L'Ukraine dans ses négociations d'adhésion avec l'Union européenne : réformes entreprises en dix ans et défis à relever

Élargissements et frontières

Snizhana Diachenko,  

Viktoria Melnyk,  

Dmytro Naumenko

-

12 novembre 2024
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Diachenko Snizhana

Snizhana Diachenko

Analyste au Centre de politique européenne, Kiev, Ukraine

Melnyk Viktoria

Viktoria Melnyk

Expert au Centre de réforme politique et juridique, Kiev, Ukraine

Naumenko Dmytro

Dmytro Naumenko

Analyste au Centre de politique européenne, Kiev, Ukraine, consultant pour le Berlin Economics GmbH dans le domaine de l’énergie

L'Ukraine dans ses négociations d'adhésion avec l'Union européenne : réformes e...

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Il y a dix ans, les représentants de l’Union européenne sont encore loin de faire preuve d’enthousiasme à l’égard de l’Ukraine. En effet, l'accord d'association (AA), signé par le président ukrainien Viktor Porochenko en 2014 et entré en vigueur trois ans plus tard[1], bien que d'une portée considérable, ne prévoit pas d'objectif politique clair[2]. L'invasion massive de l'Ukraine par la Russie a considérablement accéléré la relance de la politique d'élargissement. En effet, après que l'Ukraine a déposé sa demande d'adhésion, quatre jours après l’invasion russe en février 2022, l'Union européenne prend une décision positive avec une rapidité extraordinaire et accorde à l'Ukraine le statut de candidat en juin 2022. Le 14 février 2023, le Conseil européen donne son feu vert à l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Ukraine qui ont été entamées le 25 juin 2024. La situation est inédite, l'Union européenne semble avoir accepté les défis géopolitiques et a réagi rapidement. Pour l'Ukraine, se rapprocher de l'Union européenne concrétise la volonté du peuple qui a défendu la voie européenne lors de la révolution de la dignité – EuroMaïdan, en 2014, et qui défend les valeurs européennes sur la ligne de front. 
L'intégration européenne constitue une question de sécurité nationale pour l'Ukraine puisque, dès 2019, « l'identité européenne du peuple ukrainien et l'irréversibilité de la voie européenne et euro-atlantique de l'Ukraine » sont inscrites dans la Constitution, consécutivement aux amendements pris sur la base de la « voie stratégique de l'État pour l'acquisition d'une pleine adhésion à l'Union européenne et à l’OTAN ». Avant cela, la loi ukrainienne de juin 2018 sur la sécurité nationale avait défini « l'intégration de l'Ukraine dans l'espace politique, économique, sécuritaire et juridique européen et l'adhésion à l'Union européenne » comme l'un des intérêts nationaux fondamentaux de l'État. 
Ainsi, l’Ukraine a ouvré au rapprochement vers l’Union européenne avec la mise en œuvre de ce texte. Considérant son volume et son ambition, les leçons tirées de la mise en œuvre de l'accord d’association par l'Ukraine peuvent aider à organiser efficacement le processus de négociation d'adhésion.

Les priorités commerciales de l’accord d’association 

Cet accord constitue un document essentiel en ce qui concerne les relations entre l'Union européenne et l'Ukraine car il définit les domaines de coopération et envisage le rapprochement de la législation ukrainienne avec « l'acquis communautaire ». Signé il y a dix ans, il poursuit alors un double objectif : ouvrir la voie à l'association politique et à l'intégration économique entre l'Ukraine et l'Union européenne (zone de libre-échange approfondie et complète) et accélérer la modernisation de l'Ukraine. Cette idée a fonctionné dans une certaine mesure.

1. Les premiers progrès de l'Ukraine dans la mise en œuvre de l’accord (2014-2022)

Si l'Ukraine a considérablement approfondi son dialogue politique avec l'Union européenne avec l’adoption des normes européennes en abandonnant les normes soviétiques obsolètes, la mise en œuvre de l'accord a mis en évidence la faible capacité institutionnelle de l'Ukraine. Par conséquent, un effet non intentionnel de l’accord est sa contribution à la construction institutionnelle de l'Ukraine. En effet, en fournissant une assistance technique pour renforcer la capacité du gouvernement à mettre la législation nationale en conformité avec l'acquis communautaire, une partie de ses mécanismes institutionnels s’améliorent.

Au fur et à mesure de sa mise en œuvre, les résultats sont mitigés. En effet, le plan d'action consistant en environ deux mille tâches est trop dissocié des réformes institutionnelles ou des plans de réforme sectoriels. En pratique, seuls quelques secteurs font exception : les douanes, l’énergie, l’environnement, les marchés publics, et les mesures sanitaires et phytosanitaires. Le manque d'alignement dans les autres secteurs couverts par l'accord rend difficile la réalisation d'une évaluation d'impact appropriée de l'adoption des réglementations européennes et donc une planification politique efficace, comme en atteste l’étude de la Fondation Konrad Adenauer et du Centre ukrainien de politique européenne en 2019.
Par ailleurs, l'accord ne motive pas à mener à bien les réformes globales, puisqu’aucune perspective d’adhésion à l’Union européenne n’est envisagée. S’il prévoit parmi ses objectifs « d'établir des conditions pour des relations économiques et commerciales renforcées conduisant à une intégration graduelle de l'Ukraine dans le Marché intérieur européen », en réalité, cet objectif est difficile à atteindre sans un soutien financier pour engager des réformes coûteuses ou une meilleure compréhension de ce que l'intégration signifie. Dans ce contexte, des progrès dans l'adoption de la législation européenne ont pu être observés dans les secteurs (droit des affaires en particulier) où l'harmonisation était considérée comme bénéfique. Dans d'autres cas, comme le droit de la propriété intellectuelle, les réformes apparaissent comme moins urgentes et ne disposent pas de la même attention tant dans leur élaboration que dans leur application. La zone de libre-échange approfondie et complète (DCFTA) constitue alors une priorité plus importante que la partie politique de l'accord et ses réformes institutionnelles.

Selon le suivi réalisé par le Centre ukrainien de politique européenne en 2022, l'Ukraine a rempli 30,4% des engagements prévus par l'accord. En tenant compte des engagements en cours, la mise en œuvre globale atteint 55%. Le tableau montre les progrès cumulatifs de la réalisation des engagements dans tous les secteurs couverts par l'accord de 2014 à 2022.

Les secteurs les plus avancés ont bénéficié de mesures d'incitation ; par exemple, la réforme des marchés publics a été encouragée par le gouvernement, avant même l’entrée en vigueur de l’accord. L'alignement sur les normes européennes dans le domaine des obstacles au commerce a été stimulé par la perspective de la signature de l'accord sur l'évaluation de la conformité et l'acceptation des produits industriels (ACAA), permettant le commerce des produits industriels ukrainiens sur le marché européen. Les entreprises agricoles ukrainiennes ont alors intérêt à adopter les normes sanitaires et phytosanitaires européennes afin que leurs produits puissent être exportés vers le marché européen. Un autre exemple est celui des réformes dans le secteur de l'énergie qui ont été menées pour se débarrasser de l'imprévisibilité des approvisionnements russes et passer aux importations en provenance de l'Union européenne[3].

2. L’intégration européenne en temps de guerre

Le rapport de suivi de l'UCEP expose que l'invasion russe, entamée en février 2022, a ralenti la mise en œuvre de l'accord ; elle n'a alors été que de 6%. Les ressources de l'Etat ont été réorientées vers les besoins militaires et les autres réformes sont passées à un niveau secondaire. A la fin de l’année 2023, les dommages de guerre atteignent 152 milliards $, selon l’ONU. En outre, le blocus russe des ports ukrainiens a rendu impossible l'exportation des produits agricoles. L'initiative sur les céréales de la mer Noire, soutenue par l'ONU et la Turquie, a permis d'augmenter les exportations de produits agricoles vers des pays tiers. Depuis sa mise en œuvre en août 2022, l'Ukraine a réussi à exporter environ 50% de toutes les céréales et oléagineux, ce qui a contribué à stabiliser le marché alimentaire mondial. Malheureusement, l'initiative fut de courte durée, la Russie s'en étant retirée dès juillet 2023.

Les couloirs de solidarité entre l’Union européenne et l’Ukraine constituent une voie d'exportation alternative. Cette option a permis d'exporter des produits non agricoles (métaux, minerai de fer, produits chimiques). Les mesures prises par l'Union européenne de suspendre des droits de douane, quotas et mesures de défense commerciale sur les exportations ukrainiennes et l'accord sur le transport de marchandises par route ont fait office de bouée de sauvetage pour l'économie ukrainienne. En juillet 2023, l'Ukraine avait exporté environ 40 millions de tonnes de produits agricoles via les couloirs de solidarité, soit plus de 50% des exportations ukrainiennes de céréales et d'oléagineux. Toutefois, les mesures unilatérales prises par différents États membres pour restreindre les importations ukrainiennes et les blocages de la frontière avec la Pologne ont entraîné des pertes considérables. Les exportations passant par les points de contrôle bloqués ont diminué de 40 % et les pertes pour le budget de l'État se sont élevées à 210 millions € en raison d'un manque à gagner pour les paiements douaniers. 

Pour l'Ukraine, il est indispensable d’exporter et de préserver la libéralisation du commerce afin de maintenir l'économie à flot en temps de guerre. De plus, l'Union européenne peut assurer une intégration progressive dans le marché unique, et cela permettrait d'attirer les investissements et de soutenir l'économie ukrainienne. En effet, avant même que les opposants de l’élargissement à l’Ukraine ne soulèvent ces difficultés (article 2 TUE), la Cour des comptes européenne explique que, de 2016 à 2020, les obstacles principaux aux investissements étrangers en Ukraine sont la corruption généralisée, le manque de confiance dans le système judiciaire, ainsi que l'instauration de monopoles sur les marchés et la ‘captation de l'État’ par les oligarques.

Regard sur les futures négociations d'adhésion : le cas des « fondamentaux »

Les « fondamentaux » constituent à la fois le plus grand défi pour l'Ukraine et la réalisation la plus importante sur le chemin vers l'Union européenne. Étant donné que les négociations s'ouvrent et se concluent sur ce point central, il devrait faire l'objet de la plus grande attention de toutes les parties. Les réformes demandées - à savoir la réforme de la gouvernance, la réforme judiciaire, la réforme des organes chargés de l'ordre public et la réforme de la lutte contre la corruption - influencent le succès du pays dans la mise en œuvre d'autres réformes. 

Comme indiqué, le pourcentage de réformes mises en œuvre dans ce cadre reste faible. Toutefois, ces réformes, fondées sur des normes internationales, sont mises en œuvre dans tous les pays en fonction du système juridique et des spécificités de la législation. En ce qui concerne l'Ukraine, après l'orientation européenne décidée en 2014, des mesures importantes ont été prises pour mettre en œuvre les réformes institutionnelles, comme par exemple la réforme de l'administration publique, qui n'est devenue systémique qu'après la révolution de la dignité et la signature de l'accord.

1. La réforme de l’administration publique

La réforme de l'administration publique constitue une véritable rampe de lancement vers l’Union européenne, mais des difficultés demeurent risquant d’affecter les progrès de l'intégration européenne. En effet, l'objectif de la réforme vise la mise en place d’un système efficace de coordination des politiques. Cette étape constitue l'instrument influent d'un processus efficace et structuré de rapprochement de la législation ukrainienne avec l'acquis communautaire. Il s’agit de prévoir l'interaction des institutions et des fonctionnaires à tous niveaux afin d'améliorer l'infrastructure d'intégration européenne, d’améliorer la planification stratégique et l'élaboration de documents d'orientation et de mettre en place le fonctionnement des directions politiques dans les ministères. Enfin, il nous semble indispensable d’enrichir la législation et les pratiques des pouvoirs publics en matière de communication publique sur l'élaboration des politiques et la prise de décision.

a. Une stratégie de réforme au sein des ministères

La création de directions dans les ministères et l'introduction de spécialistes des réformes constituent une étape importante qui influe à la fois sur le changement d'approche de l'élaboration des politiques et sur l'efficacité du processus d'intégration européenne. L'objectif de ces unités est de créer des centres d'élaboration des politiques au sein des ministères. Des progrès partiels ont été réalisés en ce sens, ce qui a permis la création de directions de la planification stratégique et de l'intégration européenne. 

En juillet 2023, seuls quatre ministères disposent d'un système de directions, mais leurs effectifs semblent faibles. Il existe un déséquilibre dans le système d'administration publique en ce qui concerne le fonctionnement des unités nécessaires à l'élaboration des politiques et à la mise en œuvre des tâches d'intégration européenne. Cette situation menace l'aptitude et la capacité à former des équipes de négociation pour chaque chapitre de négociation, ce qui risque de mettre à mal les capacités de mener ces négociations d’adhésion.

Des directions devraient être créées dans chaque ministère afin de permettre la mise en place d'un système efficace d'intégration européenne et le rapprochement de la législation ukrainienne avec celle de l'Union européenne.

b. Des fonctionnaires capables de s’impliquer dans les réformes

La capacité de la fonction publique et son niveau d'implication dans le processus d'intégration européenne sont des éléments essentiels au bon fonctionnement de la gouvernance.  Tout d'abord, la législation sur la fonction publique semble être d'une qualité suffisante et la politique dans ce domaine est élaborée et mise en œuvre efficacement par l'Agence nationale de la fonction publique (NACS). Toutefois, la mise en œuvre pratique des pouvoirs liés à l'intégration se heurte encore à certains problèmes. Par exemple, le 8 mai 2023, la NACS a présenté un rapport sur la capacité à transposer le droit européen dans la législation ukrainienne. Les résultats de l'enquête ont montré que dans 12 des 128 domaines politiques inclus dans les chapitres de négociation, il n'y a pas d'autorités publiques qui jouent un rôle de premier plan dans l'élaboration des politiques sectorielles. Dans 27 domaines politiques, plus d'un organisme a identifié son rôle comme étant prépondérant, ce qui indique un chevauchement des pouvoirs. Ces résultats sont principalement liés à l'absence d'une liste claire des domaines d'action publique dans la législation et à l'absence de délimitation des compétences en matière de mise en œuvre des politiques. Il faut y remédier, c’est le deuxième facteur important dans le processus de réforme de l'administration publique. 

L'Ukraine est actuellement confrontée à ce problème de manière aiguë, compte tenu de la guerre. En outre, les changements dans les priorités de l'État déclenchés par l'invasion russe ont réduit les capacités de réforme. Malgré ces défis, le système d'administration publique semble évoluer de manière assez efficace. Il est impératif de continuer. La poursuite devrait être une priorité pour l'État, car il s'agit à la fois d'un cadre d'analyse et d'élaboration de politiques concernant le processus d'intégration européenne et d'un critère permettant à l'Union européenne d'évaluer l'état de préparation de l'Ukraine à l'adhésion.

2. La lutte contre la corruption

Un autre exemple de l'impact positif des relations ukraino-européennes est la réforme anti-corruption entreprise depuis 2014. Ces 10 dernières années, l'Ukraine a créé un système de lutte contre la corruption comportant deux niveaux d’action : en matière de prévention et de poursuites judiciaires pour corruption.

L'Ukraine a mis en place une structure comprenant, entre autres, l'Agence nationale pour la prévention de la corruption, le Bureau national de lutte contre la corruption, le Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption, la Haute Cour spécialisée dans la lutte contre la corruption, les commissaires chargés de la lutte contre la corruption au sein des organes de l'État et des collectivités locales, et l'Agence nationale ukrainienne pour la recherche, le traçage et la gestion des biens provenant de la corruption et d'autres délits.

En parallèle, a pu être adoptée une législation[4] qui réglemente la déclaration électronique et publique des intérêts des personnalités officielles ; la résolution des conflits d'intérêts ; les marchés publics et de défense ; les normes relatives aux données ouvertes ; la transparence des fonds publics ; le financement des partis politiques ; la protection des lanceurs d’alerte ; l'adoption du programme national de lutte contre la corruption et des programmes de lutte contre la corruption des autorités nationales et locales, des personnes morales ; la détection des systèmes de corruption et la mise en cause de la responsabilité juridique des auteurs, y compris des hauts fonctionnaires; et la saisie et la confiscation des biens détournés et la confiscation civile des actifs injustifiés.

L'Ukraine semble donc capable d'améliorer de manière significative la situation dans le domaine de la lutte contre la corruption au cours des prochaines années afin de poursuivre les réformes politiques et économiques, de développer et renforcer les partenariats entre l'État, les communautés et les ONG. Elle devrait donc continuer à s’assurer du soutien des partenaires internationaux et en particulier, celui de l’Union européenne.

Seule ombre au tableau : la réforme du Bureau de la sécurité économique. Effectif depuis 2021, cet organisme d'État n'a pas encore démontré l'efficacité, la transparence ou la tolérance zéro attendues en matière de corruption. Reconnaissant l'ampleur du problème, le Parlement travaille à résoudre plusieurs des problèmes mentionnés dans le dernier Rapport de la Commission européenne. Il est crucial que la réforme concerne système dans son ensemble. Nous nous attendons donc à ce que la stratégie globale contribue à atteindre ce résultat.

3. Les questions relatives à l’influence

La mise en œuvre de mesures de désoligarchisation reste une priorité, en témoignent les conclusions de la Commission de Venise de juin 2023. Si l'invasion a conduit à un début de désoligarchisation de l'Ukraine, il n’est pas raisonnable de stopper les progrès dans cette direction. Il convient d'introduire des mesures globales et efficaces pour développer une législation de qualité dans ce domaine pour éviter que les oligarques mis en cause aujourd’hui ne soient remplacés par de nouveaux demain.

En conséquence, la réglementation du lobbying s’est vite avérée complexe à élaborer. L'Agence nationale pour la prévention de la corruption a commencé à rédiger un projet de loi visant à réglementer le lobbying en Ukraine. Toutefois, le premier projet soulève de nombreuses questions notamment en ce qui concerne la liste des sujets de droit concernés par son application. Des représentants de la société civile ont pu participer au groupe de travail chargé de finaliser le projet de loi et ce texte a été signé par le président Zelensky, en mars 2024, et devra être assorti de son Registre de Transparence. Si la loi envisage la création d’un service de lobbying, ces activités rémunérées devront être déclarées mais ne concernent pas les structures à but non lucratif. 

La mise en place d'une pratique durable et transparente de lutte contre la corruption est indispensable pour garantir l’amélioration significative de la qualité du travail des autorités dans le cadre des enquêtes sur les délits de corruption.

4. La réforme du système judiciaire

La réforme du système judiciaire s’est intensifiée après la révolution de la dignité en 2014. Cela s’explique par le fait que le système judiciaire a été utilisé comme mécanisme de répression contre les citoyens pendant les manifestations[5]. Ainsi, la réforme judiciaire, lancée en 2016 et en 2019, a permis de résoudre certains problèmes, en renforçant son indépendance et sa responsabilité. Ce résultat a été obtenu en limitant l'influence des organes politiques sur le pouvoir judiciaire et en élargissant les pouvoirs des organes de gouvernance judiciaire. Cependant, des défauts dans la conception de la réforme judiciaire, un manque de volonté politique, des problèmes d'intégrité et d'indépendance des entités chargées de mettre en œuvre les changements législatifs ont fait que tous les objectifs déclarés de la réforme n'ont pas été atteints. Par conséquent, la pertinence de la réforme judiciaire s'est accrue de manière significative.

Les premières mesures[6] visent à se débarrasser des juges qui ont discrédité le système judiciaire et, en conséquence, à le dépolitiser[7]. S’en suivent une évaluation des qualifications des juges et une révision des procédures relatives à la responsabilité disciplinaire des juges. Une amélioration de la procédure est envisagée. La difficulté de cette réforme réside dans la résistance de certains juges. La réforme entamée s'est d’ailleurs vue interrompue, avant même l’invasion à, par le blocage de deux organes du gouvernement judiciaire, le Haut Conseil de la Justice et la Haute Commission de Qualification des Juges. L'octroi du statut de candidat à l'Ukraine et les 7 critères présentés par la Commission européenne ont donné l'impulsion et la motivation nécessaires à la poursuite de la réforme. 

L'un des défis majeurs est l'absence d'un mécanisme fonctionnant séparément pour la mise en cause de la responsabilité disciplinaire des juges. La Commission européenne a souligné la nécessité de créer un tel service d'inspection disciplinaire.  Depuis août 2021, le Haut Conseil de la Justice n'a pas examiné les plaintes disciplinaires contre les juges en raison de l'absence de ce service. Par conséquent, plus de 11 000 plaintes se sont accumulées, leur examen a repris en novembre 2023. Le recrutement par voie de concours pour ce service d’inspection est en cours. 

Cette approche fragmentée ne nous semble pas encourageante pour la trajectoire vers l'intégration européenne de l'Ukraine. Il est important de développer et d'adopter un document systématique et complet sur la réforme judiciaire, visant à réaliser des changements qualitatifs et à mettre en œuvre la réforme de façon à rendre plus compréhensible les évolutions demandées par le processus d'adhésion.

5. Les pouvoirs de police, sécurité intérieure et ordre public

La réforme des organes chargés de faire respecter la loi et l'ordre public a été réalisée, mais pas de façon systématique. Comme pour la réforme judiciaire, les 7 critères proposés ont permis de lancer l'élaboration d'une stratégie de réforme des organes chargés de l'ordre public en Ukraine. 

La recommandation de la Commission européenne dans ce domaine - l'adoption du Plan stratégique global pour la réforme des agences de l'application de la loi dans le cadre du secteur de la sécurité et de la défense - a été mise en œuvre en Ukraine. Le 11 mai 2023, le président ukrainien l’a approuvé par le décret n° 273/2023, qui se trouve sous la coordination de la mission d'assistance militaire de l'Union (EUMAM) en Ukraine. C’est une bonne chose car ce Plan concerne le renforcement de la capacité institutionnelle des agences de l'application de la loi et la réforme de la procédure pénale.

Cependant, son développement a été envisagé pour des conditions de temps de paix et ne répond pas aux défis liés à la justice militaire[8]. De plus, le Plan ne couvre pas la réforme des agences de l'application de la loi telles que le Bureau national anti-corruption de et le Bureau du Procureur anti-corruption spécialisé. Cependant, ses dispositions sont générales et devraient s'appliquer à ces agences. Le Plan est davantage un document cadre qui définit les orientations des réformes et les idées fortes, et sa mise en œuvre dépendra entièrement de la qualité de sa mise en œuvre, mais il ne semble pas avoir pris en compte les avancées permises par l’accord.

Comment l'Union européenne peut contribuer à la mise en œuvre efficace des réformes ?

La méthodologie pour l'élaboration des critères de référence des réformes fondamentales devrait être améliorée. En particulier, cela peut être réalisé en utilisant l'expérience de la mise en œuvre des sept étapes proposées par la Commission européenne. Les critères de référence pour chacune des réformes devraient être détaillés et précis, sans être sur-généralisés. De cette manière, la mise en œuvre la plus efficace peut être réalisée, et le suivi de leur mise en œuvre deviendra plus facile, permettant de détecter rapidement d'éventuelles incohérences.

Sans aucun doute, un changement d'approche nécessite une participation plus active de la société civile à ce processus. Les groupes de réflexion peuvent renforcer le processus en fournissant une expertise approfondie dans chacun des secteurs qui doivent être réformés dans le cadre de l'intégration européenne. Cette approche devrait faciliter la mise en œuvre des tâches pour chaque partie au processus. En effet, la Commission européenne pourrait exposer simplement le processus de suivi des réformes et des engagements ; le gouvernement ukrainien aurait une meilleure compréhension des mesures à prendre pour atteindre le résultat souhaité ; la société civile pourrait surveiller la mise en œuvre de manière efficace, répondre aux défis, apporter un soutien au gouvernement dans les domaines nécessaires à l'intégration européenne et dénoncer les malfaçons.

***

L'Ukraine, face à l'agression russe, tente de maintenir son économie à flot et poursuit le mouvement d’adhésion à l'Union européenne. Cette dernière peut jouer un rôle significatif en aidant l'Ukraine à réussir cette tâche. Cela pourrait inclure la préservation des mesures actuelles de libéralisation du commerce et de la logistique, la subordination progressive de l'Ukraine au marché unique européen dans les secteurs où c'est possible, et rendre le processus de négociation d'adhésion aussi efficace que possible pour éviter les malentendus.


[1] Certains articles de l'AA (qui couvrent des questions relevant de la compétence de l'Union) ont été appliqués provisoirement dès le 1er novembre 2014, et d'autres l'ont été à partir du 1er janvier 2016. Par conséquent, l'Ukraine a commencé à mettre en œuvre certaines dispositions avant 2017.


[2] Cet accord n’avait d’ailleurs pas suscité grand enthousiasme, cf. le vote consultatif néerlandais organisé en 2016.


[3] Vlad Vernyhora, “A Place of Ukraine in a More Cohesive European Union: Synergising the Two Different Integrations”, 2019. 


[4] Avis conjoint du 22 octobre 2015.


[5] Rapport de mission OFPRA, 2020.


[6] Ibid. pp. 4-15.


[7] La lutte entre le président Zelensky et Olexandre Toupitski, président de la Cour constitutionnelle et accusé de corruption avait d’ailleurs occupé une partie de l’actualité ukrainienne jusqu’à la veille de l’agression russe et conduit le président ukrainien à le limoger, outrepassant ainsi largement ses prérogatives constitutionnelles.


[8] Ceci implique la poursuite des crimes de guerre et la lutte contre le collaborationnisme et la détérioration de la criminalité en temps de guerre.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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