Climat et énergie
Claire Tutenuit
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ENClaire Tutenuit
Déléguée générale de l’association française des Entreprises pour l’Environnement, membre du Conseil Économique, Social et Environnemental
La biomasse, c’est l'ensemble des matières organiques pouvant devenir des sources d'énergie, c’est-à-dire à peu près toutes. Le terme englobe les produits de la forêt et de l’agriculture, voire de la mer (algues). Elles peuvent être utilisées soit directement (bois-énergie, incinération de déchets) soit après une méthanisation de la matière organique (biogaz) ou de nouvelles transformations chimiques (biocarburants). Elles peuvent aussi être utilisées pour le compostage. Bien entendu, la plupart des matières organiques ont aussi d’autres usages, l’usage pour l’énergie étant traditionnellement considéré comme le moins prioritaire, car valorisant le moins les propriétés physiques et chimiques de la matière organique. La hiérarchie des usages du bois, par exemple, est la suivante : on consacre les troncs aux usages nobles, construction, meubles ; les branches servent de bois d’industrie pour contreplaqués, emballages ou papier-carton ; ce qui reste (les déchets des arbres coupés) est affecté à l’usage énergétique à moins d’être laissé sur place pour constituer les sols forestiers. Mais on commence à alimenter les chaufferies avec du bois d’industrie. Il en va de même pour la hiérarchie des usages des produits agricoles : les usages alimentaires ou matériaux (fibres) sont prioritaires et les mieux valorisés, ensuite vient le retour au sol (pailles, engrais verts, fumiers,) et enfin la méthanisation ou l’incinération, en général des seuls déchets. Mais on commence à méthaniser des plantes également cultivées pour l’alimentation, (maïs ou pois).
La transition écologique vient bouleverser ces hiérarchies car plusieurs secteurs dépendants de larges quantités de combustibles fossiles n’ont d’autre alternative que d’utiliser de la biomasse pour réduire leurs émissions. La biomasse intéresse donc de nouveau les pays européens, comme l’illustre par exemple le cas des réseaux de chaleur urbains en Suède.
Or, la biomasse, forestière ou agricole, rend d’autres services non marchands mais très utiles à l’humanité : elle absorbe le gaz carbonique, régule l’eau douce superficielle ou souterraine, est le support de la biodiversité. Sa surexploitation est l’une des pressions principales qui entraîne la perte de biodiversité, aussi critique que le réchauffement climatique. Elle entraîne aussi la réduction de l’absorption de gaz carbonique, aggravant le défi de la neutralité carbone.
L’Europe n’est par ailleurs pas seule à avoir besoin de biomasse, loin de là, et elle essaie de réduire la pression qu’elle exerce sur les ressources tropicales, elles aussi surexploitées comme le montre le schéma ci-dessous pour les forêts. Cela l’amène à se tourner en priorité vers ses propres ressources, au risque de les surexploiter à leur tour : le graphique ci-dessous montre un premier retournement de tendance pour la taille de la forêt européenne.
L’alerte sur la disproportion entre les besoins européens en biomasse et les disponibilités du continent a été récemment donnée par Carsten Spohr, PDG de Lufthansa, suite à l’annonce de la nouvelle norme européenne d’incorporation de Sustainable Air Fuels (SAF) dans les carburants pour l’aviation : « D'un point de vue actuel, il ne sera même pas possible de disposer des quantités qui nous sont demandées, sans parler des coûts élevés que le passager devra finalement supporter. »
La nouvelle norme européenne fixe à 2 %, dès 2025, le niveau de SAF minimal dans les réservoirs des avions, seuil qui sera relevé progressivement, pour atteindre 70 % en 2050. Avec cette décision, l’Europe va faire la course en tête dans la décarbonation du transport aérien. « Il s’agit du plus gros mandat d’incorporation au monde de SAF », se félicite Matteo Mirolo, spécialiste de l’aviation durable au sein de Transport & Environment (T&E).
Au niveau mondial, les SAF ne représentent en effet que 0,1 % du carburant des compagnies aériennes, contre 0,2 % chez Lufthansa. Peut-on multiplier cela par 10 en deux ou trois ans ? C’est un défi industriel, bien sûr, mais aussi un défi de ressources : d’où vont venir les matières premières de ces SAF, et faudra-t-il réduire d’autres usages de la biomasse pour satisfaire la demande de transport aérien ?
La question ne se pose pas uniquement sur ce sujet : tous les secteurs de l’économie européenne développent, séparément, des stratégies de décarbonation fondées sur la substitution des combustibles fossiles par des matières premières renouvelables. Des conflits d’usage paraissent donc probables avec des effets économiques non désirés tels que des impacts sur les prix alimentaires… et des impacts environnementaux négatifs pour la transition écologique de l’Europe, liés à la surexploitation des sols et de la biomasse.
La croissance des usages européens de biomasse
Un certain nombre de secteurs, et la production d’électricité elle-même, ne peuvent pas aisément substituer les fossiles utilisés par de l’électricité décarbonée, et ont donc construit des feuilles de route de décarbonation fondées sur la biomasse, moins coûteuse que l’hydrogène d’origine renouvelable ou les carburants de synthèse :
- La biomasse solide, bois ou déchets, ainsi que le biogaz restent essentiels pour le chauffage de pointe d’hiver ou pour les réseaux de chaleur ; en témoignent les volumes de granulés importés du Canada et des Etats-Unis, déjà importants avec environ cinq millions de tonnes importées en Europe en 2022 et 2023.
- Le gaz est difficile à substituer comme matière première pour la fabrication d’engrais, ainsi que pour toute la pétrochimie et les plastiques.
- Le gaz est encore la solution de substitution des carburants fossiles prévue pour le transport lourd, difficile à électrifier : poids lourds, navires
- Le transport aérien ou les machines agricoles ne peuvent se décarboner, d’ici 2050, que par les agrocarburants, là encore au moins en attendant les carburants de synthèse et, plus tard, l’hydrogène.
- La fabrication de ciment ou d’acier utilise de plus en plus de combustibles solides de récupération ou autres combustibles renouvelables.
L’addition des prévisions de consommation pour ces usages risque de conduire à un fort excédent de la demande de biomasse pour ces nouveaux usages par rapport aux disponibilités actuellement non utilisées. Encore faut-il nuancer ce que l’on appelle « non utilisée » : la biomasse non valorisée retourne au sol, où elle contribue au maintien de la teneur des sols en matière organique et donc à la fertilité du sol. Un usage différent pourrait conduire à avoir davantage recours à des intrants industriels, accroissant d’autant les émissions industrielles et agricoles.
L’étude TYFA (Ten years for agroecology), publiée par l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (IDDRI) en 2018, le montrait déjà, indiquant qu’il était possible de faire une transition agroécologique en Europe, donc de nourrir les habitants sans pesticides ni engrais azotés chimiques… mais qu’il ne resterait alors que très peu de ressources pour satisfaire des besoins énergétiques. Ces difficultés commencent à se faire jour.
Premières alertes sur l’exploitation forestière
Les premiers conflits d’usage sur l’exploitation forestière sont apparus ces dernières années : la biomasse d’origine forestière (bois et déchets) représente 60% environ des énergies renouvelables utilisées en Europe, et les besoins pour les usages industriels et énergétiques s’accroissent. Le sujet fait ainsi l’objet d’alertes, en particulier de la part de l’ONG PFPI, qui a publié fin 2022 un rapport sur l’accélération de l’exploitation forestière en Europe, alertant sur l’augmentation des prélèvements et ses conséquences : les directives européennes encourageant l’usage de la biomasse comme énergie renouvelable ont conduit à un doublement de cet usage depuis les années 1990.
Conséquence de cette tendance : une forte réduction du puits de carbone européen, constaté dans la plupart des pays forestiers depuis le début des années 2000 et qui est attribuée à deux causes : l’intensification des usages énergétiques du bois et les dépérissements, fortement accélérés par le changement climatique, causés par des sécheresses, incendies ou parasites. Comment arbitrer ce conflit entre absorption de gaz carbonique et production forestière ? Si les absorptions diminuent, les réductions d’émissions à réaliser pour obtenir la neutralité carbone seront encore plus exigeantes.
Le Parlement européen a pris, fin 2022, des premières mesures pour inverser la tendance, en particulier en prévoyant une réduction progressive de la quantité de bois alloué directement aux usages énergétiques et une réduction des incitations au développement du bois-énergie. Le débat reste ouvert sur les moyens d’obtenir ce revirement de façon à sécuriser les absorptions de gaz carbonique et la qualité de l’air, que la combustion de bois dégrade.
Les ressources en biomasse issues des forêts ne sont cependant pas les seules à être utilisée pour la transition écologique : l’agriculture sera aussi sollicitée que les forêts pour accomplir la transition écologique prévue par le Pacte vert, en plus des nombreux usages actuels de la biomasse, que rappelle le schéma ci-dessous.
L’examen des feuilles de route de différents secteurs pour accomplir leur transition écologique fait apparaître des besoins fortement croissants, dont la satisfaction dépendra des ressources qui pourront être consacrées à chacun de ces secteurs. Trois exemples le montrent : les agrocarburants, les carburants aéronautiques durables et le biogaz.
Les agrocarburants, une solution controversée
Les agrocarburants issus de cultures (colza, tournesol, soja), dits « de première génération » et consommés en Europe nécessitent près de 10 millions d’hectares. Or, selon certains calculs, si cette surface était laissée à la nature, elle absorberait environ 65 millions de tonnes de CO2, plus du double de ce que la production européenne actuelle permet d’économiser en substituant des fossiles. En parallèle, si une part de ces 10 millions d’hectares était couverte de panneaux photovoltaïques, elle pourrait produire beaucoup plus d’énergie pour alimenter des véhicules électriques que ce que peuvent fournir les carburants liquides : pour produire la même quantité d’énergie, il suffirait de consacrer 2,5% de la surface de l’Europe à l’énergie solaire, le reste pouvant être laissé à l’état naturel pour absorber du CO2, ou dédié à d’autres cultures. Selon ce raisonnement, il vaut donc mieux réserver les agrocarburants aux usages non substituables par des moteurs électriques, comme le transport lourd ou le transport maritime et aérien, plutôt que généraliser leur incorporation.
Le développement de ces filières fait donc l’objet de débats difficiles au Parlement européen, notamment sur les aides accordées à ces cultures. Des premières mesures ont été prises, telles que l’exclusion, en 2023, de l’huile de palme et de l’huile de soja de la composition des biodiesels utilisés en Europe – toutes deux le sont déjà en France depuis 2020, ainsi qu’au Danemark et aux Pays-Bas, et l’huile de palme est interdite dans les moteurs en Allemagne et en Italie.
Le recours à des carburants importés ou à des ressources importées pour alimenter les fabrications européennes pose la même question que les importations de bois : même si la Directive sur la non-déforestation importée réduit considérablement les impacts directs, quels sont ses impacts indirects ? Quelle proportion des productions agricoles mondiales l’Europe souhaite-t-elle et pourra-t-elle mobiliser pour ses propres besoins sans contribuer à la pression sur l’ensemble des écosystèmes mondiaux ?
Secteur aérien : ReFuel EU aviation
Le secteur aérien est aussi l’un de ceux dont les feuilles de route de décarbonation auront le plus recours à la biomasse : le passage à des avions à hydrogène n’est pas techniquement possible de façon massive avant 2050, et l’incorporation de Sustainable Air Fuels, agrocarburants ou carburants de synthèse, est la seule solution de transition disponible. Le règlement ReFuelEU Aviation prévoit ainsi que la part des carburants durables dans le transport aérien passe de moins de 1% en 2022 à 2% en 2025, 6% en 2030, 34% en 2040 et 70% en 2050.
Ceci justifie les questions du PDG de Lufthansa sur les ressources de biomasse qui seront affectées à cet usage, et sur les coûts de cette incorporation. Cette question sera en principe résolue dans quelques années par l’utilisation de fuels synthétiques, qui pourraient réutiliser du CO2 issu de différentes sources. Il n’est toutefois pas certain que leur production puisse se passer de biomasse, ni que leur coût soit compétitif avec celui des agrocarburants.
Un partenariat européen pour le biométhane
La production européenne de biogaz et biométhane représentait en 2021 3 milliards de m3 de biogaz environ, soit 196 TWh, l’équivalent de la consommation de gaz de la Belgique, ou 4,5% de la consommation européenne de gaz. Elle devrait, selon les prévisions, croître considérablement, à la fois pour la transition écologique et pour des raisons stratégiques.
La Commission européenne a en effet annoncé en mars 2022 un objectif de production de biométhane de 35 milliards de m3 dans le cadre de son plan REPowerEU à l’horizon 2030, destiné à réduire la dépendance de l’Union européenne aux énergies fossiles – au gaz russe en particulier- à réduire la consommation d’énergie et à diversifier ses approvisionnements. Rappelons que l’Europe consomme 400 milliards de m3 de gaz. La priorité est donc à la substitution du gaz par l’électricité dès que possible. Même ainsi, il s’agit de multiplier par dix la production de biogaz et biométhane.
Le 28 septembre dernier, a été lancé le Biomethane Industrial Partnership (BIP) au niveau européen. Son objectif est d’encourager tous les acteurs intéressés à travailler ensemble à la réalisation de ces objectifs de l'Union européenne en matière de biométhane. Cela concerne les États membres mais aussi les entreprises, les institutions académiques et la société civile. La question se pose cependant des ressources utilisables pour cette multiplication par dix de la méthanisation : les cultures intermédiaires devraient en représenter un quart, la gazéification (de ressources forestières) un autre quart, le reste étant issu des pailles et autres résidus agricoles, des déchets alimentaires, des boues de stations d’épuration, des fumiers d’élevages et autres déchets des industries agroalimentaires.
Comme le disent les agriculteurs, un méthaniseur est « une panse artificielle » : la méthanisation remplace l’élevage dans les zones qui sont passées de systèmes de polyculture-élevage (permettant la fertilisation par les animaux au pré) à des systèmes uniquement de grandes cultures, les digestats remplaçant une partie des engrais azotés. La question se pose cependant de l’appauvrissement en carbone des terres où se pratique cette méthanisation puisqu’une part significative du carbone est enlevée pour passer dans le biométhane. A quelle vitesse, dans quelles proportions ? L’exemple allemand, qui a le plus de recul puisque le développement s’est fait dès les années 2000, a montré un impact significatif sur les systèmes culturaux, avec une multiplication par 4,5 des surfaces consacrées au maïs entre 2007 et 2018, et un questionnement fort sur le caractère durable de ces cultures. L’Europe manque encore d’expérience quant aux impacts de la méthanisation sur la fertilité des sols et sur les systèmes culturaux et les productions agricoles et alimentaires, mais les surfaces concernées seront étendues avant que des réponses soient données à l’ensemble de ces questions.
Enfin, le développement de la méthanisation a été stimulé et organisé jusqu’ici par des politiques nationales. Ainsi l’Allemagne a-t-elle développé rapidement la méthanisation afin de verdir la production d’électricité dans des centrales utilisant ce biogaz. Les cultures intermédiaires ont été orientées majoritairement vers la méthanisation. La France a utilisé le biogaz dans le réseau et développé des cultures intermédiaires « pièges à nitrates » plutôt que pour valorisation énergétique, pour remplacer les engrais de synthèse. Le partenariat industriel européen peut-il fonctionner sans un rapprochement de ces politiques à la fois énergétiques, industrielles et agricoles ?
Pour une approche transversale
Ces trois exemples du biogaz, des agrocarburants et des carburants aéronautiques montrent qu’au niveau européen, les réflexions se font majoritairement par filière. Chaque filière prévoit une multiplication par des facteurs importants de ses besoins et productions dans les prochaines années. Comment se feront les arbitrages si les besoins s’adressent aux mêmes ressources ?
Sans politique publique, l’arbitrage se fera par les prix, mais avec de possibles effets négatifs, comme on l’a vu avec des politiques américaines d’incorporation d’agrocarburants qui ont pu causer des tensions sur les prix du maïs, aliment de base au Mexique. Les consommateurs européens ne peuvent pas être rendus vulnérables à de telles crises, d’autant que celles-ci peuvent être anticipées. Si on ne les a pas encore constatées, c’est précisément parce qu’on a jusqu’ici renoncé à la décarbonation (par exemple en réduisant le taux d’incorporation de biocarburants) lorsqu’il y a conflit d’usage. Mais la décarbonation est aujourd’hui urgente.
Il faut donc des analyses et réflexions transversales sur ces sujets. L’intensification de l’usage des sols peut-elle être une solution et, si oui, peut-elle être faite sans compromettre la restauration de la biodiversité et la protection de zones naturelles qui font aussi l’objet d’engagements ambitieux de la part de l’Europe ? Quels usages devront être privilégiés, s’il faut choisir ? Où sont les marges de manœuvre pour accroître la disponibilité de biomasse pour ces nouveaux usages ? Si ce sont des ressources importées, quel en sera l’effet, direct ou indirect, sur la déforestation mondiale et donc sur la dynamique de décarbonation ?
Politiques agricole et forestière, politiques énergétiques et industrielles, politiques environnementales, échanges extérieurs, souvent décidées à des niveaux de gouvernance différents dans le fonctionnement actuel de l’Europe, devront nécessairement être rapprochées et mises en cohérence. C’est la condition pour que la transition écologique respecte les autres intérêts sociaux majeurs et que ceux-ci restent compatibles avec la transition écologique.
C’est en tout cas l’analyse qui émerge en France où le sujet des besoins en gouvernance de la biomasse a fait l’objet au printemps 2023 d’un avis du Conseil Economique, Social et Environnemental.
L’avis formule quatre catégories de préconisations :
- Une sobriété de long terme : plus que jamais, la réduction de la demande énergétique et de matériaux et le recours à l’économie circulaire sont à encourager, dans l’industrie comme chez les consommateurs, y compris avec une réduction significative de la part des protéines animales dans notre régime alimentaire.
- Le développement des connaissances : les données existent sur les flux de biomasse, mais dans des unités difficiles à réconcilier : qui sait transformer des tonnes de matières sèches en tonnes équivalent pétrole, mètres cubes de gaz ou MWh ? Qui peut comparer des tonnes de digestats de méthanisation à des tonnes d’engrais azotés, du point de vue des émissions ou des impacts sur la biodiversité ? Qui connaît le bilan carbone complet d’une vache au pré sur l’hectare de prairie qui lui est nécessaire et son empreinte sur la biodiversité ? La connaissance des flux locaux est aussi indispensable, car la biomasse se transporte mal et les équilibres entre offre et demande doivent être faits localement.
- Des mécanismes de projection des flux et d’arbitrage entre les usages alimentaires et agricoles et les différents usages industriels et énergétiques. Doivent-ils être faits par le seul monde agricole ? Doit-on changer les conditions économiques des productions et dans quelle mesure, au risque de déséquilibrer certains marchés ? Doivent-ils être faits par les autorités industrielles et énergétiques ? Pourrait-on limiter le nombre d’animaux d’élevages industriels consommés, qu’ils soient ou non importés ? Pourrait-on limiter les quantités de bois ou de matières premières végétales consommées, qu’elles soient fabriquées sur place ou importées ?
- Des mesures d’incitation financière à la préservation de la biodiversité : les prairies permanentes et haies ne peuvent survivre que s’il est rentable de les conserver, les futaies jardinées de feuillus rapportent moins et moins vite que des plantations en monoculture de résineux ; elles rendent en revanche beaucoup plus de services écosystémiques.
Passer à une régulation des volumes consommés de biomasse, comme on le fait maintenant sur les émissions de gaz à effet de serre, comme l’Union européenne commence à l’envisager pour le bois-énergie, supposerait de changer assez profondément les règles du libre-échange pratiquées par l’Union européenne. Conserver une planète habitable est peut-être à ce prix.
Comment avancer ?
Les méthodes de travail actuelles consistent, pour chaque secteur, à faire au niveau européen une feuille de route de décarbonation mobilisant des quantités significatives de biomasse sans se donner les moyens de résoudre la question des conflits d’usage vraisemblables.
La méthode consistant à partir de la ressource disponible et à voir les marges de manœuvre les plus significatives pourrait sans doute utilement être mise en œuvre en Europe, si la connaissance des flux, de leurs interrelations (nombre de productions servent plusieurs usages) et de leurs perspectives était rassemblée au bénéfice de décisions transverses.
L’Union européenne a les pouvoirs et compétences pour avancer dans la conception d’un cadre permettant des arbitrages et compromis pertinents pour accompagner la transition écologique :
- Les règles du commerce extérieur sont une des clés essentielles : appliquer aux importations les mêmes règles environnementales appliquées aux producteurs européens permettrait d’accélérer la transformation écologique de l’agriculture et de l’industrie européennes. Le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières constitue un début ; les clauses en ce sens dans les traités de libre-échange devraient être considérées comme essentielles, ce qu’elles ne sont pas actuellement.
- La Politique agricole commune pourrait être repensée pour favoriser la transition alimentaire européenne dans le sens des recommandations de l’OMS, en qualité (réduction des intrants chimiques, élevage au pré ou labellisé) et en quantité, et de la transition écologique.
- Un plafonnement des quantités de biomasse utilisables en Europe laisserait prospérer des échanges extérieurs et le libre échange à l’intérieur des frontières ; il assurerait que l’Europe ne contribue pas à la déforestation du reste du monde et garantirait une équité avec les autres pays qui auront besoin de leur biomasse. L’Union européenne a déjà fait ce pas du « cap » pour les émissions de gaz à effet de serre.
Ces changements de gouvernance de la biomasse prendront un certain temps à être définis puis décidés. Une première étape serait bien sûr que l’Europe se dote au plus tôt d’un observatoire de la biomasse, capable de rassembler les données des deux mondes, agricole d’une part, énergétique et industriel d’autre part, et engage les États membres à faire de même. Cet observatoire serait à même d’éclairer les décideurs politiques pour définir les politiques qui permettront à l’Europe de réussir sa transformation écologique et de satisfaire ses besoins essentiels avec une quantité limitée de biomasse.
Ce sujet est l’un des plus délicats de la transformation écologique, puisque c’est celui où les enjeux climat et biodiversité sont les plus en opposition… la solution étant sans doute dans une sobriété des Européens expliquée et acceptée à long terme, accompagnée de nouveaux mécanismes de gouvernance, qui restent à inventer.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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