Avenir et perspectives
Dmytro Kuleba
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Dmytro Kuleba
Ministre ukrainien des Affaires étrangères
Maintenant que le processus d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne a commencé, il convient de discuter de la signification historique plus large de l'élargissement de l'Union européenne, ainsi que de certains avantages très pratiques que l'adhésion de l'Ukraine apportera à l'Union[1].
Maintenant que le processus d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne a commencé, il convient de discuter de la signification historique plus large de l'élargissement de l'Union européenne, ainsi que de certains avantages très pratiques que l'adhésion de l'Ukraine apportera à l'Union.
La décision du Conseil européen du 14 décembre 2023 d'ouvrir les négociations d'adhésion avec l'Ukraine a marqué un tournant. S’ensuit un chemin régulier, mais prévisible, de trente-cinq cycles de négociations sur les chapitres de l'accord d'adhésion. Notre plan minimal pour le premier semestre 2024 consiste à achever l'examen de la législation, à convenir du cadre des négociations et à organiser la première conférence intergouvernementale pour lancer le premier cycle de négociations proprement dit.
Nous sommes des réalistes, qui comprenons que le processus de négociation exigera beaucoup de travail - et quelques compromis, en particulier avec nos voisins - mais l'Ukraine a démontré au cours des deux dernières années que rien ne lui est impossible lorsqu'il s'agit de poursuivre l'objectif d'adhésion à l'Union européenne.
En outre, c'est l'Ukraine qui a fait sortir l'Union européenne de l’interminable pause de l'élargissement. Je me souviens qu'il y a deux ans encore, le terme « élargissement » était tabou à Bruxelles et dans de nombreuses autres capitales. Les candidats des Balkans occidentaux sont bloqués depuis des années, en partie à cause de leur propre manque de progrès, mais aussi à cause de la réticence de l'Union européenne à étendre son influence.
Pendant cette période, le gouvernement ukrainien s'est efforcé d'inclure des termes tels que « perspective européenne » dans les différents communiqués des sommets entre l’Union européenne et l’Ukraine. La crainte de l'élargissement était forte chez nos collègues européens.
Le 24 février 2022 a tout changé. Avec le lancement par la Russie de la plus grande guerre d'agression en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, il est devenu évident que les zones grises et l'inaction n'étaient plus une option. Pour l'Ukraine comme pour le reste de l'Europe, il s'agissait d'une question de survie. C'est à ce moment-là que l'Ukraine a présenté sa demande d'adhésion à l'Union européenne et que nos alliés européens ont répondu à cette ambition, d'abord en accordant à l'Ukraine le statut de candidat en juin 2022, puis en décidant du lancement des négociations d'adhésion à l'Union européenne en décembre 2023.
Rien n'a été facile sur ce chemin. Quelques jours avant les décisions de juin 2022 et de décembre 2023, l'issue n'était pas certaine. Les sceptiques continuaient à rejeter la nécessité de ces deux mesures. Toutefois, avec l'aide de nos amis et sympathisants, nous avons réussi à les persuader - ou du moins à les faire s'abstenir dans un cas particulier - que c'était la voie à suivre.
Il convient également de noter que l'Ukraine a correctement et complètement achevé toutes les étapes décrites par la Commission européenne pour garantir des décisions favorables à notre adhésion.
Il me semble que cette réussite exceptionnelle mérite d'être saluée. L'Ukraine est entrée dans l'Histoire en étant le premier pays à passer de la demande d'adhésion à l'ouverture des négociations d'adhésion en moins de deux ans. C'est presque deux fois plus rapide que le précédent record, celui de l'Estonie, qui avait mis trois ans à accomplir cette tâche (1995-1998). La Hongrie a eu besoin de quatre ans, la Lettonie et la Lituanie de cinq et Chypre de huit. Il va sans dire qu'aucun de ces pays n'a dû mener une guerre totale pendant la mise en œuvre de ses réformes.
Dans une certaine mesure, la guerre a stimulé des réformes intérieures courageuses. Lorsque le président Volodymyr Zelensky pressait les membres du parlement ou du gouvernement d'adopter telle ou telle décision cruciale, ils ne pouvaient pas dire non car la survie même de l'État était en jeu. Plus important encore, ces réformes sont essentielles pour l'Ukraine et nous ne les avons pas mises en œuvre dans le seul but d'adhérer à l'Union européenne.
Le président de la République a fait preuve d'un courage remarquable en galvanisant non seulement l'attention du monde, mais aussi les forces intérieures de l'Ukraine sur la voie de la réforme et de la lutte contre la corruption. Ainsi, la Commission européenne a publié en novembre 2023 une évaluation positive et fondée sur le mérite, reconnaissant les progrès accomplis et approuvant l'ouverture de négociations d'adhésion avec l'Ukraine.
Comme pour beaucoup d'autres événements intervenus ces deux dernières années, ce qui se passe en Ukraine ne concerne pas que l'Ukraine elle-même. La lutte de notre pays pour la liberté et l'unité a réveillé le géant européen endormi. Personne n'aurait pu prédire que l'Union européenne prendrait des mesures aussi décisives face à l'agression russe. De nombreuses décisions historiques et sans précédent ont été prises concernant les sanctions et l'aide militaire à l'Ukraine, mais surtout, l'Union européenne a redécouvert son ambition et son rôle au niveau mondial.
L'Ukraine a servi de locomotive d'intégration européenne pour la Moldavie, la Géorgie et peut raccrocher les wagons des pays des Balkans occidentaux. Elle devient le catalyseur pour le processus historique d'extension de l'Union européenne aux frontières politiques naturelles de l'Europe.
Lorsque l'Union européenne s'étendra de Lisbonne à Kiev, elle ne sera pas seulement complète d'un point de vue stratégique, mais elle renforcera également l'unité et la liberté de l'Europe à long terme. Je suis convaincu qu'il en résultera un certain nombre de résultats inattendus et positifs pour le continent et le monde. Par exemple, les processus démocratiques en Biélorussie seront accélérés. Un certain nombre de pays du Caucase du Sud et d'Asie centrale pourraient préférer une coopération plus étroite avec l'Europe plutôt qu'avec la Russie ou la Chine. Les pays d'Asie du Sud, en particulier ceux de l’ASEAN, trouveront de plus en plus profitable d'étendre leur coopération avec l'Ukraine, une fois celle-ci membre de l'Union européenne.
Plus important encore, le projet impérial russe prendra fin, tout comme les rêves malsains du Kremlin de conquérir ou de déstabiliser l'Europe. Après des années d'intoxication par la propagande génocidaire de Poutine, il est peut-être exagéré de prétendre que l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne servira de facteur de démocratisation pour la société russe, mais un tel effet ne peut être exclu.
Plus concrètement, lorsqu’elle en sera membre, l'Ukraine renforcera considérablement la capacité de défense de l'Union européenne, fera progresser sa politique étrangère et apportera une valeur ajoutée au marché commun, ce qui se traduira par une sécurité et une prospérité accrues pour tous les Européens. En tant que superpuissance numérique, l'Ukraine accélérera la numérisation des services publics et de l'administration dans l'ensemble de l'Union.
L'Ukraine est également une source importante d'énergie renouvelable, avec une vaste capacité de production d'hydrogène, d'acier vert, d'énergie solaire et d'énergie éolienne. La région ukrainienne de Bessarabie bénéficie de certains des vents les plus forts et les plus stables d'Europe.
L'Ukraine dispose également d'importantes ressources stratégiques, telles que le lithium, qui est essentiel à la production de véhicules et d'appareils électriques. Tous ces éléments contribueront de manière significative au « Pacte vert » européen.
En tant que grand marché de consommation, l'Ukraine offrira aux entreprises européennes la possibilité de bénéficier directement de l'adhésion au Marché commun d'un pays de plus de 40 millions d'habitants. Les petites et moyennes entreprises européennes bénéficieront également grandement de la reprise future de l'Ukraine.
Le coût total de la réparation des infrastructures ukrainiennes endommagées ou détruites par l'agression russe a déjà dépassé 150 milliards $. À titre de comparaison, l'ensemble du plan Marshall pour l'Europe après la Seconde Guerre mondiale a coûté 165 milliards $ (au taux de change de 2023). L'ampleur et l'importance du projet historique de reconstruction de l'Ukraine créent des opportunités tout aussi historiques et significatives pour les entreprises européennes, en particulier les entreprises du secteur de la construction. Le processus de redressement constituera sans aucun doute un élément important de l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne et de la réforme en général.
Si les avantages pratiques et mutuels sont nombreux, l'entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne servira également une cause historique beaucoup plus importante. Une Union européenne fondée sur les frontières politiques naturelles de l'Europe concrétisera la vision de Robert Schuman et de Jean Monnet d'une Europe unie et pacifique.
Dans le contexte historique propre à l'Ukraine, cela mettra fin à des siècles de lutte pour se libérer de l'influence russe et retourner en Europe, à laquelle nous avons toujours appartenu historiquement, politiquement et culturellement. L'Ukraine a toujours été et restera une nation européenne. C'est simplement que Moscou nous avait éloignés de notre berceau européen, en tentant d'écraser notre identité et de dissoudre la nation ukrainienne dans le creuset impérial russe.
Ce n'est qu'avec l'Ukraine comme partie intégrante que l'Union européenne sera en mesure de transformer le continent européen en une entité politique unique et puissante, dotée d'un véritable statut et d'une influence au niveau mondial. Il n'y a pas d'autre solution dans un monde où la concurrence entre la Chine et les États-Unis est de plus en plus forte. Avec l'Ukraine comme membre, l'Union européenne sera un acteur mondial autonome et une force stabilisatrice dans un monde de plus en plus bipolaire. Plus important encore, l'Europe restera un bastion de paix et de prospérité, un lieu de coopération plutôt que de conflit militaire.
Je suis convaincu que c'est exactement ce que les pères fondateurs de l'Union européenne avaient prévu. Nous devons aux générations passées et futures d'Européens de faire de leurs rêves une réalité. Enfin, en Ukraine, nous ne connaissons que trop bien les horreurs de la guerre. Cela signifie que nous comprenons la valeur de la paix, probablement mieux que toute autre nation européenne. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que les Européens continuent à bénéficier d'un continent de liberté, d'unité, de coopération et de paix après que l'agression russe aura été vaincue et qu'une paix juste aura été rétablie en Ukraine. Finalement, ce qui compte, ce sont les citoyens.
[1] Ce texte a été originellement publié dans le « Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union 2024 », Editions Marie B., avril 2024, 296 p.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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