Stratégie, sécurité et défense
Piotr Buras,
Michał Matlak
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ENPiotr Buras
Directeur du bureau du Conseil européen des Affaires étrangères
Michał Matlak
Chercheur, Université d’Europe centrale de Budapest
La Pologne assure la présidence du Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2025. Après une présidence hongroise controversée et la survenue de turbulences politiques en France et en Allemagne, l'opinion publique européenne regarde vers la Pologne, pays où un gouvernement ouvertement eurosceptique a été évincé lors des élections législatives de 2023. Ce changement intervient alors que l'Union européenne est confrontée à d'importants défis existentiels, en particulier avec la guerre en Ukraine, qui résonnent tout particulièrement en Pologne. Les espoirs portés par la Pologne sont autant le reflet de l’impression de vide de leadership en Europe que Varsovie - qui d'autre à l’heure actuelle ? - pourrait combler, que celui de la position économique et géopolitique croissante du pays après deux décennies d'adhésion.
« Sécurité, Europe ! »
Le thème central de la présidence polonaise du Conseil est la sécurité, envisagée de manière transversale en ce qui concerne l’économie, l’accès à l’information, l’énergie, la sécurité alimentaire et sanitaire et, surtout, la sécurité aux frontières.
La construction d'une union de défense est un objectif souligné dans tous les plans majeurs des institutions européennes. Dans cette perspective, l'Union européenne a renforcé ses instruments et ses ambitions en matière de politique de défense depuis le Brexit et le premier mandat de Donald Trump. L'invasion de l'Ukraine a considérablement accéléré ce processus qui pourrait prendre de l'ampleur avec le second mandat du président américain.
Mais il reste un défi majeur : le financement de la défense européenne, domaine auquel la Pologne accorde une attention particulière. Selon Ursula von der Leyen, l'Union européenne devrait consacrer 500 milliards € supplémentaires aux dépenses militaires au cours des dix prochaines années. La Pologne, qui a l'intention de consacrer 4,7 % de son PIB aux dépenses militaires en 2025 (43 milliards €), assume déjà une part importante de cet effort, mais les probabilités que tous les États membres de l'Union européenne dégagent des fonds aussi importants de leur budget national sont assez minces. Le Premier ministre polonais, Donald Tusk, a d’ailleurs déclaré, devant le Parlement européen, que l’Europe doit s’armer pour survivre : « Les gens ne doivent pas associer la démocratie au manque de force. »
En attendant, les fonds européens disponibles semblent disproportionnés par rapport aux besoins et se concentrent uniquement sur le soutien à l'industrie. Dans le cadre du programme européen pour l'industrie de la défense (EDIP), seul 1,5 milliard € est disponible jusqu'au prochain cadre financier pluriannuel (2028-2034).
D'où l'idée de créer des fonds européens communs, que la Pologne soutient fermement et qu'elle fait avancer, étant à l'avant-garde de l'approfondissement de la coopération dans ce domaine. Varsovie soutient ainsi les propositions préconisant des emprunts communs ou, a minima, des garanties d'emprunt communes, contractés exclusivement par une coalition de pays volontaires, avec des responsabilités de remboursement individuelles.
Cette approche constitue une possible solution aux principaux obstacles à la création d'un fonds de défense significatif : la règle de l'unanimité et l'hésitation de certains pays, en particulier l'Allemagne, à contracter des dettes communes ou à émettre des euro-obligations. Dans ce modèle, les gouvernements peu coopératifs, comme ceux de la Hongrie ou de la Slovaquie, pourraient ne pas participer, tandis que des partenaires fondamentaux comme le Royaume-Uni et la Norvège pourraient le faire, étant donné que le fonds fonctionnerait en dehors du cadre d'une initiative de l'Union européenne stricto sensu.
Le débat sur l'union de défense et les dépenses européennes communes porte non seulement sur les sources de financement, mais aussi sur la définition des objectifs de ces dépenses. La Pologne, qui donne la priorité au renforcement rapide des capacités de défense de l'Europe, estime que l'accent doit être mis avant tout sur le comblement des lacunes en matière d'armement : elle privilégie, dans les faits, l'achat d'armes là où elles sont disponibles… sans souci de l’origine géographique. La Pologne mène cette politique depuis plusieurs années, en concluant par exemple des contrats avec des fournisseurs américains ou sud-coréens.
Une autre approche, privilégiée notamment par la France ou l'Italie - qui sont de grands producteurs d'armes - évoque la nécessité d'investir principalement dans l'industrie européenne de l'armement et de privilégier une préférence européenne : « Achetez européen. » Ses partisans soulignent que les dépenses considérables doivent viser à renforcer l'industrie européenne à long terme, car c’est ainsi que l'Union européenne pourra garantir les capacités nécessaires à sa propre défense.
Pour la Pologne, il est important que les fonds soient destinés à préparer l'Europe à une éventuelle invasion - c'est la tâche du commissaire à la défense Andrius Kubilius dans l’optique de la publication du Livre blanc sur l'avenir de la défense européenne – et n'aillent pas exclusivement aux seules entreprises européennes, parce que la réindustrialisation de l'Europe dans ce domaine prendra beaucoup de temps et parce que l'industrie polonaise de la défense n'est pas encore… un acteur fort. En effet, le principal acteur du marché, le groupement polonais de l'armement (PGZ), est considéré comme une structure plutôt obsolète. Le gouvernement prévoit des changements importants, sans en préciser la nature.
L'un des principaux projets que Varsovie souhaite inclure dans le cadre de la politique de défense de l'Union européenne est la construction du « Bouclier de l'Est », c'est-à-dire un plan de développement des fortifications à la frontière orientale, une protection conjointe contre les missiles et la défense antiaérienne dans les pays d'Europe centrale et orientale (Pologne et États baltes). Dans ce cadre, le Premier ministre polonais Donald Tusk a déjà annoncé un plan d'investissement, appelé Plan de sécurité nationale, doté d’un montant de 2,31 milliards €, qui servira à renforcer les frontières avec la Russie (Kaliningrad) et la Biélorussie et à développer une composante satellitaire, financée par les ressources de la Banque européenne d'investissement (BEI). Ce projet sera distinct de la barrière existante le long de la frontière biélorusse qui sera renforcée, tout en y étant intégré.
La Pologne et la Grèce ont aussi proposé la création d'un « Dôme de fer » européen. L'idée des Premiers ministres Donald Tusk et Kyriákos Mitsotakis part du principe que la défense antimissile, nécessaire pour garantir la sécurité du continent, devrait être reconnue comme un bien public européen. L'objectif est que l'Union européenne dispose d'une version unique de ce système, visant à protéger contre les menaces de missiles, de drones et autres moyens d'attaque aérienne. L'initiative polono-grecque va plus loin que le projet de bouclier aérien européen, puisqu'elle implique un financement européen commun. Mais pour Berlin, cela suppose qu'une coalition de pays soutenant l'European Sky Shield achètera conjointement l'équipement, mais que chacun paiera sa propre part.
Les dirigeants polonais ont pris leurs distances par rapport aux discussions sur l’envoi de « troupes de maintien de la paix » européennes en Ukraine, se concentrant plutôt sur l'augmentation de l'aide pour éviter l'effondrement de la ligne de front. Toutefois, alors que Donald Trump prône la cessation des hostilités, l'influence de l'Union européenne dans les négociations dépendra de la volonté de ses États membres d'en assumer les charges financières et militaires. Cela pourrait accélérer la coopération européenne en matière de défense, une éventuelle mission militaire d'une coalition de pays devenant une question centrale. Une telle mission nécessiterait probablement le soutien de la Pologne, compte tenu de son intérêt pour la stabilité de l'Ukraine et de sa capacité militaire.
Candidature de l'Ukraine à l'Union européenne : la Pologne, avocate ou rivale ?
La guerre en Ukraine a remis au premier plan la politique d'élargissement, qui était effectivement bloquée depuis 2013, alors que les pays candidats des Balkans occidentaux stagnaient sur le chemin de l’adhésion.
Néanmoins, une nouvelle phase dans les relations de l'Ukraine avec l'Union européenne s’est ouverte, non pas tant du fait de la décision d'accorder le statut de candidat à l'adhésion, mais de l'introduction - avec le consentement de Varsovie - par l'Union européenne d'une ouverture temporaire du marché européen aux produits ukrainiens au printemps 2022. Cela a détérioré l’image de la Pologne comme défenseur inconditionnel de l'intégration de son voisin. Les mesures commerciales autonomes (MCA) introduites par l'Union européenne visaient à débloquer les exportations de produits agricoles ukrainiens, en particulier les céréales, secteur clé de l'économie locale dont les exportations vers les marchés mondiaux avaient été interrompues par le blocage des ports de la mer Noire par la Russie.
Depuis 2023, les relations polono-ukrainiennes se sont tendues en raison des importations agricoles et des litiges en matière de transport. En réponse aux protestations des agriculteurs, la Pologne a étendu les restrictions sur les produits ukrainiens après qu'une vague d'importations a perturbé les marchés locaux, incitant l'Ukraine à déposer une plainte auprès de l'OMC. L'Union européenne a introduit des quotas sur les produits sensibles en 2024 : ces mesures devant expirer en 2025, de nouvelles négociations sont nécessaires.
Les tensions se sont aggravées lorsque les entreprises de transport polonaises ont protesté contre les transporteurs ukrainiens qui pratiquaient des prix inférieurs en raison de lacunes réglementaires, ce qui a conduit à des révisions de l'accord UE-Ukraine sur le fret routier, à l’ajout de clauses de sauvegarde et d’exigences plus strictes en matière de documentation. Si ces mesures ont permis de stabiliser les opérations, les tensions plus générales n'ont pas été résolues.
L'intégration future du marché ukrainien dans le marché européen reste un défi majeur pour la politique polonaise en matière d'élargissement de l'Union européenne. L'Ukraine, touchée par la guerre, a ainsi obtenu, avec certaines limites, un niveau d'accès au marché européen comparable aux conditions d'une adhésion à part entière, sans avoir à s’adapter aux nombreuses exigences européennes avant même d'entamer les négociations. Le rythme et l'ampleur de cette ouverture des produits agricoles sont critiqués, en particulier en Pologne, pays le plus exposé à la concurrence ukrainienne.
L'intégration progressive de l'Ukraine dans le marché européen sera pourtant un élément clé de la politique de l'Union européenne à l'égard de l'Ukraine au cours de la période de préadhésion et une condition pour maintenir la crédibilité de l'offre d'adhésion. Trouver le juste équilibre entre l'ouverture à l'Ukraine et la protection des intérêts nationaux (ou de certains groupes sociaux), en particulier en Pologne, sera une tâche d'une grande sensibilité politique qui pourrait générer des tensions et des crises dans les années à venir.
Les questions bilatérales entre la Pologne et l'Ukraine, enracinées dans leur histoire complexe et souvent douloureuse, posent des défis importants au processus d'élargissement. L'exhumation des victimes polonaises du massacre de Volhynie en 1943, qui aurait fait jusqu'à 100.000 victimes, est l'un des principaux points de discorde. La résistance du gouvernement ukrainien à ce processus a suscité des déclarations fermes de la part des dirigeants polonais, y compris de Donald Tusk, qui ont lié les progrès sur cette question aux aspirations de l'Ukraine à l'adhésion à l'Union européenne. Si la question semble en passe d'être résolue, comme l'indique le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Andriy Sybiha, elle n'en a pas moins tendu les relations et alimenté la rhétorique anti-ukrainienne dans la politique intérieure polonaise, compliquant ainsi les efforts d'élargissement ces deux dernières années.
En début de présidence polonaise, le Premier ministre polonais Donald Tusk et le Président ukrainien Volodymyr Zelensky se sont rencontrés le 15 janvier et ont adopté une déclaration commune réaffirmant le partenariat stratégique entre leurs deux pays et exprimant un fort soutien à l'adhésion de l'Ukraine à l’Union européenne, dans le but de calmer le jeu. Au niveau européen, et suite au dernier rapport publié en novembre 2024, le premier groupe de chapitres de négociations, axé sur des éléments fondamentaux tels que l'État de droit, sera ouvert. En outre, il pourrait y avoir une accélération de l'ouverture sur la politique étrangère et de sécurité, qui se concentre sur l'alignement des politiques des pays candidats sur celles de l'Union ; une convergence déjà plus que significative. Néanmoins, les décisions les plus critiques et difficiles concernant l'élargissement restent à prendre.
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La Pologne pourrait-elle montrer la voie à l’occasion de cette présidence du Conseil ? Les dilemmes stratégiques non résolus et les considérations de politique intérieure, en particulier l'élection présidentielle de mai 2025, limitent la capacité de la Pologne à définir des objectifs clairs à long terme. Le transfert symbolique de la présidence de Viktor Orbán à Donald Tusk met en lumière leurs visions opposées de l'Europe : l'une ancrée dans l'unité et la solidarité pro-européenne, l'autre marquée par l'euroscepticisme et la division. En tant que plus grand pays d'Europe centrale et orientale, avec les dépenses de défense les plus élevées par rapport au PIB, la Pologne occupe une position unique pour façonner l'avenir du continent, d'autant plus que la guerre en Ukraine souligne l'importance stratégique de la région.
Alors que Donald Tusk délaisse les grandes visions au profit d'une ambition pragmatique et modérée, le leadership de la Pologne au sein de l'Union européenne marque un tournant, offrant une alternative aux forces centrifuges qui en menacent la cohésion. Retour du triangle de Weimar ? Renforcement des liens avec la France ? « L'avenir de l'Europe dépend de l'Europe centrale », ont écrit les diplomates autrichiens Erhard Busek et Emil Brix[1]. Ce n'est pas la première fois que l'histoire de l'Europe se décide en Europe centrale, mais c'est peut-être la première fois qu'elle a la possibilité d'en influencer le cours de manière significative.
[1] Warum Europas Zukunft in Mitteleuropa entschieden wird, Kremayr & Scheriau, 2018; Central Europe Revisited, Routledge 2023
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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