L'agriculture de l'Europe et l'agriculture d'Ukraine sont complémentaires

Agriculture

Jean-Jacques Hervé

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1 juillet 2024
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Hervé Jean-Jacques

Jean-Jacques Hervé

Président honoraire de l’Académie d’Agriculture de France, Conseiller du Commerce extérieur de la France, Ancien Conseiller agricole près l’Ambassade de France à Moscou, Ancien Conseiller du Gouvernement d’Ukraine pour les questions agricoles

L'agriculture de l'Europe et l'agriculture d'Ukraine sont complémentaires

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De toutes les activités économiques et sociales de l’Ukraine, l’agriculture est depuis très longtemps la plus riche, la plus diversifiée et la plus innovante. Depuis l’agression de la Russie lancée en 2014 contre l’Ukraine avec l’annexion de la Crimée, elle est aussi devenue la plus essentielle pour le pays et celle qui soulève le plus d’interrogations dans ses relations avec l’Union européenne, qu’elle entend rejoindre le plus rapidement possible. Beaucoup reprochent à l’Ukraine une concurrence déloyale : sur le blé qui perturbe fortement l’économie agraire de la Pologne ; sur les viandes de volaille qui menaceraient la production française ; sur le sucre et, de plus en plus, sur les produits bio.

Au-delà des circonstances particulières que nous connaissons actuellement, l’Ukraine peut occuper une place de choix au sein d’une Union européenne élargie. Grâce à son agriculture performante, elle peut contribuer à affermir le rôle de l’Union dans la couverture des besoins alimentaires des pays déficitaires, alors que privée de l’Ukraine, l’Union européenne perd des parts de marché partout dans le monde au profit notamment de la concurrence croissante de la Russie. La compétitivité de l’Ukraine ne saurait être un obstacle à une coopération fructueuse, si les négociations d’adhésion acceptent de se dérouler en incluant les questions essentielles du changement climatique, de la diversité écologique et de l’aspiration d’une majorité de ruraux à contribuer à la résolution de ces problèmes. Cette note esquisse les enjeux et les solutions à analyser ensemble pour l’action et donc pour donner un cap nouveau et déterminé à une Politique agricole commune (PAC) déboussolée.

Des terres et des parcellaires faits pour une agriculture à haute productivité

Dans la narration de son voyage pour rejoindre la comtesse Hanska à côté de Berditchev, dans la steppe de la région ukrainienne de Vinnitsa, Honoré de Balzac note qu’après avoir franchi les postes frontières de Lviv, la terre change de couleur et semble destinée à une production abondante et facile : « Il suffit de jeter quelques poignées de graines pour qu’elles germent et donnent du grain comme nulle part ailleurs[1] », écrit-il. Il observe ce que le grand savant russo-ukrainien Dokoutchaev identifie comme les tchernoziums ou, littéralement en russe, « les terres noires », les plus fertiles du monde et dont le territoire de l’Ukraine est le mieux doté de tout l’hémisphère nord de la planète. Dokouchaev avait présenté ses travaux à Paris à l’occasion de l’exposition universelle de 1900 dans un exposé considéré comme étant à l’origine de la pédologie ou science des sols. Cela marque le début d’une réinvention des sciences agronomiques, fondée sur la compréhension de l’origine et de l’entretien de la fertilité des sols. Outre la classification des sols en fonction de la nature des roches supports, du climat et des usages, Dokouchaev met en évidence la perte de potentiel agricole due à l’érosion éolienne, très intense sur les steppes sans relief et faiblement boisées de la majeure partie de la Russie européenne d’alors. Sur ses conseils, on implante alors des haies brise-vent pour mettre à l’abri de grandes unités de terres cultivables qui forment encore la signature du finage[2] agraire de cette partie du monde. Les haies de Dokouchaev se composent de deux rangées d’arbres délimitant un chemin utilisable par les paysans (mais aussi par les soldats pour des déplacements discrets). Un sous-étage d’arbustes, et parfois d’arbres fruitiers, forme un écran aux vents très efficace et abrite une flore et une faune, notamment d’oiseaux, tous très utiles auxiliaires des cultivateurs.

Les terres noires se répartissent selon un vaste arc, en forme de virgule dont le cœur se situe au centre des Carpates, se développe au travers de l’Ukraine centrale et méridionale, se poursuit ensuite en Russie européenne, couvre le sud sibérien après les modestes hauteurs de l’Oural, s’étend sur une zone de moins en moins large de part et d’autre de la frontière entre la Russie et le Kazakhstan et se termine au sud-ouest du lac Baïkal. Ces terres fertiles forment ce que l’on peut désigner comme la « Corn Belt de l’Est » très intense en Ukraine, mais aussi dans les grandes régions russes autour de Krasnodar, Stavropol et Barnaul, ou de Pavlograd au Kazakhstan. 

L’Ukraine est de loin le pays de l’ancien bloc soviétique le mieux pourvu en terres noires. Elles représentent près de 60% de ses quarante millions d’hectares de terres agricoles. C’est pourquoi elle est le cœur des exportations de grains depuis l’empire des tsars et la principale source de denrées alimentaires de la Russie soviétique. L’agriculture intensive est en quelque sorte inscrite dans les gènes édaphiques[3] de l’Ukraine. Au moment de l’effondrement de l’URSS en 1991, l’Ukraine produit environ soixante-dix millions de tonnes de cultures industrielles (céréales, betterave à sucre, oléagineux), soit près de deux tonnes en moyenne par hectare, tandis que la Russie peine à collecter ces mêmes soixante-dix millions de tonnes sur les deux cents vingt millions d’hectares de ses terres agricoles, soit une productivité d’un tiers de tonne par hectare, six fois moindre que celle de l’Ukraine. Celle-ci a donc, après l’effondrement de l’URSS, continué de répondre à la demande russe, devenue son premier marché à l’export. 

L’effondrement de l’URSS en 1991 provoque un recul de ses agricultures ; la crise asiatique de 1998 un sursaut 

Un retour en arrière s’impose pour comprendre comment l’ancien espace soviétique est passé d’une dépendance alimentaire qui en faisait le premier importateur mondial de blé à un ensemble de trois grands producteurs : la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan qui ont fait du port d’Odessa, et plus généralement de la mer Noire, la référence mondiale du marché du blé et de la plupart des grandes céréales d’exportation, devant le marché de Rouen et celui du golfe du Mexique pour les productions américaines. Exsangue, la Russie de Boris Eltsine est contrainte de solliciter les grandes institutions financières internationales qui imposent des réformes profondes avec une privatisation rapide et complète du secteur agricole. Dans la pratique, la couverture des besoins alimentaires d’un pays de cent quarante millions d’habitants, fortement urbanisé, est bien plus efficace dans le court terme en ayant recours aux importations massives de produits carnés et de produits laitiers en provenance d’Ukraine, de l’Union européenne et des États-Unis. C’est l’époque des Bush legs, cuisses de poulet congelées que les Américains ne consomment pas, vendues dans les remorques de camions qui s’alignent dans les allées des anciens marchés kolkhoziens. Les importateurs de ces produits alimentaires s’enrichissent vite, se concurrencent avec une violence extrême, soudoient les services de contrôle et de douane, amplifient et généralisent une corruption endémique. L’agriculture de la Russie, au lieu d’entrer dans l’économie de marché préconisée par la Banque mondiale, végète sous la pression des importations alimentaires. Elle reste « le trou noir de son économie », jusqu’à la crise financière asiatique de 1998. 

A l’été 1998, déjà chancelant dans le contexte de la spéculation sur des titres d’État (GKO), le rouble s’effondre. En perdant les trois-quarts de sa valeur, il ne permet plus aux consommateurs d’acheter les produits d’importation devenus quatre fois plus chers en quelques semaines. La nouvelle catégorie sociale des importateurs de produits alimentaires réagit vite à cette situation qui fait gonfler leurs dettes et les menace de faillite. Les exportateurs occidentaux sont dans l’obligation de réagir, car leurs avances devenues irremboursables les menacent sérieusement, parfois du dépôt de bilan. Certains des importateurs - ceux que la crise n’a pas immédiatement ruinés - comprennent alors qu’ils doivent recréer et conquérir un marché de la production. Ils ne se perdent pas dans les détails et vont à l’essentiel. Ils ont alors déjà compris que la viande de volaille est facile à produire. En quelques semaines, un poussin d’un jour transforme 1,6 kilogrammes de grains en un kilogramme de poulet de chair - un ratio physiologique essentiel pour comprendre l’ampleur et la vitesse de la montée en puissance des productions de broiler (blancs de poulet d’élevage) de la Russie et de l’Ukraine. Ces nouveaux entrepreneurs passent alors des accords avec les meilleurs fournisseurs des technologies aviaires occidentales afin de moderniser au moindre coût les anciennes fermes avicoles de l’époque soviétique. Ils veillent à prendre le contrôle de la production céréalière de ces anciens kolkhozes, clé de voûte de leurs futurs succès économiques. Ils découvrent l’importance d’un accès rapide aux bonnes ressources génétiques, aux équipements essentiels de modernisation des bâtiments, et à une médecine vétérinaire performante. Ils rencontrent une écoute intéressée auprès des industries occidentales des équipements aviaires qui voient, dans ce mouvement, une occasion de développement alors que leurs marchés s’étiolent dans les pays occidentaux saturés. Ces industriels acceptent des découverts pour ces nouveaux clients qu’ils défendent auprès de leurs compagnies d’assurance export. Les banques occidentales implantées en Russie et en Ukraine suivent et acceptent avec prudence, mais détermination, de couvrir les besoins de trésorerie. Ces initiatives changent de façon déterminante le contexte de l’économie agricole. 

Il faudrait de plus longs développements pour décrire la diversité des réponses des anciennes fermes collectives, certaines abattues par la dureté des réformes, d’autres générant au sein de ces structures du passé, de nouvelles entités, initiant le noyau de groupes privés dont certains deviendront des leaders régionaux, parfois nationaux. La contrainte de la crise financière et ses opportunités sont perçues très nettement par les nouveaux patrons des anciennes structures industrielles dont la modernisation est beaucoup plus hasardeuse que ne promet de l’être celle d’une aviculture moderne et accessible à bon prix. Le mouvement concerne des PME avant de s’amplifier avec l’émergence de grands groupes. Grands ou petits, tous ont pu se mettre en place avec la complicité intéressée des agents publics pour répondre aux besoins alimentaires locaux, en vendant des volailles, des farines, du pain, etc. sur les marchés, puis dans les embryons de réseaux de distribution, dont ils sont aussi parfois les actionnaires de référence. Certains de ces nouveaux farmers y voient le moyen de constituer des holdings à vocation agricole internationale qui donnent leur nom aux « agroholdings » qui dominent depuis une vingtaine d’années le paysage agricole de l’ancienne Union soviétique. 

Parallèlement au renouveau d’une production avicole performante, mais toujours dépendante de la génétique et de la médecine vétérinaire occidentales, la production porcine connaît un développement spectaculaire. La productivité, certes moindre que celle de la production aviaire, reste attractive pour les investisseurs. Il faut environ trois kilogrammes de grains pour produire un kilogramme de viande porcine[4]. 

Les nouveaux États issus de l’URSS, impécunieux, ne peuvent alors rivaliser avec les pays occidentaux pour apporter des subventions à ce mouvement large et diversifié, bien différent du modèle familial unique soutenu en Europe par la PAC. Ils ont accompagné l’évolution des outils de production en reportant sine die les dettes accumulées par les anciens kolkhozes au cours des quinze dernières années (impôts, cotisations aux Fonds de retraite et de santé, impayés, etc.). L’effacement de cet endettement libère les initiatives et les grandes entreprises se développent en créant des marques commerciales et en conquérant des positions dominantes dans la distribution alimentaire. A titre d’exemple, le puissant homme d’affaires russe Potanine investit dans le secteur agricole en reprenant progressivement les actifs de l’ancien ministère du pain, mobilisant ses silos et ses wagons pour valoriser la prise de contrôle de nombreux anciens kolkhozes, dont la production céréalière, même extensive, dépasse de loin les besoins des fermes aviaires. En Ukraine, Youri Kossiuk prend le contrôle du centre céréalier historique de Mironovski, au sud de Kiev, dont le « M » figure dans le nom de son puissant groupe de dimension internationale « MHP » qui produit annuellement plus de 800.000 tonnes de viandes de volaille, et compte parmi les principaux exportateurs de produits de base (blé, maïs, soja, tournesol, etc.) d’Ukraine. Ces entrepreneurs, qui sont contraints de composer avec des services publics corrompus, initient de façon déterminante un retour vers les exportations céréalières qui avaient fait la fortune des grands négociants russes « du temps des tsars », ou celle du groupe international Dreyfus, lui-même revenant au port d’Odessa en Ukraine et dans les plaines de la Volga en Russie pour s’implanter de nouveau dans cet espace aux perspectives agricoles considérables. 

Les avantages comparatifs structurels des agricultures de l’Est 

Les structures agricoles européennes ressentent rapidement l’effet de cette reprise agricole russe et ukrainienne. La chute de leurs exportations de viandes porcines a fait baisser le cours de référence d’un kilo de viande porcine de près d’un euro en Europe. Elle a accéléré la réorganisation des structures de production européennes, notamment la génétique, désormais regroupées au sein de deux grands groupes par rachat et fusion de plusieurs entités françaises, néerlandaises, suédoises ou danoises notamment. Les producteurs russes, ukrainiens et européens utilisent pratiquement les mêmes technologies. Ils s’appuient sur les mêmes patrimoines génétiques et ont cherché, au moins pour les groupes à vocation exportatrice, à se passer du recours aux hormones de croissance, afin de pouvoir accéder aux marchés européens, dont les réglementations les interdisent. Ce n’est pas le recours à des molécules interdites dans l’Union européenne qui crée une compétition déloyale de la part des filières exportatrices de viande aviaire ou porcine de Russie ou d’Ukraine. Le cœur de la compétition est leur coût de production deux fois inférieur à celui des filières européennes. 

L’enthousiasme d’Honoré de Balzac sur les capacités de production est partagé, plus d’un siècle après lui, par de nombreux visiteurs européens venus prendre la mesure du potentiel de production de ce nouveau monde agricole. Les sols présentent des caractéristiques organiques qui leur confèrent une assez grande résilience aux variations climatiques et une capacité élevée de minéralisation qui permet de réduire le recours aux engrais de synthèse. C’est un premier facteur de réduction du coût de certains intrants. Mais l’écart le plus significatif entre les coûts de production est généré par les différences entre les organisations parcellaires. Les terres agricoles d’Ukraine, de Russie et du Kazakhstan sont organisées en parcelles de grande taille, délimitées par les haies brise -vent préconisées par Dokouchaev et dotées d’un parc de matériel plus de deux fois moins abondant que dans la majorité des exploitations européennes. Les matériels sont utilisés deux fois plus longtemps dans chaque campagne et leur durée de vie est plus longue que dans les exploitations occidentales, où souvent les « bons agriculteurs » tirent fierté de posséder des matériels neufs, à la pointe du progrès. Ces choix technologiques font que les immobilisations en capital dans les entreprises russes ou ukrainiennes sont, de fait, plus de deux fois inférieures à celles de leurs voisines d’Europe occidentale. 

Lorsque l’agriculteur européen produit une tonne de blé à 180 ou 200 €, le producteur russe comme le producteur ukrainien mettent la même tonne d’un blé - qui peut de surcroît contenir deux points de plus de protéines- à environ 100 $. Cette différence entre les avantages comparatifs se traduit par des coûts de production de l’unité commercialisable deux fois inférieurs à ceux des producteurs occidentaux. Avec les mêmes performances pour la transformation de ces céréales en viande de volaille ou de porc, leurs prix coûtants sont également plus de deux fois inférieurs. C’est une donnée incontournable qui doit être prise en compte pour analyser les relations à établir entre les pays issus de l’ex-URSS et les producteurs occidentaux, notamment les producteurs européens, les premiers touchés par la compétition arrivant de la mer Noire. 

Les enjeux de la mer Noire depuis la guerre russe en Ukraine

La mer Noire est le centre nodal des flux à l’exportation de la Russie et de l’Ukraine. Le port d’Odessa, qui concentre les exportations au XIXe siècle, puis partage avec Saint-Pétersbourg les importations soviétiques, redevient à la fin du XXe siècle un port d’exportation où convergent les voies ferrées et les livraisons en camion, parfois directement depuis les champs fraîchement moissonnés. Tous les grands opérateurs mondiaux y disposent de silos, parfois d’un quai, mais le port est à l’étroit et trop petit pour absorber les soixante millions de tonnes que l’Ukraine met à l’exportation. De nouveaux ports ont été créés ou réaménagés de part et d’autre d’Odessa, comme Nikolaïev, Pivdienniy ou les ports sur l’embouchure du Danube. La Russie n’est pas en reste. Elle double les capacités de Novorossisk, son seul port en eaux profondes sur la mer Noire et celles des ports fluviaux d’Azov ou de Rostov-sur-le-Don. Plusieurs opérateurs se dotent de grues pour le rechargement des grands navires - Panamax de 60 000 tonnes - à partir des péniches fluvio-maritimes qui drainent les grands bassins fluviaux du Don, de la Volga et, plus récemment, du Dniepr. La Russie et l’Ukraine, pays voisins traversés par la même et profonde mutation agricole, s’affrontent sur les mêmes marchés dans une compétition de plus en plus aigüe. Ils visent les pays importateurs d’Afrique du Nord, d’Asie, notamment la Chine, mais s’intéressent également aux hubs qui ouvrent l’accès aux pays de l’Afrique continentale.

La vive compétition commerciale restait acceptable avant l’invasion de la Crimée en 2014 ; elle s’est durcie depuis et, plus encore après l’agression russe de février 2022 qui marque la volonté de Moscou de russifier totalement la mer d’Azov. En réduisant volontairement le « tirant d’air » sous le nouveau pont de Kertch qui relie depuis l’annexion de la Crimée le Kouban russe à la presqu’île, elle empêche la circulation des navires ukrainiens depuis ou vers les ports de Marioupol ou de Berdiansk par où sortaient les productions agricoles mais aussi les produits métallurgiques et le charbon du Donbass. En fermant ainsi l’accès des industries de l’Est ukrainien aux marchés d’import-export, elle les oblige à se replier vers les ports de la mer Noire et à supporter des coûts logistiques additionnels, tout en compliquant les flux provenant du centre et de l’ouest du pays. 

Dans les semaines qui ont suivi l’agression russe, la circulation des navires en mer Noire a été de facto impossible en raison des menaces créées par les mines flottantes et les tirs des navires de guerre. La dangerosité des traversées a immédiatement fait s’envoler le prix des polices d’assurance maritime, interdisant de facto toute navigation. Les marchés se sont inquiétés des conséquences du blocage de la mer Noire sur le commerce des grains, malgré une récolte précédente et des stocks mondiaux suffisants. Craignant des crises alimentaires dans les pays importateurs, le Secrétaire général des Nations unies a entamé des négociations pour la réouverture du trafic maritime. La Turquie, qui contrôle les détroits et entretient des relations actives avec la Russie, a rejoint cette initiative. La Russie, dont les flux au départ de Novorossisk sont bloqués et qui craint donc pour ses propres exportations, accepte de s’engager dans un protocole qui lui permet de contrôler tous les navires à l’entrée et la sortie de la mer Noire. Elle installe ses contrôleurs à Istanbul. Les exportations reprennent mais avec des délais beaucoup plus longs et des coûts plus élevés.

Les producteurs agricoles ukrainiens ont vite réagi au blocage de la mer Noire en cherchant toutes les autres possibilités d’exportation. La première a consisté à reporter les flux vers le port roumain, à la fois maritime et fluvial, de Constanta, par le rail, la route ou le Danube relié au port par un canal. Mais les capacités de Constanta (environ 100 Mt) et de ses deux ports associés voisins (Midia et Mangadia) se trouvent rapidement saturées. Certains producteurs utilisent la ligne de chemin de fer au format soviétique qui relie directement le réseau ukrainien à la ville de Katowice en Pologne. Sur place, ces producteurs cherchent à louer, voire pour certains à acquérir des capacités de stockage dans l’attente d’expéditions ferroviaires à destination des grands ports céréaliers européens. D’autres producteurs valorisent les gares dites de passage situées aux frontières européennes de l’Ukraine, équipées de voies parallèles dans les deux écartements permettant le transbordement des chargements. Enfin, certains envoient les camions directement en Pologne ou en Hongrie. Sur place, ils doivent, comme pour l’alternative roumaine, trouver des capacités transitoires de stockage dans l’attente de sillons ferroviaires disponibles. 

Il aurait fallu qu’une coordination soit assurée pour mobiliser des sillons ferroviaires continus au sein du territoire européen, afin d’accélérer le transfert de ces grains destinés à l’exportation depuis la frontière polonaise vers les grands ports de la mer du Nord ou de l’océan Atlantique. Sans expérience des transports ferroviaires européens, et de leur organisation complexe par Etat et par région, les producteurs ukrainiens ont été contraints de prolonger leurs stockages locaux. L’accumulation des coûts intermédiaires les a poussés à déstocker sur place. Ils ont donc proposé leur maïs et d’autres grains aux éleveurs polonais ou hongrois, très heureux de les acquérir bien en dessous du cours européen, déclenchant ipso facto, une vive contestation de leurs céréaliers s’estimant spoliés, puis une crise politique au sein de l’Union européenne qui aurait dû, et pu, être évitée. 

La meilleure logistique, et la moins chère, reste celle de la mer Noire. Après beaucoup d’hésitations, la Russie n’a pas pu s’opposer à la délimitation d’un corridor maritime sécurisé, empruntant les eaux territoriales de pays membres de l’Union par lequel plus de 50 Mt ont transité lors de la dernière campagne. Mais la voie continentale reste importante avec un volume d’environ 10Mt. Malgré la réouverture de la voie maritime, les prix payés aux producteurs ukrainiens ne rejoignent pas, et de loin, leur niveau d’avant-guerre. Ils doivent se contenter de 120 à 150 $/t. laminant les marges, à peu près équivalentes, qu’ils percevaient avant la guerre et qui avaient nourri, en Ukraine comme en Russie, l’accroissement et la modernisation des infrastructures portuaires, des capacités de stockage et des exploitations agricoles.

Avec les mêmes prix coûtant que l’Ukraine, la Russie dispose d’une énorme marge de négociation commerciale avec les pays qu’elle cible pour accroître son influence internationale. Elle peut littéralement casser les prix pour les pays d’Afrique où elle est de plus en plus présente, suscitant de leur part l’abstention dans les votes aux Nations unies condamnant l’agression russe de l’Ukraine. 

La Russie agricole concurrente de l’Ukraine et de l’Europe

Ce tableau, à la fois d’économie de la production agricole et d’accès aux marchés solvables, campe les enjeux tant pour l’Ukraine que pour la Russie, ainsi que pour l’Europe plus concernée qu’elle ne le croit par l’irruption d’une Russie devenue le premier exportateur mondial de blé. La concurrence des exportations russes s’exprime avec vigueur alors que les exportations européennes vers les pays d’Afrique du Nord fléchissent structurellement. La Russie a pratiquement capté le marché de l’Egypte qui ne produit - au plus - que huit mois de sa consommation alimentaire annuelle. Ni l’Europe, ni les Etats-Unis ne jouent plus un rôle significatif dans la couverture des besoins de cet immense pays, qui donne accès à d’autres nations africaines déficitaires. L’Algérie a récemment modifié les critères de sélection des céréales qu’elle importe permettant ainsi aux céréales russes d’accéder à son marché. Le Maroc cherche à accroître ses achats en Ukraine… ou en Russie. De nombreux États d’Afrique sont de plus en plus sensibles aux propositions intéressantes des exportateurs russes qui, comme leurs concurrents ukrainiens, disposent d’une marge de négociation considérable. Ils peuvent consentir des conditions de paiement avantageuses. Car le cours mondial (si ce terme a un véritable sens économique) revenu dans la fourchette 180 – 200 $/t reste bien supérieur aux prix coûtants russes ou ukrainiens qui se situent encore aux environs de 100 - 120 $/t. 

Le retour prévisible de la Russie vers une position exportatrice plus importante s’appuie sur ses faibles coûts de production, mais aussi sur un potentiel encore sous-exploité : ses deux cents millions d’hectares de terres pourraient produire deux fois plus. Les réserves foncières - que laisse entrevoir le changement climatique - pourraient représenter plusieurs dizaines de millions d’hectares. Enfin, la Russie dispose de ressources énergétiques et minérales qui en font l’un des grands producteurs mondiaux d’engrais azotés, sans compter les ressources des immenses bassins versants de ses grands fleuves pour développer l’irrigation.

Le potentiel d’exportation agricole russe menace donc les exportations ukrainiennes et …européennes. Avec des marges laminées, les producteurs ukrainiens doivent analyser avec plus de finesse leurs structures de coûts, notamment le niveau de leur recours aux engrais et aux produits phytosanitaires, surtout si la Russie en rend l’exportation vers l’Ukraine plus coûteuse. Dans ce contexte, l’Ukraine pourrait perdre le solde positif du commerce extérieur que lui procurent ses exportations agricoles. 

Les exportations agricoles de l’Union européenne sont sérieusement menacées si celle-ci n’entreprend aucune démarche pour inverser les résultats de cette inéluctable compétition. Mais la machinerie européenne et les lobbies qui s’en nourrissent y sont-ils prêts ? Sont-ils prêts à reconnaître que leur véritable concurrent n’est pas l’Ukraine mais l’immense Russie en raison des avantages déjà mentionnés alors qu’en raison de sa démographie, elle assure son autonomie alimentaire avec moins de 80 Mt de grains ?

Les Européens sont-ils conscients de ce renversement des alliances et des compétitions commerciales ? Il est vraiment permis d’en douter en écoutant les arguments avancés par les principales organisations professionnelles agricoles françaises, reprises notamment par leurs homologues néerlandaises et allemandes. Elles continuent de voir dans l’Ukraine non pas un compétiteur disposant d’avantages comparatifs incontestables avec qui il faudrait chercher un accord, mais un concurrent déloyal accusé d’utiliser des molécules interdites en Europe et de pratiquer un dumping commercial. Il est vrai que ces arguments séduisent les pouvoirs publics et les forces politiques qui les soutiennent. Ils permettent d’occulter l’ampleur de la crise européenne du secteur agricole dans son ensemble, en ne retenant comme motif d'importantes et nombreuses manifestations spontanées qu’un excès de la bureaucratie qui a fait perdre de vue les objectifs que la paysannerie attendait de la PAC. 

La France a perdu cent mille exploitations agricoles au cours des dix années qui séparent les deux derniers recensements agricoles. Comme il s’agit pour l’essentiel de fermes familiales, ce sont 200 000 emplois en zone rurale qui ont disparu. Les terres ainsi libérées ont été reprises pour l’essentiel par de plus grandes exploitations, certaines dépassant le millier d’hectares. Dans le même temps, les producteurs de fruits et légumes et les viticulteurs font appel à plus de 400 000 emplois temporaires assurés par des migrants d’Afrique, des ressortissants bulgares et roumains, dans des situations souvent précaires Les structures professionnelles agricoles européennes ne semblent pas mesurer l’impact des dynamiques agricoles des pays de l’Europe de l’Est.

Les agricultures de l’Ukraine et l’Europe sont indissociables

La guerre russe en Ukraine met donc en lumière des questions essentielles de la politique agricole commune. L’initiative des producteurs ukrainiens en faveur d’une voie continentale revenait à esquisser un espace exportateur de dimension européenne. Une sorte de boucle céréalière comparable à celle qui draine les grandes plaines américaines et dessert le golfe du Mexique, une des trois références du marché mondial avec Rouen et désormais la mer Noire.

L’intérêt bien compris des producteurs européens semble, à l’évidence, reposer sur la construction d’une offre commune d’exportation. Il s’agira de bâtir des « logistiques à destination » assemblant des céréales et d’autres productions agricoles, produites et élaborées à la fois en Ukraine et dans l’Union européenne, avec une répartition équitable des marges et des prix attractifs, pour combiner - et en tirer parti - les avantages comparatifs des uns et des autres. Schématiquement l’offre combinerait une tonne d’Ukraine au prix coûtant de 100 et une tonne de l’Union européenne au prix coûtant de 200 pour mettre en marché une tonne à 150. Il devrait être convenu de retenir une marge identique pour les deux provenances, de 20 par exemple, afin de permettre à ces exportations d’être en dessous du cours mondial, marge comprise, et donc sans coût de soutien pour le budget communautaire. Cette combinaison des chargements permettrait de faire bénéficier les importateurs de la meilleure qualité protéique des blés de la mer Noire avec la fiabilité commerciale dont les Européens sont bien meilleurs garants que les Ukrainiens trop soumis aux pressions de la corruption. Il s’agirait donc de mettre en place une forme d’autorégulation entre producteurs et non plus d’une concurrence dominée par les cinq grands traders mondiaux, connus sous le vocable ABCCD. Cette idée est loin d’être utopique. Elle est déjà partiellement réalisée par les exploitants agricoles européens installés en Ukraine lorsqu’ils consolident les résultats de leurs deux implantations. Au sein de l’Union européenne, les règlements s’efforcent depuis longtemps de contenir la concurrence générée par les différentiels de coûts de production entre les différentes régions. 

Une Europe agricole se dessinerait ainsi avec une coordination des flux vers les ports exportateurs de l’Atlantique et de la mer du Nord d’une part et vers les ports de la Méditerranée et de la mer Noire avec les ports bulgares, roumains et ukrainiens. Cette perspective séduit un certain nombre de producteurs ukrainiens qui craignent la pression des ABCCD mais qui redoutent aussi les réticences et la bureaucratie intra-européenne. Ce projet serait réellement européen. Il devrait précéder les discussions concernant l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne afin d’en expliciter les raisons et de démontrer concrètement qu’elle est indispensable pour conserver les capacités exportatrices de l’Europe et offrir de nouvelles perspectives de coopération dans la sphère agricole. 

Tout aussi stratégiques, des négociations sont indispensables pour répondre au besoin croissant d’une partie de la jeunesse, dans l’Union européenne comme en Ukraine, de s’installer dans le monde rural avec des activités diversifiées combinant les productions agricoles et les services d’appui à la gestion des biens communs. Le renouvellement des générations dans le secteur agricole est une question qui se pose partout et que la PAC n’aborde pratiquement pas, sauf à considérer que l’époque marquée par la fin des paysans serait aussi celle de la fin des ruraux.

On ne peut être que frappé par la convergence des problématiques contemporaines et des attentes sociales et socioéconomiques dans ces deux parties. Le sujet de la coexistence de grandes structures de production intégrées et de petites et moyennes entreprises est central. Pour cela, il est indispensable de se doter d’outils pertinents de régulation répondant à la fois à la nécessité de maîtriser les coûts de production, de répondre aux enjeux alimentaires et environnementaux, et de revivification du tissu rural européen.

Cela semble être le moyen le plus sûr de dissiper la crainte ressentie par les producteurs de l’Union européenne face à la compétition ukrainienne. C’est aussi un moyen, comme l’ont montré la Pologne ou la Hongrie, de lutter contre la corruption qui sévit toujours en Ukraine, dans tous les secteurs et qui oblige les meilleures volontés à se soumettre aux corrupteurs.


[1] Honoré de BALZAC. Lettre sur Kiew. Editions Lapina, Paris 1927.


[2] Le finage est l’ensemble des terres exploitées individuellement ou collectivement par une communauté rurale


[3] Les caractéristiques édaphiques comprennent la teneur en eau, l'acidité, l'aération et la disponibilité des nutriments. Influencé par des facteurs inhérents au sol plutôt que par des facteurs climatiques.


[4] Nous reviendrons sur l’importance de ce second indice de productivité, plus déterminant que beaucoup d’autres indices de comptabilité, même agricole.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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