L'agriculture européenne face à ses défis : Crise ou opportunité de transformation ?

Agriculture

Hervé Pillaud

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17 février 2025
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Hervé Pillaud

Consultant

L'agriculture européenne face à ses défis : Crise ou opportunité de transformat...

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2024 restera une année charnière pour l’agriculture européenne, confrontée à des crises climatiques, économiques et géopolitiques majeures. C’était aussi l’année du renouvellement du Parlement et de la Commission. Si le nombre d’agriculteurs présents au Parlement européen reste relativement stable par rapport à la précédente mandature, il faudra attendre un peu pour juger de leur véritable influence. La nouvelle Commission européenne affiche son envie de poursuivre des transformations ambitieuses sur le fil du rasoir entre compétitivité (nouveau mantra bruxellois) et durabilité, volontarisme et réalisme budgétaire. Saurons-nous être au rendez-vous quand l’instabilité, notamment en France et en Allemagne, se conjugue avec la montée des populismes dans bon nombre d’États membres, incitant ceux-ci à se replier sur eux-mêmes et ne voyant parfois dans l’Europe qu’un mal nécessaire ?

L’agriculture européenne en 2024 : une conjoncture contrastée, sur fond de crises 

En 2024, si certains pays enregistrent des progressions spectaculaires de leur production agricole, d'autres, comme la France, subissent les effets combinés des bouleversements climatiques, économiques, politiques et sociaux. Selon les estimations d’Eurostat à partir des comptes de l’agriculture, la productivité agricole globale de l'Union européenne a progressé de 1,6 % en 2024, un chiffre qui masque de grandes disparités. La Lettonie (+46,9 %), le Luxembourg (+27,1 %) et la Suède (+22,5 %) se distinguent par des progressions impressionnantes, portées par des investissements stratégiques et une adaptation rapide aux nouvelles exigences climatiques. En revanche, quatorze États membres ont enregistré des baisses importantes de production parmi les plus gros producteurs, notamment la Roumanie (-16,8 %), la Hongrie (-15,5 %) et la Pologne (-12,5 %). Il y a là matière à s’inquiéter. Dans ces pays de l’Est de l’Europe, la morosité économique se couple facilement à une critique de l’Union européenne et une méfiance grandissante face à l’augmentation des normes émanant d’une entité supranationale. Cela rappelle chez certains un passé douloureux. La question de la cohésion agricole de l’Union européenne et du non-décrochage de certaines de ses parties était déjà un sujet de préoccupation de Janusz Wojciechowski, commissaire européen en charge de l’agriculture sous la précédente mandature (2019-2024). 

L’année 2024 avait mal commencé pour l’agriculture européenne, avec de multiples difficultés. En Italie, les agriculteurs se dirigeaient massivement vers Rome au volant de leurs tracteurs. En Espagne, ils barraient les autoroutes comme au Portugal ou aux Pays-Bas. On se souviendra aussi de la journée d'action en Pologne, bloquant la frontière avec l'Ukraine. En France, les perspectives pour 2024 n’étaient pas bonnes, indiquant une poursuite de la tendance à la baisse de 2023. Partout en Europe, la situation était préoccupante, avec la perspective de voir diminuer la valeur ajoutée brute par actif des fermes. Cette diminution est attribuée à une baisse marquée des volumes produits, notamment en céréales, oléagineux, protéagineux et en viticulture, en raison de conditions météorologiques particulièrement défavorables. L'élevage, après avoir fait face à des défis majeurs en 2023, notamment le coût élevé des intrants, les aléas sanitaires (grippe aviaire, peste porcine, etc.) et les attentes environnementales croissantes, a vu sa production baisser en 2024 dans les secteurs porcin et bovin. La filière avicole, à peine sortie des dégâts causés par la grippe aviaire amorce une reprise malgré des marges faibles. Son avenir (comme pour bon nombre de productions) dépendra largement des conditions de marché, des évolutions géopolitiques, des crises sanitaires et des politiques de soutien mises en place.

C’est dans ce contexte que la Commission a conclu en décembre 2024 le projet d’accord commercial avec le MERCOSUR, que certains États considèrent comme obsolète. Du côté de la présidence de la Commission, on affirme que l’accord vise à renforcer l'intégration et le commerce entre les pays européens et ceux du Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay), tout en garantissant des standards de qualité et de sécurité alimentaire. Le Copa-Cogeca, principale organisation des agriculteurs européens, est unanimement opposée à cet accord. Cette fermeté et unanimité sont assez uniques, sur un accord commercial pour être soulignées. 

Les élections européennes de juin 2024 ont révélé une évolution notable dans la représentation agricole au sein du Parlement européen, notamment au sein de la représentation française. Malgré l'importance cruciale du secteur agricole et sans présager de la qualité et de la capacité de travail des nouveaux députés, la non-réélection de certains élus connaissant parfaitement les dossiers, comme Anne Sander par exemple, peut être perçue comme une fragilisation, voire une perte d’influence. Les choix faits par des partis politiques lors de l’élaboration des listes suscitent des interrogations quant à la prise en compte des préoccupations du monde rural dans les futures politiques européennes. Les agriculteurs, confrontés à des défis majeurs (changements climatiques, fluctuations des marchés, évolutions réglementaires) pourraient voir, au moins à court terme, leurs intérêts moins défendus faute de constance dans la représentation. 

Mais ne perdons pas tout espoir : l'année 2024 souligne également la nécessité d'une politique agricole commune renouvelée, capable de répondre aux exigences climatiques, économiques et sociales. Une agriculture tournée vers l'innovation et la durabilité peut (re)devenir un pilier de l’Europe pour affronter les crises actuelles tout en bâtissant un avenir prospère et équilibré pour l'ensemble des citoyens européens. C’est au moins ce qu’affiche la composition de la nouvelle Commission européenne. L’agriculture fait mieux que garder un commissaire dédié : la commission compte désormais un commissaire à l’agriculture et à l’alimentation, ce qui laisse entrevoir une possible augmentation de son champ d’action. L’agriculture est inscrite dans le champ de préoccupation et dans les lettres de mission de plusieurs commissaires. Il s’agit d’un retour en grâce notable surtout lorsque l’on compare cette situation de début de mandat à la précédente, où l’agriculture avait été reléguée au second plan des préoccupations stratégiques.

La nouvelle Commission européenne : Entre ambition et réalité, quel futur agricole pour l’Europe ?

Lorsque l’on observe l’élan affiché par la présidente Ursula von der Leyen et son collège de commissaires, une question s’impose : l’Union européenne est-elle prête à relever les défis qu’elle se fixe ? Dans un monde en proie à des crises multiples, elle se décrit comme l’architecte de sa propre résilience, mais ses ambitions résonnent parfois comme des promesses trop grandes pour une machine institutionnelle encore trop lente. La compétitivité est devenue le mot d’ordre de la mandature 2024-2029, mais cette compétitivité peut-elle vraiment s’allier à un accroissement toujours exponentiel des normes de durabilité ? Réduire les charges administratives, décarboner l’économie et donner corps à un pacte pour une agriculture « plus propre » sont des objectifs louables, mais comment garantir qu’ils soient réellement atteints sans affecter notre productivité ou sans budget supplémentaire adapté ? Teresa Ribera Rodriguez, Vice-présidente pour une Transition Propre, Juste et Compétitive, parle d’ancrer justice sociale et impératifs climatiques, mais les tensions entre États membres sur les politiques environnementales pourraient bien en limiter la portée.

L’agriculture, pilier historique des politiques européennes, est confiée à Christophe Hansen. Frère d’agriculteur au Luxembourg, il promet de relever les défis climatiques, économiques et générationnels qui touchent le secteur agricole. Ses priorités incluent la compétitivité, la résilience et la durabilité, avec un soutien renforcé pour les petits exploitants et des pratiques agricoles durables. Il veut travailler une stratégie pour attirer les jeunes agriculteurs et protéger les zones rurales. En parallèle, Olivér Várhelyi, Commissaire à la santé et au bien-être animal, avec son approche « Une seule santé », met l’accent sur l’interconnexion des santés humaine, animale et environnementale. Face aux défis sanitaires croissants, notamment les pandémies et la sécurité alimentaire, le défi s’inscrit au premier rang des préoccupations des éleveurs et des agriculteurs.

Dans ce contexte, Raffaele Fitto, vice-président en charge de la cohésion et des réformes, doit jongler avec des attentes souvent contradictoires : réduire les disparités régionales tout en stimulant l’innovation et en renforçant les infrastructures. La politique de cohésion, longtemps perçue comme un outil indispensable, n’est peut-être pas suffisamment utilisée par un secteur agricole très (trop) focalisé sur ses propres outils intégrés à la PAC, notamment en ce qui concerne l’accompagnement des entreprises innovantes et des start-up.  C’est aussi le cas pour le développement des compétences, dirigé par Roxana Mînzatu. En charge des personnes, des compétences et de l’éducation, elle se veut le socle d’une Union européenne adaptée aux mutations du marché de l’emploi. Si des initiatives comme Erasmus+ montrent la voie, les réformes structurelles indispensables à la réussite de l’Union des Compétences, dont aura besoin l’agriculture européenne, tardent à se mettre en place : à quand une Europe de la formation, de la recherche, de l’innovation et des start-up agricoles ?

Enfin, la proximité avec les citoyens, mantra répété par Ursula von der Leyen, reste une ambition difficile à concrétiser. Comment convaincre des citoyens européens, souvent critiques face à une bureaucratie perçue comme lointaine, que cette Commission agit dans leur intérêt ? La nouvelle Commission européenne se positionne comme un moteur de changement dans un contexte mondial incertain. Mais, entre ambition affichée et obstacles structurels, le chemin sera long. Chaque Européen détient une partie de la solution : les citoyens européens doivent prendre leur part et, au-delà des considérations politiques, considérer l’Europe comme un outil à utiliser dans un intérêt commun. C’est ce qui est proposé au travers du dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture de l’Union européenne.

Lancé en janvier 2024, le dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture s’est imposé comme une initiative majeure pour la Commission afin d’ouvrir une situation dans l’impasse après l’échec de l’approche « Farm to Fork ». Grande première sur le fond comme sur la forme, ce dialogue stratégique s’est organisé comme un forum d’échange entre un nombre restreint d’acteurs, rassemblant représentants agricoles, ONG, structures académiques jusqu’en septembre. Les conclusions du dialogue stratégique remises par le professeur Strohschneider proposent un réel catalogue de solutions réalistes face aux défis environnementaux et économiques. 

Cependant une question se pose : alors que toutes les mesures proposées reposent sur un point d’accord entre tous les participants, les budgets nécessaires aux transitions agricoles ne sont pas suffisants actuellement dans le cadre de la politique agricole commune (PAC) ou hors cadre. Comment l’Union européenne va-t-elle donc financer les propositions déjà sur la table et celle à venir ? Le nerf de la guerre, et la réussite des deux mandats d’Ursula von der Leyen dans le dossier de l’agriculture, se joueront en grande partie autour de cette question. A ce titre, la demande du Copa-Cogeca de voir chaque nouvelle politique agricole accompagnée non pas d’une étude d’impact mais d’une étude de faisabilité, pour savoir combien cela va coûter et qui, dans la chaîne de valeur, aura à payer les coûts des transitions, fait sens.   

Au final, si nous ne pouvons que déplorer que la représentativité des agriculteurs dans ce dialogue ne soit pas à la hauteur de ce qu’elle aurait dû être, le rapport contient de nombreuses propositions qui méritent d’être regardées de près et cette méthode nouvelle de « dialogue stratégique » semble séduire au point que la Commission est en train de reproduire le modèle pour d’autres secteurs d’activité en crise, tel que l’automobile.  

Dans ce contexte, comment assurer une transition écologique sans sacrifier la viabilité économique des exploitations agricoles, particulièrement les plus petites, souvent les premières touchées par ces bouleversements ? La compétitivité doit rester au cœur des recommandations, mais elle est confrontée à une triple crise : environnementale, économique et géopolitique. Chacun doit admettre qu’il est illusoire de penser que les agriculteurs pourront relever ces défis sous la contrainte d’une énième batterie de règlements et de directives. La proposition faite par le commissaire Christophe Hansen d’un premier règlement de simplification, dès son arrivée en décembre 2024, va dans le bon sens. Il faut souhaiter que, de la Commission au Conseil en passant par le Parlement, les institutions européennes puissent trouver les bons discours et favoriser l’émergence des bons outils pour convaincre les agriculteurs qu’il est nécessaire de franchir une étape supplémentaire d’optimisation des pratiques agricoles basée sur l’adoption de technologies modernes et durables à portée du plus grand nombre. Pour réussir, il sera avant tout nécessaire d’intégrer que nous ne partons pas de rien. De très nombreuses choses sont déjà mises en place par les agriculteurs et ce, depuis longtemps, preuve que l’adaptation et l’esprit d’initiative sont leurs premières compétences. 

Les agriculteurs sont les piliers des systèmes alimentaires européens, mais leur rôle est souvent fragilisé par des pratiques commerciales déloyales et des prix fluctuants. Il sera nécessaire de prendre les dispositions capables de contrer les pressions d’un marché globalisé où les agriculteurs européens sont souvent en position de faiblesse. Même si, en décembre, Christophe Hansen a proposé un premier paquet de mesures correctives sur les pratiques commerciales déloyales pour améliorer la première directive de 2019 sur le sujet, les dernières positions prises à propos du MERCOSUR ne vont pas vraiment dans ce sens. Harmoniser les objectifs environnementaux et les échanges internationaux apparaît comme une nécessité. Une approche globale de l’écosystème agricole européen est indispensable mais les appels à une approche systémique et à des politiques alignées soulèvent une autre question : comment mener à bien les ambitions européennes confrontées à de fortes disparités nationales ? La transition vers des systèmes agroalimentaires durables est une piste intéressante, mais qui nécessitera du temps et des investissements colossaux. La piste proposée de l’éducation des consommateurs retient également l’attention : notre alimentation a un prix et le consommateur doit prendre ses responsabilités. Si des dispositions allant dans ce sens doivent être mises en place, il faudra du temps avant d’entrapercevoir un impact significatif.

Du producteur au consommateur, l’innovation est présentée comme une clé de la transition. Numérisation, automatisation et technologies agricoles avancées sont des axes stratégiques pour améliorer l’efficacité et la durabilité. La promotion de l’agriculture de précision et des solutions basées sur la science est une opportunité. Elle doit être associée à une politique volontariste d’incitation à l’innovation et au développement de solutions européennes notamment par l’accompagnement des PME et des start-up, autant d’éléments qui ne figurent pas dans le rapport Draghi ; la chaîne agricole en est la grande oubliée. La collaboration entre acteurs publics, privés et académiques sera essentielle pour relever ces défis. 

Vers une agriculture européenne résiliente et durable : entre adaptation et réarmement face aux crises

L’avenir de l’agriculture européenne repose sur un équilibre fragile entre ambition et réalisme. L’Europe saura-t-elle transcender ses contradictions pour devenir un modèle mondial d’innovation et de durabilité, ou restera-t-elle prisonnière de ses inerties institutionnelles ? L’heure n’est plus aux promesses, mais à la recherche de résultats tangibles qui répondent aux attentes des consommateurs ET des agriculteurs.

Cela passe par des investissements ciblés dans des solutions innovantes telles que l’Intelligence Artificielle et les biosolutions, ainsi que par le développement de nouvelles formes de soutien capables de garantir nos souveraineté et sécurité alimentaire. Inspirée des modèles nord-américains de deficiency payment, la mise en place de mécanismes de gestion des risques, couplés à des engagements environnementaux, pourrait sécuriser les revenus des agriculteurs tout en favorisant une transition écologique équitable.

***

Pour transformer les crises, qu’elles soient climatiques, géopolitiques ou économiques en opportunité, l’agriculture européenne doit réaffirmer son rôle stratégique, en renforçant sa compétitivité tout en préservant ses valeurs de durabilité et de solidarité. Ce projet ambitieux nécessite un soutien politique fort, un budget à la hauteur des besoins et une mobilisation collective, pour permettre à l’Europe de garder, voire renforcer, la place qui doit être la sienne sur l’échiquier de l’alimentation mondiale.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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