Asie et Indopacifique
Pierrick Bouffaron,
Benjamin Blandin
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Pierrick Bouffaron
Associé fondateur, Entropia Capital

Benjamin Blandin
Expert en sécurité maritime, Research Fellow, Korea Institute of Maritime Strategy (KIMS)
La région indopacifique s’est imposée comme le théâtre central des dynamiques de puissance au XXIe siècle, à l’intersection d’ambitions géopolitiques et d’aspirations économiques de plus en plus affirmées. La rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine confère à cet espace une dimension stratégique majeure, chacun cherchant à y étendre son influence à travers des partenariats économiques ambitieux, des initiatives sécuritaires ciblées et une suprématie technologique désormais perçue comme le véritable marqueur des puissances dominantes de demain.
L’Indopacifique comme épicentre stratégique
Ce paysage géopolitique en recomposition constitue à la fois un défi exigeant et une opportunité décisive pour l’Union européenne, notamment pour la France, les poussant l’une et l’autre à redéfinir les contours de leur engagement stratégique dans la région. Tandis que l’Union européenne a jusqu’ici privilégié les leviers du commerce, de la diplomatie et de la coopération régionale — notamment à travers les orientations de sa « Boussole stratégique » — la France, forte d’une présence historique dans l’Indopacifique, s’y affirme comme un acteur à la fois singulier et central, des rives de l’océan Indien aux archipels du Pacifique. Sa stratégie s’est progressivement transformée en une approche intégrée, conjuguant sécurité, défense des partenariats économiques et diplomatiques. Ensemble, l’Union européenne et la France sont appelées à relever le défi complexe d’affirmer leur influence, dans un espace marqué par les contraintes géographiques, des capacités militaires modestes au regard des autres grands blocs, et les équilibres instables d’une diplomatie multilatérale qu’elles semblent, souvent seules, continuer de promouvoir. Si l’Union européenne doit faire face à ses propres fragilités – (inflation, endettement croissant, faible productivité), le dynamisme économique et démographique de l’Indopacifique, ainsi que ses liens d’interdépendance croissants avec les économies européennes, en font un pivot stratégique désormais incontournable.
Outre-Atlantique, le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis a ravivé une volonté assumée de réorienter l’engagement américain dans l’Indopacifique, en privilégiant une logique de rivalité frontale avec la Chine. Dans le prolongement de son précédent mandat, son administration semble déterminée à renforcer la doctrine d’un « Indopacifique libre et ouvert », portée par une rhétorique davantage centrée sur la défense des intérêts immédiats des États-Unis et un multilatéralisme à géométrie variable, plus transactionnel. Des signaux récents témoignent d’un retour à une posture plus conflictuelle : intensification des manœuvres navales avec les alliés régionaux, relèvement généralisé des droits de douane, non seulement à l’encontre de la Chine mais touchant aussi d’autres économies de la région, y compris certains partenaires. Parallèlement, l’ampleur des coupes budgétaires affectant l’USAID, les restructurations au sein de l’État fédéral et la suppression de plusieurs programmes de coopération nourrissent des doutes sur l’engagement américain à long terme. Ce retrait relatif pourrait ouvrir un vide en matière de développement et d’influence douce, que la Chine pourrait rapidement s’approprier pour élargir son empreinte stratégique dans la région. Les observateurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés.
Si la politique plus affirmée de Donald Trump peut consolider certains partenariats sécuritaires avec les alliés européens les plus engagés, elle contraint l’Union européenne et la France à un exercice d’équilibrisme délicat. Il leur faut préserver leur autonomie stratégique tout en saisissant les opportunités de coopération avec Washington sur des enjeux d’intérêt commun - tels que la liberté de navigation ou la sécurisation des chaînes d’approvisionnement critiques. Le discours de J.D. Vance à la Conférence de Munich, appelant l’Europe à prendre davantage en charge sa propre défense tout en s’alignant sur les priorités américaines, illustre l’urgence pour les Européens de consolider leur cadre stratégique. Cela implique l’adoption d’une posture plus affirmée sur la scène internationale — une ambition qui continue de diviser à Bruxelles comme à Paris : certains estiment l’approche actuelle trop prudente, d’autres la jugent inadaptée aux réalités mouvantes d’un ordre mondial en recomposition.
Enjeux géopolitiques : des conflits régionaux aux répercussions mondiales
S’étendant de la côte ouest des États-Unis aux rivages orientaux de l’Afrique, l’Indopacifique constitue à la fois une vaste étendue géographique et un théâtre géopolitique disputé, où s’entrelacent rivalités stratégiques, déploiements militaires, différends territoriaux et dynamiques commerciales. Sa définition, qui varie selon les États et les institutions — pas moins de sept approches coexistent — témoigne de la plasticité d’un concept en constante évolution, façonné par des intérêts multiples et mouvants. Au cœur de son importance géostratégique réside le contrôle des principales routes maritimes mondiales, en particulier les détroits de Malacca, de Sunda et de Lombok, véritables artères du commerce international. La mer de Chine méridionale cristallise à elle seule les tensions régionales : la Chine y multiplie les revendications territoriales par la construction d’îles artificielles, l’installation d’infrastructures militaires et une stratégie juridique ambivalente fondée sur la « ligne en dix traits », des prétendus droits historiques et des tentatives d’imposition de lignes de base archipélagiques. Ces actions suscitent de vives réactions, notamment de la part des États-Unis et de leurs alliés régionaux, qui les perçoivent comme une atteinte aux principes du droit international et à la liberté de navigation.
Les tensions se sont nettement accentuées à la fin de l’année 2024, lorsque la Chine a procédé au plus vaste déploiement naval de ces dernières décennies aux abords de Taïwan. Cette démonstration de force, mobilisant porte-avions, destroyers, sous-marins et tirs de missiles en conditions réelles, a été interprétée comme un double message : d’une part, un test de la résilience des défenses taïwanaises ; d’autre part, un avertissement explicite quant à la détermination de Pékin à recourir à l’escalade militaire en cas de remise en cause de ses revendications territoriales. En réponse, les États-Unis ont réaffirmé leur engagement dans la région en déployant plusieurs groupes navals, en confirmant par écrit l’application d’un traité de défense mutuelle avec les Philippines, et en renforçant leur stratégie aéromaritime par l’expansion de leur réseau de bases aériennes dans le Pacifique. Le Japon, dans le cadre de sa nouvelle stratégie de sécurité nationale, a consolidé sa posture défensive dans l’archipel des Ryûkyû : installation de nouvelles bases de missiles intercepteurs, allongement de la portée des missiles antinavires type-12, et modernisation de sa flotte de chasseurs.
Cette dynamique témoigne de l’équilibre précaire que cherchent à préserver les États-Unis : affirmer leur leadership régional tout en évitant les pièges d’une surextension stratégique. Elle révèle une prise de conscience croissante des limites du levier militaire dans l’atteinte des objectifs géopolitiques et la nécessité de mobiliser un éventail plus diversifié d’instruments d’influence. Les séquelles des guerres en Afghanistan et en Irak, la pression intérieure croissante pour réduire les engagements extérieurs, ainsi que l’impact budgétaire de la crise financière de 2008 ont contribué à une phase d’introspection stratégique, nourrissant les doutes quant à la pérennité du leadership mondial des États-Unis.
Une inflexion notable s’est opérée dans la posture militaire des États-Unis dans l’Indopacifique, marquée par une approche plus mesurée et prudente des déploiements. L’objectif affiché est d’éviter une sur-mobilisation des ressources tout en limitant les tensions régionales. Malgré le « pivot asiatique » initié sous l’administration Obama, nombre d’observateurs estiment que cette réorientation stratégique est restée largement rhétorique. Washington semble désormais privilégier une logique de « présence allégée », fondée sur des déploiements temporaires, la modernisation de bases alliées clés - telles que celles de Guam, d’Okinawa ou en Australie-, un soutien renforcé aux capacités de défense du Japon, de la Corée du Sud et des Philippines, ainsi que la réactivation de positions avancées en Papouasie-Nouvelle-Guinée, à Palau et en Micronésie.
Cette approche soulève des interrogations croissantes sur une éventuelle érosion des capacités militaires américaines, d’autant plus que la Chine continue d’accroître ses moyens navals et balistiques à un rythme soutenu. La guerre en Ukraine a mis en lumière les fragilités logistiques, les limites des chaînes d’approvisionnement et les défis liés à la préparation aux conflits de haute intensité. Elle a également révélé la transformation du champ de bataille contemporain, désormais dominé par les drones, les cyberattaques et la guerre électronique. Si la marine américaine demeure redoutable, sa capacité à maintenir une présence hégémonique dans l’Indopacifique est soumise à une pression croissante. L’efficacité de cette stratégie de présence modulée, comme l’impact de la nouvelle administration Trump, reste incertaine dans un environnement géopolitique en pleine mutation.
L’année 2025 s’annonce comme un tournant stratégique qui pourrait être décisif. Le sommet du G20, en novembre, accueilli pour la première fois par un pays africain — l’Afrique du Sud —, pourrait redéfinir les contours du multilatéralisme et amplifier la voix des puissances émergentes face aux défis globaux. Alors que les États-Unis semblent se désengager des engagements climatiques internationaux, la Chine pourrait saisir cette brèche pour s’imposer comme chef de file des enjeux environnementaux. Dans cette configuration mouvante, la présidence malaisienne de l’ASEAN entend jouer un rôle fédérateur, en renforçant la cohésion régionale au sein de l’Indopacifique.
Les ambitions indopacifiques de la France : présence militaire et autonomie stratégique
Forte de près de deux millions de citoyens établis dans l’Indopacifique — répartis entre la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et une importante communauté expatriée —, la France se distingue par des intérêts géopolitiques, économiques et humains sans équivalent parmi les pays européens. Sa stratégie régionale s’écarte d’une lecture binaire des rapports de force internationaux, préférant à une logique de blocs une approche fondée sur des « partenariats de souveraineté ». Celle-ci privilégie des coopérations souples, ciblées et pragmatiques, menées projet par projet avec les États de la région. Intégrant pleinement ses territoires ultramarins comme leviers d’influence, la France promeut un multilatéralisme inclusif et joue un rôle moteur dans la structuration de l’engagement indopacifique de l’Union européenne.
Cette orientation s’est traduite par une série d’initiatives concrètes : élaboration d’une feuille de route conjointe avec l’Inde sur la sécurité maritime, l’économie bleue et la gouvernance des océans ; partenariats climatiques, environnementaux et infrastructurels avec le Japon dans des pays tiers ; et coopération renforcée avec l’Australie autour d’un centre régional pour la transition énergétique et d’une stratégie commune en matière de sécurité maritime. La France mobilise son double statut de puissance résidente et de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies pour affirmer une présence diplomatique constante et crédible dans la région.
Sur le plan militaire, Paris s’efforce de consolider et d’étendre sa posture stratégique, notamment à travers des opérations de liberté de navigation en mer de Chine méridionale, illustrées par le déploiement du groupe aéronaval. Elle a également renforcé ses partenariats de défense avec l’Australie, l’Inde et le Japon, via des exercices conjoints, des échanges de renseignements et des accords industriels dans le domaine de l’armement. Si l’épisode AUKUS et l’annulation du contrat de sous-marins avec Canberra ont temporairement mis à l’épreuve ses ambitions régionales, ils ont aussi souligné la place singulière de la France comme acteur stratégique autonome dans l’Indopacifique. Plusieurs États de la région, à commencer par l’Inde et l’Indonésie, voient en elle un contrepoids utile aux logiques de confrontation entre grandes puissances, notamment en raison de son engagement constant en faveur de la souveraineté et de la sécurité maritime.
En dépit de contraintes budgétaires persistantes en métropole, la stratégie indopacifique demeure l’un des piliers de la politique extérieure française. Forte de la deuxième plus vaste zone économique exclusive au monde -10,2 millions de km²- la France développe une doctrine de défense fondée sur la dissuasion, la puissance navale et la construction de partenariats régionaux solides. La multiplication des opérations militaires dans la région renforce son interopérabilité avec les alliés locaux, notamment à travers les exercices Pégase (forces aériennes et navales), La Pérouse, Varuna (sécurité maritime), qui contribuent à la liberté de navigation et à la stabilité stratégique dans un environnement géopolitique de plus en plus disputé. Les partenariats bilatéraux avec l’Inde et l’Indonésie se sont récemment intensifiés, donnant lieu à des accords portant sur la vente de Rafale, des patrouilles navales conjointes et des projets de développement de sous-marins. Des initiatives similaires avec le Japon ont permis de renforcer la surveillance maritime dans des zones sous tension. Sans adopter de posture ouvertement antagoniste, la France affirme toutefois ne pas être neutre entre Washington et Pékin. Elle partage certains diagnostics stratégiques avec les États-Unis, tout en revendiquant une autonomie de décision dans le cadre d’une posture « d’allié, mais non aligné ». Cet équilibre subtil a permis le lancement, en 2024, d’un dialogue indopacifique franco-américain, axé sur la sécurité maritime, la réponse humanitaire aux catastrophes, la lutte contre le changement climatique et le développement d’infrastructures critiques.
Sur le plan diplomatique et de la coopération au développement, la France a renforcé son ancrage régional en devenant, en 2021, partenaire de développement de l’ASEAN. Un plan d’action conjoint a été établi, mettant l’accent sur la gestion des catastrophes naturelles, la résilience climatique, la biodiversité, l’agriculture durable, l’économie bleue et la transition énergétique. Sa mise en œuvre est assurée par l’Agence française de développement (AFD), qui a engagé plus de 4 milliards € dans près de 170 projets en Asie du Sud-Est au cours de la dernière décennie. Parmi les initiatives emblématiques figurent l’amélioration de la qualité de l’air et la lutte contre la pollution plastique, témoignant d’un engagement de long terme. L’ASEAN occupe une place centrale dans la vision indopacifique française, en raison de son attachement au droit international, au multilatéralisme et à une gouvernance régionale inclusive, autant de principes que la France et l’Union européenne s’efforcent activement de promouvoir.
L’Union européenne dans la région : une ambition affirmée
Par l’ampleur de son influence économique, la diversité de ses États membres et son attachement au multilatéralisme, l’Union européenne s’impose progressivement comme un acteur de référence dans l’espace indopacifique. En 2021, la publication de sa stratégie dédiée a marqué une étape déterminante dans la structuration de son engagement régional, sous l’impulsion conjointe de la France, de l’Allemagne et des Pays-Bas. Cette stratégie met en avant la coopération multilatérale, la défense d’un ordre international fondé sur des règles, ainsi que la sécurité économique - autant de principes reflétant une approche singulièrement européenne des relations internationales.
Alors que les États-Unis concentrent leurs efforts sur la dissuasion militaire face à la Chine, l’Union européenne adopte une lecture plus large et plus inclusive des enjeux régionaux. Elle s’attache à répondre aux menaces dites « non traditionnelles » — changement climatique, pêche illégale, piraterie — en se positionnant comme une force stabilisatrice, complémentaire des logiques de puissance, par son soutien au développement durable et à la gouvernance responsable. L’Union européenne se distingue également par une forme d’engagement souple mais stratégique, qui conjugue sa capacité d’influence à des investissements ciblés dans les infrastructures, l’éducation, la culture et les échanges humains. Cette approche séduit des partenaires comme l’Indonésie ou la Malaisie, en quête d’alternatives aux alliances militaires traditionnelles. À la différence d’autres grandes puissances, les vingt-sept États membres entretiennent une présence diplomatique étendue, avec des ambassades dans la quasi-totalité des pays de la région, assurant un ancrage de long terme.
La France incarne cette présence européenne dans toute sa diversité : réseau de chambres de commerce, centres culturels, établissements scolaires, attachés sectoriels spécialisés, et interventions de l’Agence française de développement (AFD) concourent à une approche multidimensionnelle dans la région indopacifique. D’autres États européens renforcent également leur positionnement. L’Allemagne, à travers ses « Lignes directrices pour l’Indopacifique », privilégie les partenariats économiques, le multilatéralisme et la résilience climatique — une orientation concrétisée par le déploiement de la frégate Bayern en soutien à la liberté de navigation. Les Pays-Bas insistent sur le respect du droit international et ont intensifié leur coopération avec l’ASEAN. L’Italie affirme un engagement croissant dans le domaine de la sécurité maritime, comme en témoigne sa participation à l’exercice multinational « Pitch Black 2024 ». Les plus petits États membres apportent également des contributions ciblées : le Danemark, pionnier des technologies maritimes et des énergies renouvelables, agit en faveur de la durabilité ; la Suède, tournée vers l’innovation et la transition verte, complète cette dynamique. Même les pays enclavés, tels que la République tchèque, s’engagent activement : sa stratégie indopacifique, adoptée en 2022, mise sur les partenariats économiques et scientifiques avec le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, illustrant une volonté commune de contribuer à la stabilité régionale.
En conjuguant les atouts spécifiques de ses membres — la présence militaire et diplomatique française, les engagements sécuritaires de l’Allemagne et de l’Italie, les initiatives diplomatiques néerlandaises, les spécialisations sectorielles des pays nordiques et d’Europe centrale — l’Europe dispose d’un socle solide pour renforcer sa posture dans la région. La France, moteur actif de cette stratégie, plaide pour une reconnaissance explicite du lien géographique et stratégique qui unit l’Europe à l’Indopacifique. Ses territoires ultramarins, pour la plupart français, constituent des points d’appui logistiques et diplomatiques majeurs, essentiels à l’ancrage européen.
Cependant, cette ambition se heurte à la fragmentation des moyens et des volontés. Entre aspirations élevées et volontarisme politique insuffisant, l’Union européenne souffre d’un déficit de cohérence stratégique, peinant à transformer ses intentions en actions concertées. Les divergences d’intérêts et les dynamiques nationales concurrentes risquent ainsi de diluer son influence dans un environnement international en recomposition rapide. Plutôt que de chercher à centraliser à tout prix les initiatives, elle pourrait adopter un rôle de coordonnateur stratégique, en intégrant plus efficacement les actifs diplomatiques, économiques, culturels et militaires de ses États membres. Une telle approche fédératrice permettrait de réduire les inefficacités, de renforcer sa visibilité, et de positionner l’Europe comme un acteur crédible et agile dans un Indopacifique marqué par le dynamisme économique, l’innovation rapide et les recompositions d’alliances.
L’Union européenne bénéficie par ailleurs d’un capital d’image important auprès des jeunes générations et des classes moyennes émergentes de la région, grâce à son attachement au multilatéralisme, à la primauté du droit et à une gouvernance inclusive. En misant sur cette légitimité et en investissant davantage dans des initiatives tournées vers la jeunesse — programmes éducatifs, coopérations technologiques, échanges culturels — l’Union européenne peut se différencier des puissances traditionnelles et s’imposer comme un partenaire moderne, adaptable et tourné vers l’avenir. Cette ambition paraît d’autant plus opportune que les États-Unis, longtemps perçus comme le moteur du développement international, semblent se désengager partiellement de ce rôle.
La dimension technologique : un nouveau terrain de rivalité entre puissances ?
L’Indopacifique n’est plus seulement un théâtre d’affrontements géopolitiques et militaires : il est devenu un champ de bataille numérique, où la compétition technologique redéfinit les équilibres de puissance. Dans ce nouvel environnement, la supériorité militaire, la compétitivité économique et l’influence diplomatique reposent de plus en plus sur la maîtrise des technologies émergentes — avec, en première ligne, les semi-conducteurs comme véritable pivot stratégique. Taïwan conserve une position centrale en tant que leader mondial dans la fabrication de puces de pointe, tandis que l’Inde, la Corée du Sud et le Vietnam accélèrent le développement de leurs propres filières nationales. En parallèle, les États-Unis et le Japon investissent massivement dans la relocalisation de leur production pour endiguer l’ascension technologique chinoise et sécuriser des chaînes d’approvisionnement critiques.
La Chine place la technologie au cœur de sa stratégie indopacifique à travers l’initiative des « routes de la soie numériques ». L’expansion mondiale de Huawei dans les réseaux 5G, le déploiement de systèmes de surveillance maritime dopés à l’intelligence artificielle, ou encore le développement de la constellation satellitaire Beidou — alternative au GPS et à Galileo — illustrent une ambition de domination technologique qui suscite de vives inquiétudes en Occident. Ces initiatives renforcent la dépendance de nombreux pays aux infrastructures chinoises, tout en alimentant les risques en matière de cybersécurité, d’espionnage et de captation de données sensibles.
Face à ces enjeux, l’Union européenne et la France ont adopté une réponse fondée sur la notion de souveraineté technologique et de résilience cybernétique. Lancé en 2022, le règlement sur les semi-conducteurs vise à relancer une capacité industrielle européenne dans ce domaine, même si ses ambitions restent encore modestes face aux géants asiatiques. La France, s’appuyant sur un écosystème de défense dynamique, s’est positionnée comme un acteur de référence dans les domaines de l’intelligence artificielle appliquée à la défense, des drones navals autonomes et de la surveillance satellitaire. Des dispositifs comme France Relance soutiennent l’innovation dans les communications sécurisées et les technologies critiques. Dans ce contexte, la connaissance du domaine maritime (Maritime Domain Awareness, MDA) et la connaissance situationnelle (Situational Awareness, SA) deviennent des éléments essentiels de la sécurité régionale. La première renvoie à la capacité de détecter, suivre et analyser en temps réel les activités maritimes — qu’il s’agisse de mouvements militaires, de pêche illégale, de piraterie ou de phénomènes environnementaux. La seconde élargit cette approche en intégrant des données inter-domaines (air, mer, espace, cyber), permettant une prise de décision stratégique fondée sur une vision globale et partagée. La compétition autour de ces capacités se renforce. Le programme Indo-Pacific Maritime Domain Awareness piloté par les États-Unis combine renseignement satellitaire, suivi algorithmique des navires et partage de données navales pour lutter contre les activités illicites et consolider la sécurité maritime régionale. L’une de ses briques techniques majeures est la plateforme SeaVision, déployée en Afrique, dans l’océan Indien et en Asie-Pacifique. Pékin, en miroir, développe ses propres capacités de surveillance automatisées, nourries par l’IA et couplées à Beidou, dans une logique de contrôle accru des espaces maritimes contestés, notamment en mer de Chine méridionale.
Dans ce paysage polarisé, la réponse européenne reste plus fragmentée, mais gagne progressivement en cohérence stratégique. Le programme CRIMARIO (Critical Maritime Routes Indo-Pacific) vise à renforcer les capacités de sécurité maritime des États partenaires à travers la formation, le partage d’expertise et le déploiement d’outils technologiques. La plateforme IORIS (Indo-Pacific Regional Information Sharing) permet une communication sécurisée et une coordination entre agences maritimes, tandis que SHARE.IT améliore l’interopérabilité des systèmes de surveillance à l’échelle régionale. Les présences maritimes coordonnées (PMC ou Coordinated Maritime Presences - CMP), enfin, facilite les patrouilles conjointes européennes et l’échange de renseignements — bien que son impact reste, pour l’instant, en retrait par rapport aux dispositifs américains.
En tant que puissance résidente, la France développe activement ses propres capacités en matière de MDA notamment à travers le MICA Center à compétence mondiale avec l’appui de drones navals, de systèmes de suivi océanique basés sur l’IA, et de partenariats de renseignement bilatéraux avec l’Inde, l’Australie ou encore certains pays de l’ASEAN. Les industriels français comme Thales et Airbus jouent un rôle central en fournissant aux États de la région des systèmes de surveillance autonomes et à haute résolution, contribuant ainsi à leur souveraineté technologique. Ces champions européens de la défense constituent un levier stratégique majeur, non seulement pour renforcer les capacités autonomes de la France, mais aussi pour positionner l’Union européenne comme un acteur technologique crédible, capable de proposer une troisième voie entre hégémonies américaine et chinoise. Dans un Indopacifique de plus en plus structuré autour de la maîtrise de l’information, de la souveraineté numérique et de l’interopérabilité entre partenaires, cette approche européenne offre une contribution singulière et précieuse à la stabilité régionale.
Vers une stratégie indopacifique globale
L’Indopacifique s’impose désormais comme l’épicentre de la compétition mondiale, au croisement des dynamiques militaires, de l’influence économique et de la suprématie technologique. Pour l’Union européenne et la France, maintenir leur pertinence stratégique dans cet espace disputé exige une approche plus affirmée, mieux coordonnée, et qui dépasse le prisme traditionnellement économique de leur action. À l’heure où les grandes puissances redessinent les cadres de la sécurité régionale, l’Europe ne peut plus se limiter à une posture réactive : elle doit prendre part à la définition même des règles du jeu.
Pour y parvenir, l’Union européenne doit évoluer d’un rôle essentiellement économique et normatif vers celui d’un acteur géopolitique à part entière, capable d’engagements sécuritaires tangibles. Cela suppose un renforcement de la sécurité maritime via des opérations navales conjointes, une meilleure intégration des capacités européennes de défense, et un approfondissement des partenariats stratégiques avec l’ASEAN, l’Inde et le Japon. Une posture sécuritaire plus robuste, appuyée par le partage de renseignement et des investissements technologiques ciblés, permettrait à l’Europe d’incarner un contrepoids crédible dans un environnement régional toujours plus tendu.
Première puissance indopacifique de l’Union européenne, la France a un rôle central à jouer. Elle doit continuer à valoriser son empreinte militaire, tout en consolidant ses partenariats industriels de défense, tant avec ses alliés européens qu’avec les États de la région. Sa capacité à articuler puissance dure et diplomatie d’influence sera déterminante pour promouvoir un ordre fondé sur le droit, tout en préservant une autonomie stratégique face à Washington comme à Pékin. Un engagement accru dans les initiatives de MDA et dans les coopérations régionales en matière de défense renforcerait la position de la France comme pourvoyeur de sécurité plutôt que comme acteur périphérique. Pour Paris, une conviction s’impose : seule une échelle européenne est à la hauteur des défis complexes que pose l’Indopacifique.
Car l’Indopacifique n’est pas un simple théâtre lointain de compétition : il constitue un test décisif de la capacité de l’Europe à se projeter comme puissance globale. Si l’Union européenne et la France n’adaptent pas leur posture, elles risquent d’être marginalisées dans la région qui façonnera le XXIe siècle. Mais si elles saisissent cette opportunité, en conjuguant crédibilité militaire, leadership technologique et alliances stratégiques durables, elles peuvent s’imposer comme des acteurs de premier plan dans le nouvel ordre géopolitique mondial. Le choix nous appartient.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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