Agriculture
Bernard Bourget
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La révolte paysanne, qui a connu son point culminant en janvier et février 2024, touche la plupart des États membres de l’Union européenne. Elle est motivée à la fois par la hausse des coûts de production, la concurrence étrangère, la baisse des revenus, les contraintes environnementales et la lourdeur des procédures administratives.
Toutefois, certaines causes sont plus spécifiques à certains pays.
C’est le cas des Pays-Bas, où la fronde du monde agricole a débuté en juin 2022, en opposition au projet du gouvernement néerlandais de faire baisser les émissions d’azote en réduisant les cheptels. Or les éleveurs néerlandais avaient profité de la suppression des quotas laitiers en 2015 pour augmenter leur production, en utilisant massivement les aliments du bétail importés d’Amérique (du Nord et du Sud), et conforter la position des Pays-Bas comme premier pays européen exportateur de produits alimentaires. Cette révolte paysanne a débouché sur la création d’un parti, le « mouvement agriculteur-citoyen » (BBB) qui a fait une entrée en force au Sénat lors des élections de mars 2023.
Dans les pays d’Europe centrale - Pologne, Slovaquie, Hongrie et Roumanie -, c’est la baisse des prix des céréales, due à l’afflux des produits importés d’Ukraine à la suite à la fermeture de la route maritime de la mer Noire et de la suspension des droits de douane en mai 2022, qui a provoqué la colère des paysans. Elle a même entraîné la démission du ministre polonais de l’agriculture en avril 2023.
En Allemagne comme en France, ce sont les projets des gouvernements de réduire les rabais des taxes sur le diesel agricole qui ont déclenché les manifestations des agriculteurs et entraîné le blocage des autoroutes en janvier 2024. Le mécontentement des agriculteurs s’était déjà manifesté à bas bruit en France à l’automne par le retournement des panneaux de signalisation routière à l’entrée des communes rurales.
D’autres griefs se sont ajoutés à l’augmentation des taxes sur le gazole, notamment les obligations environnementales croissantes dans le cadre du Pacte vert de l’Union européenne et l’hostilité aux accords de libre-échange en négociation avec le Mercosur, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
Les premières mesures prises ou annoncées par les gouvernements et la Commission européenne ont permis d’apaiser la colère paysanne, mais les manifestations agricoles se sont ensuite étendues à l’Italie et à l’Espagne.
Devant l’ampleur des manifestations paysannes à travers toute l’Europe, la présidente de la Commission européenne a lancé, le 25 janvier dernier, un dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture dans l’Union européenne, conduit par un universitaire allemand, Peter Strohschneider, et dont les conclusions devront être rendues avant la fin de l’été. Celles-ci doivent éclairer la prochaine Commission et préparer la programmation de la Politique agricole commune (PAC) à partir de 2028. Thèmes proposés aux participants : les revenus des agriculteurs, la durabilité de leurs pratiques, l’innovation technologique et la compétitivité.
Au-delà des mesures immédiates prises pour calmer la colère des agriculteurs, il convient de replacer cette crise agricole dans le temps long des évolutions de la PAC et de la construction européenne, pour en analyser les causes, en mettant l’accent sur la situation de la France.
La perte d’influence de la France dans la conduite de la PAC
La France avait eu un rôle majeur dans la mise en place à partir de 1962 de la politique agricole commune, qui offrait un cadre stable au développement de son agriculture. Mais celle-ci a été déstabilisée par les réformes de la PAC de 1992 et 2003, puis par l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale.
Ces deux réformes de la PAC avaient pour objet de répondre aux exigences de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sous la pression des Etats-Unis et des autres grands pays exportateurs de produits agricoles comme le Brésil ou l’Australie. Celle de 1992 a remplacé le soutien des prix agricoles par des aides directes aux agriculteurs et celle de 2003 a découplé les aides directes des productions. La dérégulation qui en est résultée a soumis les agriculteurs européens à la volatilité des prix sur les marchés internationaux, notamment pour les céréales, secteur clé de l’agriculture française.
L’élargissement aux pays d’Europe centrale a permis aux agriculteurs de ces pays de moderniser leurs exploitations et leurs industries alimentaires avec le concours des fonds européens et de concurrencer les autres agriculteurs grâce à des coûts de main-d'œuvre beaucoup plus faibles. La même évolution s’était produite pour les fruits et légumes après l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans l’Union européenne en 1986.
Le solde de la balance agroalimentaire de la France est ainsi devenu déficitaire dans l’Union européenne dès la fin des années 2000 et continue de se détériorer.
Le Pacte vert de l’Union européenne contre la politique agricole commune ?
Comme je l’indiquais dans la présentation de la PAC pour les années 2023 à 2027, l’environnement a bien été pris en compte dans l’évolution de cette politique européenne, en particulier dans la programmation financière précédente (2014-2020), qui réservait 30% des aides directes à un paiement vert. Le verdissement de la PAC se poursuit dans la programmation actuelle (2023-2027) avec l’intégration des exigences du paiement vert dans les conditions pour d’attribution des aides directes et l’insertion obligatoire de programmes écologiques, dénommés « éco-régimes » par la Commission, dans les plans stratégiques nationaux que les États membres ont dû élaborer.
En 2020, la Commission présidée par Ursula von der Leyen, qui a fait des questions environnementales et climatiques une priorité de son mandat, a présenté, dans le cadre du Pacte vert, deux stratégies interférant avec la négociation en cours de la PAC pour les années 2023 à 2027 : la stratégie dite « de la ferme à la table » et la stratégie pour la biodiversité.
Ces deux stratégies ont été perçues, à tort ou à raison, comme une victoire des mouvements écologistes, très influents auprès de la Commission, contre les agriculteurs. Elles ont rapidement suscité des interrogations et des critiques à la suite des expertises convergentes, y compris celle du centre commun de recherche de l’Union européenne, montrant qu’elles pourraient entraîner de fortes baisses de productions (supérieures à 10%) et, par voie de conséquence, une diminution des exportations et une augmentation des importations de produits agricoles de l’Union européenne.
S’agissant d’abord de la « stratégie de la ferme à la table », c’est l’objectif de réduction de 50% des usages de pesticides d’ici 2030 qui a soulevé la plus forte hostilité du monde agricole. Par exemple, les maigres résultats obtenus en France par les deux premiers plans « Eco Phyto » laissent présager que cet objectif sera difficile à atteindre. Il est surtout mal ciblé puisqu’il mélange des produits dont les impacts sur la santé et l’environnement sont trop différents et dont certains n’ont pas actuellement de solution alternative pour permettre aux agriculteurs de protéger leurs cultures. La Commission a donc décidé de retirer sa proposition législative après son rejet par le Parlement européen.
Les deux autres objectifs de réduction concernant les engrais de synthèse (- 20%) et les antibiotiques (-50%) dans les élevages semblent plus réalistes. Les utilisations d’engrais azotés de synthèse devraient pouvoir être réduites par le développement de l’agriculture de précision et celui des cultures fixatrices d’azote que sont les légumineuses. La réduction des usages d’antibiotiques dans les élevages, nécessaire pour éviter l’extension des biorésistances, doit pouvoir être forte et avoir le concours des vétérinaires. Encore faudrait-il interdire l’importation dans l’Union européenne des produits en provenance de pays tiers qui continuent d’autoriser l’utilisation des antibiotiques comme facteurs de croissance des animaux.
Quant à l’objectif de porter les surfaces consacrées à l’agriculture biologique de 10% actuellement à 25% en 2030, il est d’autant moins réaliste que la hausse des prix alimentaires depuis la guerre en Ukraine entraîne une baisse des ventes d’aliments issus de l’agriculture biologique.
La stratégie pour la biodiversité, qui prévoit de retirer 10% des terres agricoles de la production, n’est pas cohérente avec la nécessaire réduction de la trop forte dépendance de l’Union européenne aux importations d’aliments du bétail en provenance de pays tiers. Son application risque d’ailleurs de se heurter à l’hostilité des agriculteurs concernés.
Les objectifs du Pacte vert pour l’agriculture devront donc être revus et un changement de méthode s’avère nécessaire de façon à privilégier les incitations par rapport aux contraintes, avec des financements importants, car la transition agroécologique ne se fera pas sans l’adhésion des agriculteurs et sans leur donner les moyens de la réussir.
L’agriculture confrontée au changement climatique
Si l’agriculture doit participer aux efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre (méthane et protoxyde d’azote), elle est surtout très touchée par les dérèglements climatiques : élévation des températures estivales, sécheresses dans le Sud, inondations dans le Nord, gel printanier dans les vergers et les vignes, etc.
La réduction des émissions de méthane ne pourra être que progressive. La diminution des cheptels de ruminants, principalement des bovins, risque d’entraîner la réduction des surfaces en herbe, alors que les prairies jouent un rôle majeur dans la préservation de la biodiversité et des paysages, ainsi que pour l’absorption du carbone par les sols agricoles. La baisse de la consommation de viande bovine, préconisée par les nutritionnistes, met déjà en difficulté les éleveurs, et notamment les principaux producteurs européens qui vont devoir supporter une concurrence accrue de la part du Brésil et de l’Argentine si l’accord de libre-échange avec le Mercosur entre un jour en application.
La priorité pour l’agriculture est son adaptation au changement climatique. Pour faire face aux sécheresses de plus en plus sévères, la France doit accélérer la construction de réserves d’eau, tout en développant des pratiques culturales économes en eau. La récente refonte des assurances agricoles devrait permettre aux agriculteurs d’être mieux protégés financièrement contre les aléas climatiques.
La sélection végétale et animale, qui a été un facteur essentiel des progrès de l’agriculture, doit retrouver sa place dans l’adaptation au changement climatique. A cet égard, les nouvelles techniques génomiques (NGT), développées à partir des recherches de la Française Emmanuelle Charpentier et de l’Américaine Jennifer Doudna, récompensées par le prix Nobel de chimie en 2018, offrent des perspectives prometteuses. A la différence des OGM obtenus par transgénèse, c’est-à-dire par introduction de gènes étrangers, les modifications produites par les nouvelles techniques génomiques s’appuient sur la mutagénèse (ciseaux génétiques) en accélérant les mutations naturelles.
Alors que la Commission européenne avait une position très restrictive sur les OGM, elle a présenté, en juillet 2023, une proposition pour permettre le développement des nouvelles techniques génomiques qui vient d’être approuvée par le Parlement européen et doit maintenant être soumise au Conseil. C’est encourageant pour l’industrie des semences et pour la compétitivité de l’agriculture.
Les accords de libre-échange et la concurrence intra-européenne
La paralysie de l’OMC a conduit la Commission européenne à multiplier les accords de libre-échange avec les pays tiers. Si certains de ces accords sont assez équilibrés dans le domaine agricole, comme celui conclu avec le Canada, d’autres s’annoncent plus défavorables à l’agriculture. L’accord de libre-échange avec le Mercosur relève de cette seconde catégorie. La puissance agricole du Brésil, qualifié de « ferme du monde », et celle de l’Argentine expliquent l’hostilité exprimée dans les manifestations agricoles. L’accord avec le Mercosur traduit les divergences d’intérêts entre États membres : l’Allemagne et l’Espagne y sont très favorables, alors que la France y est défavorable, car ses éleveurs de bovins, qui ont déjà les revenus les plus faibles des agriculteurs, risquent d’être encore perdants.
Avant d’être mis en œuvre, cet accord devrait faire l’objet d’un examen rigoureux pour que soient appliquées aux importations de produits en provenance des pays du Mercosur les mêmes exigences que celles qui sont imposées aux productions européennes, appelées clauses-miroirs, de façon à interdire ceux qui ne les respectent pas, notamment les cultures de soja et les élevages de bovins sur des terres déboisées en Amazonie. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières devrait donc être étendu aux produits agricoles et alimentaires importés dans l’Union européenne et appliqué dans tous les accords de libre-échange en cours de préparation ou de négociation, et notamment celui avec le Mercosur.
En outre, la Commission doit inscrire dans ces accords la reconnaissance et la protection des appellations d’origine et des indications géographiques qui sont importantes pour les exportations de produits alimentaires.
Paradoxe du commerce agroalimentaire de la France : s’il est excédentaire dans ses échanges avec les pays tiers, il est de plus en plus déficitaire à l’intérieur de l’Union européenne. Ainsi, la moitié des volailles et des fruits et légumes consommés sont actuellement importés. Ce qui traduit une perte de compétitivité de plusieurs filières agroalimentaires.
Les causes de cette perte de compétitivité sont multiples et ne peuvent se limiter à la surtransposition des normes européennes, mise en avant dans les manifestations agricoles, même si ce point n’est pas contestable. Les coûts de main d’œuvre, le retard de modernisation des équipements, une organisation insuffisante des producteurs et un manque d’adaptation aux évolutions de la demande des consommateurs en font aussi partie.
En outre, l’agriculture et l’industrie alimentaire françaises, qui excellent dans les produits hauts de gamme, pâtissent des transferts d’achats des consommateurs vers des produits à bas prix, souvent importés, depuis la hausse des prix alimentaires du fait de la guerre en Ukraine.
Les défis des agricultures russe et ukrainienne
L’agriculture européenne a été doublement victime du conflit entre l’Ukraine et la Russie dès que celle-ci a annexé la Crimée en 2014. Elle l’a d’abord été par la mise en place de l’embargo russe sur les produits agricoles et alimentaires en provenance de l’Union européenne en représailles des sanctions que celle-ci lui imposait. La fermeture du marché russe a été une cause importante de la crise laitière des années 2015 et 2016, d’autant qu’elle est intervenue après la suppression des quotas laitiers ayant entraîné une augmentation excessive de la production dans certains États membres comme les Pays-Bas. Elle a aussi été bousculée par la concurrence de la Russie, devenue le premier exportateur mondial de blé en 2017, sur les marchés de l’Afrique du Nord et subsaharienne et du Moyen-Orient, au détriment notamment de la France.
Quant à l’Ukraine, elle a mis à profit depuis 2017, dans le cadre de son accord d’association avec l’Union européenne, l’important potentiel de son agriculture et ses faibles coûts de production, inférieurs de moitié à ceux de l’Europe, pour accroître ses exportations de maïs et de tournesol vers le marché européen. Avant l’agression de la Russie, l’Ukraine était un grand exportateur de céréales sur les marchés africains et moyen-orientaux. Ses exportations, qui s’effectuaient par bateaux à partir des ports de la mer Noire et passaient par le détroit du Bosphore, ont été réduites après le déclenchement de la guerre le 24 février 2022. L’Ukraine s’est alors orientée vers les voies terrestres (trains et camions) et fluviales passant par l’Europe centrale, surtout la Pologne et la Roumanie, pour y faire transiter une partie de ses céréales à destination des pays du Sud, l’Union européenne ayant créé dans ce but des « couloirs de solidarité ». La suspension des droits de douane sur tous les produits importés d’Ukraine décidée en mai 2022 a entraîné l’accumulation de beaucoup d’entre eux dans les pays européens voisins de l’Ukraine et a concurrencé leurs propres productions : c’est la cause principale des manifestations récentes dans ces pays.
La perspective d’adhésion à l’Union européenne de ce grand pays agricole qu’est l’Ukraine pose aussi la question de l’avenir de la PAC et de son financement, puisque les trois quarts des subventions agricoles sont actuellement composées de paiements directs à l’hectare non plafonnées.
Un document émanant du secrétariat général du Conseil a évalué que, si l’Ukraine était membre de l’Union européenne, elle serait éligible à 96,5 milliards € des fonds de la PAC sur la période 2023-2027. Il s’agit d’un calcul théorique. Il montre toutefois l’importance du coût financier de l’intégration de l’Ukraine pour le budget agricole sans transformation substantielle de cette politique européenne, d’autant que les fermes sont beaucoup plus grandes en Ukraine qu’en Europe. Tandis que la taille moyenne des exploitations en France est d’à peine 70 hectares, celle de nombreuses fermes ukrainiennes dépasse les 1000 hectares et même les 10 000 hectares. La dégressivité et le plafonnement des aides directes de la PAC, que la Commission avait proposés et que l’Allemagne a toujours refusés depuis l’intégration des grandes fermes des six Länder de l’Est lors de sa réunification, devraient donc devenir obligatoires pour tous les États membres dans la prochaine programmation de la PAC après 2027. Cela pourrait aussi freiner la course à l’agrandissement, qui est un obstacle à l’installation de jeunes en agriculture.
La crise agricole actuelle revêt une dimension européenne et nationale. Les politiques commerciale et environnementale appliquées à l’agriculture doivent être révisées.
La politique commerciale de l’Union européenne doit être mise en cohérence avec son ambitieuse politique environnementale et climatique en maîtrisant mieux son ouverture aux importations de produits à bas prix qui ne respectent pas les règles environnementales, mais aussi sanitaires et sociales, plus rigoureuses imposées aux agriculteurs en Europe. En ce qui concerne l’environnement et le changement climatique, l’Union européenne doit changer de méthode vis-à-vis de l’agriculture, en recourant moins aux contraintes règlementaires et en tenant mieux compte de la complexité de l’activité agricole et de la diversité des situations nationales, régionales et locales. Ce sont les conditions pour accompagner la nécessaire transition agroécologique, qui implique la participation des agriculteurs, et réconcilier ainsi l’agriculture et l’environnement.
Pour la France, l’enjeu est double : redresser la balance commerciale agroalimentaire dans un marché européen très concurrentiel, tout en facilitant la nécessaire transition écologique de l’agriculture. Ils doivent s’attacher à améliorer la compétitivité de leur agriculture et de leurs nombreuses PME alimentaires, en accordant une priorité aux filières les plus déficitaires et en cessant de surtransposer les règles européennes.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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