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Entretien avec Philippe de Suremain

L'UE et ses voisins orientaux

Philippe de Suremain

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9 décembre 2013
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de Suremain Philippe

Philippe de Suremain

Ministre plénipotentiaire hors classe, Philippe de Suremain a été Ambassadeur de France en Ukraine de 2002 à 2005, pendant la Révolution Orange. Membre du comité scientifique de la Fondation Robert Schuman, il est un expert reconnu des questions ukrainiennes.

Entretien avec Philippe de Suremain

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1. A quoi attribuez-vous le refus ukrainien de signer l'accord d'association et de libre-échange avec l'Union européenne ? Les pressions russes, une mauvaise appréciation européenne, ou une volte-face due à la versatilité d'une personnalité controversée, Viktor Ianoukovitch, qui a toujours préféré la Russie à l'Union européenne ?

La spectaculaire volte-face de Viktor Ianoukovitch à la veille de signer à Vilnius l'accord d'association et de libre échange a stupéfait les Ukrainiens qui le tenaient pour acquit, les Européens au terme d'une laborieuse négociation qu'ils croyaient aboutie, bien des Russes aussi sinon le Kremlin qui lui avait dûment préparé "l'heureuse surprise".

L'Union européenne n'est certes pas en cause dans cet échec. Sans doute des Etats membres se sont-ils diversement empressés vis-à-vis de l'Ukraine, les plus solidaires étant les nouveaux adhérents qui ont jadis partagé le sort de leur voisin, les autres quelque peu déroutés par la rhétorique pro-européenne que Kiev tardait à traduire dans les faits. Cet échec s'explique d'abord par la formidable pression exercée par la Russie au cours de l'été sur une Ukraine fragilisée par sa dette et sa dépendance énergétique et commerciale, une véritable guerre économique préventive (dont le risque a eu également raison de l'Arménie). L'enjeu pour le Kremlin est de taille : l'Union douanière, puis l'Union eurasienne, projet phare de Vladimir Poutine, ne peuvent réussir sans l'Ukraine. Viktor Ianoukovitch a tenté maladroitement de s'esquiver, par des concessions sans compensations (prolongement de la location de la base navale de Sébastopol), ou en procrastinant. Ne pouvant éluder le choix entre l'Est et l'Ouest, le rapport de forces le lui a imposé. Quelles que soient les affinités entre Russes et Ukrainiens, c'est la méfiance qui de plus en plus prévaut et elle n'est pas prête d'être dissipée.

Viktor Ianoukovitch a pour objectif premier sa réélection en 2015 : sa survie en dépend et celle de sa "famille", ce cercle restreint sur lequel il a bâti une verticale du pouvoir et une rapide fortune qui ne lui vaut pas que des amis dans un monde oligarchique très byzantin. L'inculture et l'arrogance du personnage sont tournées en dérision. Cette élection présidentielle n'est pas gagnée d'avance, la précédente ayant été gagnée de justesse, avec moins de voix qu'il n'en avait reçues en 2004. L'électorat est en majorité favorable à l'Europe. C'est le drapeau européen et non plus orange qui est brandi sur le Maidan, symbole du refus de la corruption, la justice sélective, l'absence de réformes que dénonce une classe moyenne privée de perspectives. Viktor Ianoukovitch est victime de cette "politique multi-vectorielle" sans vision ni dessein à l'intérieur comme à l'extérieur. Il en sort davantage discrédité si s'est possible. Mais l'histoire n'est pas finie : aculés, Ianokouvitch et son entourage luttent pour leur survie et n'ont pas dit leur dernier mot.

2. Le président ukrainien s'est dit prêt à reprendre les négociations avec l'Union pour un accord d'association et de libre-échange. Qu'est-ce que l'Union pourrait proposer à l'Ukraine en plus d'un accès aux 500 millions de consommateurs de son marché intérieur et son aide au développement ?

La tentation pour l'Union européenne serait de s'en tenir là. Reprendre une négociation "suspendue" alors qu'elle est arrivée à son terme serait accepter un chantage qui a trop duré. L'accord est sur la table, et tant qu'il y est la porte doit être laissée ouverte. D'autant que l'Union européenne exerce une exceptionnelle attractivité sur les Ukrainiens qui y voient le modèle à suivre pour réaliser enfin l'Etat de droit auquel ils aspirent. Les mentalités évoluent à une rapidité que le spectacle auquel se livre le pouvoir ne laisse pas soupçonner.

Il ne faudrait pas donner à l'Ukraine le sentiment qu'elle est abandonnée à elle-même. Au-delà de la crise de régime qu'elle traverse, de ses difficultés économiques et surtout financières présentes, elle représente un considérable potentiel à tous égards qui en feront tôt ou tard le partenaire majeur qu'elle devrait déjà être. Il y faut une politique plus cohérente, davantage concertée entre tous les Etats membres de l'Union, et qui vise la société sous tous ses aspects. L'Union européenne y gagnerait elle-même ce supplément d'âme qu'elle recherche : il faut en particulier favoriser les échanges par une politique de visa conduite avec plus de discernement, et ainsi favoriser la formation d'une nouvelle élite, et se montrer pugnace dans le secteur économique d'accès difficile mais très porteur pour qui réussit à percer. La qualité de la main d'œuvre et le niveau technique des ingénieurs sont incontestables. L'effort qui avait été consenti pour la Pologne lors de sa candidature est l'exemple à suivre : il y a eu plus que retour sur investissement.

3. La politique d'élargissement européenne est-elle mise en échec? Les accords d'association et de libre-échange, qui s'abstiennent de proposer une pleine adhésion à nos voisins, sont-ils suffisants pour assurer "l'ancrage européen" du voisinage de l'Union ?

On aurait pu mieux faire : la politique de voisinage a été quelque peu improvisée, concernant d'abord les laissés pour compte de l'élargissement à l'est, puis étendue à toute la périphérie méridionale de l'Union européenne et même au-delà. Les intéressés ont néanmoins compris qu'ils avaient avantage à jouer le jeu. Puis l'on est passé au partenariat oriental, maigrement financé, mais qui avait le mérite de resserrer l'exercice mais dans une cohabitation plus ou moins bienvenue. Mieux aurait valu d'emblée proposer un partenariat spécifique à chacun, et surtout à l'Ukraine, qui donne le sentiment d'avoir été pris individuellement en considération. D'une façon ou d'une autre, on ne peut faire l'impasse sur une perspective européenne ; donner à entendre que chacun serait jugé selon ses mérites serait plus convaincant, la tâche à accomplir étant telle que l'on peut donner du temps au temps. Le précédent de la Slovaquie que personne n'attendait mérite réflexion.

4. L'échec des négociations avec l'Europe a provoqué de très importantes manifestations et en riposte une répression brutale. Vous étiez Ambassadeur de France à Kiev pendant la Révolution Orange et avez joué, avec vos collègues occidentaux, un rôle essentiel pour lui préserver son caractère pacifique. Comment envisagez-vous l'évolution de la situation dans les jours à venir ? Pensez-vous que les manifestations puissent provoquer des élections anticipées, avant l'échéance normale de 2015 ?

La brutalité avec laquelle ont été réprimées les manifestations dès leur début n'a fait que les aviver : leur ampleur égale et dépasse même celles de 2004, tout aussi spontanées, et pas seulement à Kiev. Il y faut porter d'autant plus attention que c'est vraiment l'aspiration européenne qui en est le moteur. Comme en 2004, les raisons n'en sont pas économiques ou sociales, mais la frustration et l'exaspération devant la corruption croissante appellent l'instauration d'un Etat de droit. Les porte-paroles de la contestation sont pour partie des hommes nouveaux, dont il faut espérer qu'ils sauront s'accorder pour faire front commun sur un programme cohérent : il leur faut gagner la confiance d'une société civile déçue par le gâchis qui a suivi la révolution orange. Il ne s'agit pas d'un coup d'Etat et tout l'enjeu est de permettre que la démocratie s'organise pour que se tiennent des élections que Viktor Ianoukovitch ne peut gagner normalement. Il faudra beaucoup de sagacité de la part des leaders de l'opposition pour s'y préparer. Le Parti des Régions représente des intérêts divers dont la cohésion n'est pas inébranlable. Il serait regrettable que la situation se radicalise et devienne incontrôlable. Mais il y a chez les Ukrainiens une tradition de tolérance qui tempère une certaine propension au désordre. L'héritage cosaque n'est pas oublié. Depuis l'indépendance, quoiqu'il ait pu arriver, on n'en est jamais venu aux mains. Le danger serait plutôt de retomber pour un temps dans l'apathie.

5. Qu'est-ce qui selon vous pousse tant de citoyens à manifester en faveur d'une Ukraine européenne : un choix économique ? Un choix politique en faveur de la liberté et de la démocratie ? Une revendication "anti-Russie" ?

L'aspiration européenne des Ukrainiens est sincère mais pas univoque. Le choix d'un régime démocratique qui assure la liberté, la justice et le respect de la dignité de chacun et de la nation prévaut. Le modèle n'est certes pas celui que propose la Russie. Le niveau de vie atteint par les Européens, et l'efficacité avec laquelle la plupart des nouveaux adhérents ont su réformer leur système politique et économique -les Etats Baltes étant l'exemple le plus convaincant- impressionne même à l'Est de l'Ukraine. "Pourquoi pas nous ?".

L'antagonisme croissant qui oppose l'Ukraine à la Russie n'est pas irréductible. La Russie aurait-elle joué avec plus d'habilité de la relation avec l'Ukraine qu'elle aurait pu faire meilleure figure. La nostalgie de l'Empire et du centralisme démocratique ne caractérise certes pas les Ukrainiens, où qu'ils soient. Mais une culture largement partagée et des liens personnels nombreux ne suffisent pas à concilier des frères siamois, dont l'un cherche à s'imposer à l'autre. Un passé commun, des mémoires divergentes et des valeurs incompatibles ne facilitent pas le règlement de cette affaire de famille. Selon l'historien Ribatchouk : "la Russie veut moins une Ukraine amicale que soumise". La Maison Européenne construite sur un voisinage commun aurait pu être la solution. Mais le Kremlin s'y oppose en proposant une Europe bipolaire fondée sur un rapport imaginaire de forces. Une Ukraine démocratique serait un redoutable précédent. C'est un choix de société qu'il s'agit d'écarter. La révolution orange aura été le 11 septembre de Vladimir Poutine. Il en redoute la réédition.

6. Vous connaissez tous les acteurs du drame ukrainien. Quelle appréciation portez-vous sur les leaders de l'opposition ? Constituent-ils une alternance crédible à l'actuelle équipe aux affaires à Kiev ?

Le drame ukrainien aura été l'absence de personnalités capables de transformer l'essai, de traduire dans un programme crédible la volonté fortement exprimée d'une société civile de plus en plus affirmée. Viktor Louchtchenko et Ioulia Timochenko ont été portés au pouvoir par une vague orange dont ils ont oublié qu'ils ne l'avaient pas impulsée. Victime de la justice sélective, la seconde est restée un symbole, mais ce n'est pas son nom qui a été scandé sur le Maidan devenu l'Euro-Maidan. Quelle relève peuvent assurer les trois principaux leaders de l'opposition ? Il leur faut s'accorder et la suite en dépend. Le champion du monde boxe, Vitaly Klitchko, a une réputation rare d'intégrité, et preuve de son habileté politique, sinon de son expérience, c'est la qualité de ceux dont il a su s'entourer. Il lui faut éviter les chausse-trappes, la précipitation.

Arseniy Iatseniouk est certainement un économiste de talent mais manque de charisme et a commis plus d'un faux pas. Succédant à un caractère aussi fort que Ioulia Timochenko, il peine à s'affirmer. Quant au chef du parti nationaliste, Svoboda Oleh Tyahnybok, il lui faut modérer ses emportements et contrôler ses troupes. C'est cet ensemble au départ hétéroclite qu'il faut mettre en ordre de bataille, sans précipitation, avec pour objectif l'élection présidentielle en 2015, une opportunité à ne pas rater. Ainsi la motion de censure qui a échoué au Parlement était prématurée. Les responsables de l'opposition doivent gagner la confiance de l'opinion dont ils se sont rapprochés. Cependant que l'ancien ministre de l'Intérieur Iouri Lutsenko, récemment libéré, gagne en autorité. Une nouvelle génération d'hommes politiques souvent remarquables se profile. Mais il faut du temps et c'est l'urgence qui prévaut. Rien n'est joué, et tout ne se joue pas seulement à Kiev dans un pays où le régionalisme est aussi fort.

7. Quid des relations entre l'Union européenne et la Russie à la lumière de ces événements ? L'attitude russe de peur traditionnelle de l'encerclement, et ses démonstrations de force géopolitiques répétées, peuvent-elles être surmontées pour établir une relation stable avec l'Union européenne ?

Viktor Ianoukovitch, en désespoir de cause, a tenté d'imposer la Russie en tiers dans sa relation avec l'Union européenne . Une bévue qui aura au moins eu le mérite à Vilnius d'afficher la répulsion manifestée par la Russie vis-à-vis de l'Union européenne : Vladimir Poutine en a fait un adversaire alors qu'elle est son premier partenaire économique et que l'osmose entre élites russes et européennes ne cesse de s'accentuer. Le Kremlin conçoit la scène internationale sous le seul angle du rapport de force, dont il use avec habileté et cynisme, mais exercer sa seule faculté de nuisance ne suffira pas à rétablir la Russie dans son statut de grande puissance. Partenaire incontournable, elle retrouverait une influence déterminante en reconnaissant son appartenance européenne plutôt qu'à rechercher, comme les slavophiles au XIXème siècle, un destin singulier : nous ne sommes plus au temps de Nicolas 1er. Aux Européens de faire preuve de plus de cohérence vis-à-vis de cet interlocuteur nécessaire mais d'autant plus difficile qu'il n'est pas aussi assuré qu'il le laisse paraître. Une vision stratégique du développement de la Russie, qui est de notre intérêt, ne saurait exclure un rapprochement avec l'Europe dont elle doit admettre qu'elle fait partie.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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