendre. Il reconnaît que l'Angleterre est toujours la première à suspecter le continentalisme : L'intérêt de la France pour la défense de l'Est est trop évident pour que nous ne sentions pas l'importance de la contribution italienne. Il estime que nos pays ont le même regard sur l'Allemagne : la nécessité de l'arracher aux séductions nationalistes ou communistes et, d'autre part, la nécessité d'être prudent ». C'est ainsi que débute une collaboration entre les deux hommes, et donc entre les deux gouvernements, qui s'avérera décisive pour la construction de l'Europe[8].
En décembre 1948, Robert Schuman invite à Cannes le ministre italien des Affaires étrangères, Carlo Sforza. Une réunion qui résout tous les problèmes entre les deux pays, définit un projet d'union douanière entre l'Italie et la France, premier pas vers la construction d'un espace commun[9].
C'est Robert Schuman qui, dans les mois qui suivent, tient les autorités italiennes pleinement informées de la préparation du Pacte atlantique. Tout au long des négociations, jusqu'à la conclusion, le soutien de la France a donc été essentiel pour la participation de l'Italie, parmi les pays qui ont été les premiers à créer l'Alliance atlantique.
Dans ce climat de confiance, l'Italie a été le premier pays à adhérer à la proposition de Robert Schuman du 9 mai 1950. Il était clair qu'il s'agissait de la première tentative sérieuse d'avoir une autorité supranationale dans l'Europe moderne.
L’impulsion des États-Unis fut alors cruciale[10]
Toujours á Paris, quelques mois plus tard, en octobre, une autre initiative est lancée : celle d'une armée européenne. Il s'agit du plan Pleven. Il est discuté par René Pleven lui-même, De Gasperi, Schuman et Sforza lors d'un sommet franco-italien à Santa Margherita en Ligurie les 12 et 13 février 1951. À cette époque, « la rencontre entre De Gasperi et Schuman dépassait les raisons occasionnelles et politiques. La spiritualité, qui les habitait tous deux, donnait à leur intelligence et à leur désir de paix une profondeur et un engagement qui leur permettaient de surmonter facilement les contingences pour aborder les problèmes plus vastes »[11]. Les bases ont ainsi été jetées pour tenter de faire un saut qualitatif dans le processus d'intégration[12].
Deux jours plus tard, la Conférence intergouvernementale chargée d'étudier la structure de l'armée européenne s'ouvre à Paris. De grands problèmes se posent, à commencer par la question financière. Alcide De Gasperi, dans un discours célèbre prononcé devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe le 10 décembre 1951, évoque la nécessité de « créer un pont stable entre les nations », reposant sur deux piliers : « le pilier principal doit être représenté par un organe commun délibérant et élu, doté également de pouvoirs de décision et de contrôle sur ce qui est administré en commun (...). Le second pilier serait un budget commun tirant une partie importante de ses recettes d'un système d'imposition ». A la même occasion, Robert Schuman posait la question de la nécessité d'une intégration politique en des termes similaires : « Nous voyons qu'un véritable transfert de souveraineté s'appliquant au seul exécutif ne suffirait pas dans le cas de l'armée européenne. Il faudrait en même temps créer un parlement commun et des ressources communes ».
Alcide De Gasperi voyait déjà à l'époque avec lucidité les difficultés d'un organisme supranational financé essentiellement par des contributions nationales. « L'histoire nous enseigne que la forme de contribution des États, en tant que système exclusif de prise en charge des dépenses communes, peut provoquer des divergences dangereuses et contenir des germes de dissolution ». Le lendemain, De Gasperi, qui avait entre-temps assumé les fonctions de ministre des Affaires étrangères, participa, avec Schuman, à la conférence des six ministres des Affaires étrangères chargée de rédiger le texte du traité. Son engagement dans cette session et dans les réunions des mois suivants porte sur les aspects politiques de l'intégration : il demande de confier un mandat constitutif à l'Assemblée parlementaire de la CED.
La résistance des pays du Benelux ne fut surmontée que grâce au soutien et aux talents de négociateur de Schuman. C'est Schuman lui-même qui a proposé la formulation du texte, qui deviendra plus tard l'article 38 du traité CECA, chargeant l'Assemblée parlementaire de la CECA de s'occuper d'une « organisation de caractère définitif (…) conçue de manière à pouvoir constituer un des éléments d'une structure fédérale ou confédérale ultérieure, fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs et comportant, en particulier, un système représentatif bicaméral ». L'article 38 fixe les étapes et les délais de cette phase constituante : l'Assemblée formule ses propositions dans un délai de six mois, celles-ci sont transmises aux gouvernements des Etats membres qui doivent convoquer dans un délai de trois mois une Conférence intergouvernementale pour les examiner.
Les bases d'une véritable phase constituante sont jetées
Intervenant à nouveau devant l'Assemblée du Conseil de l'Europe en septembre 1952, Alcide De Gasperi rappelle que « dès la signature du traité instituant la CED (signé le 27 mai 1952), Robert Schuman et moi-même nous sommes immédiatement mis en rapport pour élaborer une proposition commune à soumettre à nos collègues (...) en vue de la création d'une autorité politique européenne ouverte à tous les pays ».
Mais ces deux grands protagonistes de la vie européenne sont sur le point de quitter la scène : Robert Schuman termine son mandat à la tête du ministère des Affaires étrangères au début de l'année 1953 et De Gasperi quitte le gouvernement italien à l'été de la même année.
En Italie, le nouveau gouvernement tarde à présenter au Parlement le projet de loi de ratification du traité, déjà ratifié pourtant par l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. En France, le 30 août 1954, face à un front de plus en plus large d'opposants - les communistes, les gaullistes et une partie du groupe socialiste - le Premier ministre Pierre Mendès-France laisse dériver la CED qui tombe brutalement par un vote de procédure (319 contre 264).
Nous sommes le 30 août 1954. Alcide De Gasperi mourait onze jours plus tôt et jusqu'à la fin, bien que gravement malade, il n'a pas ménagé ses efforts pour trouver des solutions.
L'une de ses dernières lettres est d'ailleurs adressée à Robert Schuman pour le supplier d'accepter le poste de président du Mouvement fédéraliste européen.
Robert Schuman, qui s'est engagé jusqu'au bout dans la bataille pour la ratification du traité, a écrit des années plus tard, à la veille de sa mort : dans le processus d'intégration européenne « il y a lieu de procéder par étapes, dans des secteurs psychologiquement mûrs et où des facilités techniques particulières laissent prévoir un résultat spectaculaire ». Dans le cas du CED, il a admis que « on n'est pas toujours maître des choix à faire ni de l'ordre d'urgence des problèmes(...) ; la CED conçue pour éviter la reconstitution d'une armée nationale allemande, de son état-major, fut prématurément imposée à l'opinion publique par le blocus de Berlin et la guerre de Corée. Il faut préparer les esprits à accepter les solutions européennes en combattant partout non seulement les prétentions à l'hégémonie et la croyance à la supériorité, mais les étroitesses du nationalisme politique, du protectionnisme autarcique et de l'isolationnisme culturel »[13].
Le rejet de la CED en France a marqué la disparition du centre démocrate-chrétien et plus généralement d'une classe politique qui avait vu dans un véritable partage de souveraineté la clé du nouveau rôle international de leur pays[14]. Le réarmement de l'Allemagne se fit non pas dans le cadre d'une armée européenne - ce qui aurait été plus conforme à l'intérêt national français -, mais dans une armée nationale allemande dans le cadre de l'alliance atlantique.
Aujourd'hui, peut-être que l'opinion publique européenne, confrontée au défi de la guerre aux frontières de l’Union européenne, et à ceux posés par l'allié américain, est mûre et prête à un pas plus courageux.
Rappelant l'expérience de ces années et précisément sa rencontre avec De Gasperi, Robert Schuman a écrit : "Je me demande parfois comment la prudence réaliste du lorrain que je suis a pu se concilier avec tant de témérité".
Mais après les désastres des deux guerres mondiales, il était clair pour lui, comme pour Alcide De Gasperi, qu'il n'y avait pas d'autre choix que de se tourner vers l'avenir. "il fallait radicalement changer des visions". C'est par ces mots que François Bayrou, qui a présenté en 2007 sa candidature à la présidence de la République à Strasbourg, a souhaité rendre hommage à Robert Schuman ; à “la mémoire de cet homme humble, avec un grand idéal, une grande ambition pour son pays, un homme humble, n'aimant pas les ors de la République détestant les voitures de fonction, refusant les gardes du corps. Il montait à Paris de sa Moselle par le train avec un sandwich qu'il avait entouré dans du papier sulfurisé et qu'il mangeait et, dans sa serviette, à côté du sandwich, il y avait les dossiers les plus extraordinaires que l'Humanité ait connu ces derniers millénaires."
Aujourd'hui, à un moment particulièrement complexe de la vie publique française, le Premier ministre est un homme qui a toujours revendiqué une filiation politique, intellectuelle et spirituelle avec Robert Schuman[15]. Certes, les difficultés dans lesquelles évolue son gouvernement sont grandes et pourtant, précisément parce qu'il est l'héritier direct de la tradition démocrate-chrétienne, il convient d’espérer qu'il puisse prendre une initiative forte, peut-être avec le nouveau gouvernement allemand à la tête duquel pourrait se retrouver bientôt un leader politique rhénan qui revendique l'héritage de Konrad Adenauer. Une initiative politique européenne à la hauteur des défis de l'époque, qui pourrait commencer à Paris. La France retrouverait ainsi le rôle de promoteur essentiel de l'intégration européenne qu'elle a eu avec Robert Schuman[16].
Dans un discours prononcé à Strasbourg en 2007, François Bayrou a déclaré, en citant Charles Péguy “tout commence en mystique et tout finit en politique et là, pour l’Europe, tout a commencé en mystique et peu à peu, nous l’avons laissé s’éloigner en technocratie. Peu à peu, sans nous en apercevoir, à partir de bonnes intentions, nous avons laissé le grand idéal européen se réserver ou n’être contrôlé que par des experts.” [17]
Plus que jamais, nous avons besoin de dirigeants politiques qui sachent prendre de la hauteur par rapport aux problèmes quotidiens. Qui sachent montrer à nos concitoyens des grands objectifs et convaincre l'opinion publique nationale d’un projet ambitieux, comme celui d'une armée européenne, intégrée à l'OTAN.
Ambitieux mais aussi réaliste
En effet, le texte de ce traité s'ouvrait sur la certitude que l'intégration des forces armées européennes « conduira à l'utilisation la plus rationnelle et la plus économique des ressources de leurs pays, notamment par l'établissement d'un budget commun et de programmes d'armement communs », afin de « veiller à ce que le développement de leurs forces militaires n'affecte pas le progrès social »[18].
Alcide De Gasperi a conclu son discours de Strasbourg en 1951 : « Il est vrai que chacun d'entre nous a des problèmes dans son propre pays qui le pressent de toutes parts, il est vrai que certains peuvent souhaiter poursuivre cette œuvre de coordination dans d'autres domaines plus faciles, mais chacun sent que c'est l'occasion qui passe et qui ne reviendra jamais. Il faut la saisir et l'inscrire dans la logique de l'histoire. C'est pourquoi, après avoir rendu hommage aux hommes courageux qui ont commencé ce travail et l'ont fait avancer, je pense qu'il est temps de nous inciter tous à le mener à bien. Il est absolument nécessaire que notre tâche n'échoue pas, qu'elle trouve dans nos pays la collaboration de toutes les forces de la démocratie et du renouveau social, et qu'en même temps elle redonne à tous nos amis, notamment américains, la foi dans le destin de l'Europe ».
Un message plus que jamais d'actualité.
Luigi Gianniti
Membre du comité scientifique de la Fondazione De Gasperi
[1] Au sujet de De Gasperi, Schuman écrit à un ami : « J'ai une grande confiance en Alcide De Gasperi, qui a les pieds sur terre et qui pourrait être de “chez nous” » ; Schuman fait ainsi allusion à l'éducation allemande de l'homme politique italien.
[2] Les premières interventions parlementaires de Schuman sont destinées à défendre les spécificités du droit alsaco-mosellan. Dans l'une de ses interventions, il déclare : « ces institutions sont nettement supérieures aux normes correspondantes de notre droit. On ne pouvait songer à priver brusquement les départements recouvrés de ces institutions ; il fallait les conserver, les adapter à l'ensemble du Code civil, pour voir si la législation française s'en inspirerait dans un avenir prochain ».
[3] Déjà à l'époque, De Gasperi envisageait de manière originale la conjonction de la question « nationale » et de la question « européenne » ; ses polémiques avec l'irrédentisme de Battisti ont été fortement instrumentalisées par les fascistes, d'abord, puis après la guerre. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, en 1938, réfléchissant au caractère multiethnique de l'Europe centrale et orientale, il appelait déjà à la nécessité de s'appuyer sur un organisme supranational pour garantir les « droits des minorités » dans les îles et les zones mixtes des nouveaux États issus du démembrement de l'Empire austro-hongrois. La lutte pour l'autonomie et la décentralisation fera partie du programme du Parti populaire dont De Gasperi est l'un des fondateurs. Le problème de l'autonomie dans le Trentin est ainsi placé par De Gasperi dans le contexte plus large de l'organisation de l'État, qui doit avoir pour centre le développement des individus et de la communauté. Voir sur ce point Daniela Preda, Alcide De Gasperi, fédéraliste européen, Bologne, 2004.
[4] Nous trouvons dans les écrits de De Gasperi une connaissance complète de la situation en Alsace-Moselle : comment ces régions avaient réussi à obtenir un large degré d'autonomie. Rappelant cette expérience, De Gasperi a contesté l'attitude initiale de l'administration italienne ; il a écrit dans un article publié en 1919 « notre rédemption politique ne signifie pas le passage d'une domination à une autre, mais la libération d'une seigneurie pour être pris dans une famille de frères et d'égaux ». Contre la censure, Il nuovo Trentino, 10 avril 1919.
[5] Parmi les rares lectures autorisées en prison figurent quelques volumes de l'histoire des papes de l'historien allemand Ludwig Pastor, un ouvrage que De Gasperi a traduit en italien
[6] Dès 1919, Schuman était en contact avec les dirigeants des Semaines sociales, dont il suivant les sessions. Dans un discours prononcé en 1922 aux Journées sociales de la jeunesse catholique lorraine, il conclut par un exposé de la doctrine des catholiques-sociaux qui réclament de l’État « une intervention subsidiaire, ayant pour but d’aider et de compléter l’initiative privée ». Il acheva par un éloge du catholicisme, « qui survit à tous les systèmes humains et sait s’adapter à tous les besoins ». L’orientation chrétienne-sociale de Schuman était dans la ligne de les encyclique Rerum novarum et Quadragesimo Anno. On sait que Schuman eut un entretien à Paris, le 30 mars 1925, avec don Sturzo, fondateur du Parti populaire, obligé à l’exil par le régime fasciste. Avec les parlementaires catholiques, Robert Schuman assista à Rouen aux fêtes de Jeanne d’Arc, puis se rendit à Rome les 15 et 16 mai 1920 aux cérémonies de sa canonisation. Nous savons qu’il s’était déjà rendu à Rome en 1909 avec sa mère pour la béatification et qu’il vouait à sa « compatriote lorraine » un véritable culte. Venu à Rome pour le jubilé de 1925, il est revenu plusieurs fois dans la capitale italienne : « Je gagne mon indulgence jubilaire au milieu des innombrables émotions que procure tout séjour à Rome. […] Rome reste éternellement unique ». Il est intéressant de faire le tour des relations qu'il avait nouées à Rome parmi les Français et les membres de la Curie. Jeune il avait fait la connaissance de Eugène Tisserant, futur cardinal, lorrain, qui, dans les années 1930, en tant que préfet de la bibliothèque du Vatican, était proche de De Gasperi comme le rappelle Alberto Melloni : Alcide De Gasperi alla Biblioteca Vaticana (1929-1943), dans Alcide De Gasperi: un percorso europeo, Bologna, 2005.
[7] V. D. Preda, op. cit. p, et P. Quaroni, in Il mondo di un ambasciatore, Ferro edizioni, Milan, 1965,. Il écrit : « Il n'avait pas été facile de convaincre De Gasperi de rester à Paris. Le traitement qu'il avait reçu à Paris pendant les fameuses négociations du traité de paix l'avait fortement offensé dans son cœur. Il lui restait une méfiance presque morbide, et il ne voulait pas me croire quand je lui assurais que l'atmosphère commençait déjà à être tout à fait différente. Le train de Bruxelles était arrivé avec un solide retard : De Gasperi se changea rapidement, mais on ne passe pas du costume de voyage à la queue de pie en cinq minutes : les invités étaient déjà arrivés. Vous savez, je suis très heureux de rencontrer De Gasperi », m'a dit Schuman avec son accent tranquille, et il y avait vraiment une lumière curieuse dans ses yeux que je n'avais jamais vue auparavant, puis ils ont commencé à parler, longuement, dans un coin du salon bleu de l'ambassade. Curieux contraste : Le profil crochu, presque agressif, de De Gasperi s'accorde bien avec le profil concave de Schuman : le front saillant, un peu proéminent, le nez rentré comme une pantoufle, dirions-nous, la bouche large et fine puis, soudain, le menton agressif, projeté vers l'avant. Tous deux se regardent, se dévisagent : De Gasperi, le regard au-dessus de ses lunettes, comme lorsqu'il prend les mesures de quelqu'un ; Schuman, comme rentré en lui-même, un peu de bas en haut. Les mains de De Gasperi, ce soir-là, étaient comme déchaînées, coupant sèchement l'air dans tous les sens ; les mains de Schuman reposaient immobiles, larges, noueuses, crochues, sur ses genoux. Le calme imperturbable de Schuman : je ne l'ai jamais vu perdre son sang-froid ou élever la voix, toujours froid, patient, courtois, dans les conversations privées, devant les journalistes, devant le Parlement, un Parlement qui n'a pas toujours été facile ni bienveillant à son égard ».
[8] « Nous avons vécu longtemps à la frontière de notre pensée nationale ; nous avons pensé de la même manière et nous comprenons les problèmes d'aujourd'hui de la même manière », Voir Jacques Dumaine, Quai d'Orsay 1947-1951, Paris, Julliard, 1955.
[9] C. Sforza, Cinque anni a Palazzo Chigi, Roma, 1952.
[10] Eisenhower, alors commandant de l'OTAN, déclara dans un long discours à Londres le 4 juillet 1951 : "Europe cannot attain the towering material stature possible to its peoples' skills and spitit so long ask is divided by patchwork territorial fences. They foster localized instead of common interest!". Et il ajouta : "But with unity achieved, Europe could build adequate security and, at the same time, continue the march of human betterment that has characterized Western civilization". Le Monde commenta ce discours avec un éditorial intitulé "Eisenhower, homme d'état européen".
[11] Maria Romana De Gasperi, dans La nostra patria Europa, Milan, 1969, rappelle par ces mots la profondeur de l'entente qui s'est établie entre les deux hommes d'État. Il rappelle également que lors d'une conversation ultérieure entre Pleven, le Premier ministre français, et De Gasperi en septembre 1951, le premier s'était montré disposé à « accepter la thèse italienne d'une fédération partielle avec des pré-ministères communs : défense, affaires étrangères, finances ». Pleven s'était également montré enclin à toutes les transactions de fait et à tous les accommodements à condition que le premier soldat allemand à sortir naisse sous un uniforme européen (...). Ce qui animait les hommes politiques français, en dehors de l'idéalisme de Schuman, c'était la crainte de voir renaître une force allemande autonome, crainte qui leur faisait risquer tous les inconvénients internes de cette révolution que serait une armée européenne ».
[12] Voir le témoignage de P.E. Taviani dans De Gasperi e l'età del centrismo, Rome, 1984.
[13] Pour l’Europe, Robert Schuman, Paris, Nagel, 1963.
[14] L'histoire de l'Italie est différente de ce point de vue. La démocratie chrétienne est restée le pivot central de tous les gouvernements pendant quarante ans. L'européanisme des classes politiques italiennes et en particulier de la démocratie chrétienne « devait être dans la seconde moitié du vingtième siècle l'étoile directrice de la politique étrangère, la plus grande contribution aux relations internationales depuis l'époque des républiques de l'Italie de la Renaissance ». Ainsi S. Fagiolo, L'idea dell'Europa nelle relazioni internazionali, Milan, 2009, qui observe toutefois que « cette vocation européenne de l'Italie ne s'accompagnera pas toujours d'une capacité administrative suffisante, d'une défense avisée de l'intérêt national, d'une solidarité interne et d'une continuité de l'action gouvernementale ».
[15] Un héritage clairement revendiqué à l'Assemblée nationale, lors de la séance du 14 janvier 2025, dans la déclaration du gouvernement, où il a déclaré « pour que la France fasse vivre son trésor de civilisation et continue de le partager avec le monde entier, l’Europe doit devenir une communauté stratégique, une puissance politique et de défense à la dimension de la puissance économique qu’elle devrait être. Une seule condition est pour cela nécessaire : nous devons accepter de nous définir et de nous affirmer ensemble. La construction d’une communauté politique pour faire vivre cette communauté de civilisation est la question qui domine notre vie publique depuis 1945 » https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/comptes-rendus/seance/session-ordinaire-de-2024-2025/premiere-seance-du-mardi-14-janvier-2025
[16] Dans Pour l’Europe, op. cit. Robert Schuman se souvient de la façon dont il a préparé l'initiative de1950: “Nous devions, avant de lancer cette bombe, savoir quel accueil elle recevrait de la part des principaux interlocuteurs. Le principal interlocuteur était pour nous le gouvernement fédéral et c'est ainsi que nous nous étions assurés, avant le 9 mai, de l'accord de principe du chancelier fédéral. Sans cet accord rien n'aurait été possible. Les autres gouvernements, britannique, italien, américain, ceux du Benelux, ont été mis au courant 24 heures avant la proclamation officielle. La surprise fut générale. Personne ne s'attendait à une initiative de ce genre, ni en France, ni hors de France, et surtout de la part de la France.” La Francia guadagnò così un’autonomia incontestata in materia di iniziative europee, confermata pochi mesi dopo con il lancio del piano Pleven, persa però con il voto del 30 agosto del 1954.
[17] Pour l’Europe, op. cit., Robert Schuman rappelle que “L'intégration européenne doit, d'une façon générale, éviter les erreurs de nos démocraties nationales, surtout les excès de la bureaucratie et de la technocratie. La complication des rouages et l'accumulation des emplois ne sont pas une garantie contre les abus, mais sont parfois elles-mêmes le résultat de la surenchère et du favoritisme. L'ankylose administrative est le premier danger qui menace les services supranationaux.”
[18] Le préambule du traité se conclut comme suit : "Soucieux de sauvegarder les valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et convaincus qu'au sein de la force commune, constituée sans discrimination entre les États participants, les patriotismes nationaux, loin de s'affaiblir, ne pourront que se consolider et s'harmoniser dans un cadre élargi ; Conscients de franchir ainsi une étape nouvelle et essentielle dans la voie de la formation d'une Europe unie"
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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