L'UE et ses voisins orientaux
Florent Parmentier
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ENFlorent Parmentier
En partageant 939 kilomètres de frontières communes avec l’Ukraine, la Moldavie se situe au plus proche de l’épicentre de la guerre déclenchée le 24 février 2022. Dès les premières semaines, les autorités moldaves ont dû construire des infrastructures d’accueil pour les réfugiés ukrainiens fuyant les combats du sud et de l’est du pays. En matière diplomatique et stratégique, cette guerre a aussi joué un rôle d’accélérateur de l’histoire puisqu’en juin 2022, la Moldavie s’est vue, contre toute attente, reconnaître le statut de pays candidat à l’Union européenne. Le mérite de ce rapprochement européen revient largement à l’équipe dirigeante emmenée par la présidente Maia Sandu qui a entraîné, avec son parti (Parti action et solidarité, PAS), les forces vives de la nation sur ce chemin de transformation exigeant, en dépit des nombreuses difficultés que rencontre le pays.
La guerre a d’ores et déjà changé la situation géopolitique de la Moldavie, qui fait également face à un niveau élevé de menaces hybrides de la part de la Russie. En d’autres termes, au-delà du succès du sommet de la Communauté politique européenne, organisé à Château de Mimi le 1er juin 2023, et des nombreux signaux politiques reçus à cette occasion, la Moldavie doit encore être accompagnée sur la voie de la transformation européenne. C’est la raison pour laquelle les Européens ont décidé de l’envoi d’une mission de partenariat, lancée le 31 mai dernier à Chisinau en présence du Haut-représentant Josep Borrell, du vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Nicu Popescu, et de la ministre de l’Intérieur de l’époque, Ana Revenco.
La Moldavie fait face à un niveau élevé de menaces hybrides
Les menaces hybrides se définissent comme l’ensemble de tactiques utilisées par des acteurs étatiques ou non-étatiques pour perturber, déstabiliser ou exercer une influence dans une région donnée. Ces menaces combinent des éléments conventionnels et non-conventionnels, militaires et non-militaires, afin d'atteindre des objectifs politiques, stratégiques ou géopolitiques.
Depuis son indépendance en 1991, la Moldavie a connu un court conflit séparatiste non-résolu à l’est du pays (en Transnistrie, de janvier en juillet 1992), et a pu résoudre celui de Gagaouzie au sud (accord sur un statut d’autonomie en 1994).
Ces deux régions entretiennent des relations privilégiées avec la Russie, et la Transnistrie dispose même de troupes russes sur son territoire. Dans ce contexte, les dirigeants ont depuis l’indépendance oscillé entre des gouvernements favorables à la Russie et d’autres souhaitant un rapprochement, souvent avec la Roumanie, puis avec l’Union européenne, à mesure que le centre de gravité de cette dernière s’est déplacé vers l’Est. Une partie significative de l’opinion publique est toujours convaincue qu’il conviendrait de ne pas trop s’éloigner de la Russie[1], quand bien même l’attitude de celle-ci est hostile vis-à-vis du gouvernement en place. Comme le souligne la présidente Maia Sandu, « en utilisant tout l’éventail des menaces hybrides, y compris les fausses alertes à la bombe, les cyberattaques, la désinformation, les appels à l’agitation sociale et la corruption au grand jour – ils se sont efforcés de déstabiliser le gouvernement, d’éroder notre démocratie et de mettre en péril la contribution de la Moldavie à la sécurité de l’Europe au sens large[2] ».
Sur le plan interne, il est notable que la Russie exerce toujours une influence importante sur le système politique moldave, via des consultants, des transferts d’argent et de la corruption[3]. Deux partis en particulier servent de relais aux revendications pro-russes : le Parti des socialistes (PSRM) et le parti Șor, dirigés respectivement par Igor Dodon[4] et Ilan Shor[5], qui font tous deux l’objet de fortes suspicions, d’enquêtes et de condamnations. Lors des dernières élections en Gagaouzie (30 avril – 14 mai 2023), ces deux partis se sont affrontés au second tour pour le poste de chef de la Gagaouzie (le Bashkan), la victoire revenant à Eugenia Gutsul du parti Șor. Cette victoire a été approuvée par les autorités de Chisinau, en dépit de soupçons de fraudes électorales et de corruption qui n’ont pu être documentés.
On peut attendre une certaine fluidité de cette partie de l’échiquier politique à l’occasion des prochaines échéances électorales (municipales à l’automne, présidentielle en novembre 2024). En effet, le 19 juin, le parti Shor a été interdit à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle, au motif qu’il déstabilise le pays, et indirectement en raison de ses liens avec la Russie[6]. Dans une opposition radicale au pouvoir en place, il a œuvré pour créer des troubles politiques et polariser la société. L’Eglise orthodoxe affiliée à Moscou, majoritaire au sein du pays, véhicule des valeurs traditionnelles opposées à certaines réformes sociétales, trouvant ici des points de convergence avec les groupes d’opposition qu’elle soutient.
Au-delà du domaine politique, la Russie tente également de s’appuyer sur les vulnérabilités économiques pour exercer une influence déterminante sur la Moldavie. Parmi les infrastructures critiques, c’est très certainement l’énergie qui est la plus menacée, ayant fait l’objet de pressions spécifiques depuis l’indépendance. Jusqu’à récemment, la Russie était l’unique fournisseur de gaz de la Moldavie, ce qui a pu entraîner des crises, comme à l’automne 2021[7] ; cependant, elle a pu réduire cette dépendance par une politique de diversification, avec l’aide financière de l’Union européenne. C’est ainsi que Transgaz, opérateur roumain, a annoncé l’acquisition des activités de Gazprom en Moldavie début septembre 2023.
Le secteur électrique n’est pas moins en situation de relative fragilité vis-à-vis de la Russie : la principale centrale électrique (Moldavskaya GRES) est située à Cuciurgan, en Transnistrie, et appartient à l’entreprise russe Inter RAO. Au-delà de l’énergie, les relations commerciales avec la Russie ont été sur le déclin ces dernières années, les exportations s’étant largement réorientées vers les marchés européens à la suite de la conclusion de l’Accord d’association de 2014. Principale partenaire commerciale et investisseuse dans le pays, l’Union européenne est également attractive pour les élites transnistriennes, qui ont changé de comportements bien avant que la frontière ukrainienne ne soit fermée. En outre, la Moldavie est désormais moins dépendante que par le passé pour les transferts de fonds des migrants en provenance de Russie : si l’ensemble des transferts à destination de Chisinau représente encore près de 15,5% du PIB, la part de la Russie a largement décru, passant de 60% en 2014 à 14%[8]. L’inflation, qui a dépassé 30% depuis la guerre, suscite également un fort mécontentement social entretenu par le camp pro-russe, notamment par la propagation de fausses nouvelles.
Parmi les autres vulnérabilités que la Russie utilise pour parvenir à ses fins, la désinformation et les cyberattaques font partie des plus importantes. Les opérations de désinformation sont menées à faible coût, mais peuvent avoir un impact important pour le pays cible en contribuant à polariser la population et à éroder la confiance politique. La mise en place d’une législation adaptée et de mesures de protection de l’espace informationnel pour se protéger des interférences extérieures relève d’un exercice d’équilibriste, puisqu’il faut défendre en même temps la liberté d’expression et la liberté de la presse. Alors que pendant des années, l’influence russe passait principalement par les chaînes de télévision (PRIME, NTV, RTR Planeta) et la presse écrite, elle provient aussi dorénavant des réseaux sociaux et des plateformes d’information (Facebook, Odnoklassniki.ru, Telegram, vkontakte). Enfin, les vulnérabilités de la Moldavie dans le domaine cyber sont avérées : en novembre 2022, le piratage des données de certaines autorités (Maia Sandu, le ministre des Infrastructures et du Développement régional Andrei Spinu, le ministre de la Justice Sergiu Litvinienco, la ministre de l’Intérieur Ana Revenco) n’en a été qu’un exemple parmi d’autres. La Russie peut à la fois utiliser ces failles comme un moyen de chantage face aux élites politiques, mais aussi comme moyen de saper la confiance des citoyens envers l’Etat. Le renseignement n’est pas en reste : soupçonnant des écoutes russes, la Moldavie a exigé en juillet le départ de quarante-cinq personnes travaillant pour l’ambassade de Russie. Le manque de ressources humaines et financières en la matière est criant, concernant le plus haut niveau de l’Etat comme l’ensemble de l’administration plus largement.
Ambitions et limites de la mission de partenariat européenne
Face aux menaces hybrides auxquelles la Moldavie fait face, les Européens ont souhaité lancer une mission civile afin d’épauler le gouvernement dans cette période difficile, suite notamment au discours télévisé, en février dernier, de Maia Sandu dénonçant la menace d’un coup d’Etat encouragé par la Russie[9]. La crise avait débouché sur un changement à la tête du gouvernement, la Première ministre Natalia Gavrilita étant alors remplacée par Dorin Recean[10].
Il convient de noter que cette mission de partenariat n’est pas la première mission européenne en Moldavie : en effet, la mission EUBAM (European Union Border Assistance Mission) a été lancée en 2005, et renouvelée depuis. A l’époque, la « Révolution orange » ukrainienne de décembre 2004, l’adoption du Plan d’action UE – Moldavie de la Politique européenne de voisinage ainsi que le changement d’orientation du gouvernement moldave après les élections législatives de février 2005 avaient créé un contexte favorable à une relance des négociations au sujet de la résolution du conflit transnistrien[11]. Elle s’est donnée alors pour enjeu principal le renforcement du contrôle des frontières, des douanes et des normes et pratiques commerciales de la Moldavie et de l’Ukraine. Plus spécifiquement, elle a visé à soutenir les autorités moldaves dans le renforcement de la sécurité et de la gestion des frontières, la lutte contre la criminalité transfrontalière, la facilitation des échanges commerciaux et le développement des capacités douanières. Depuis lors, la mission est restée basée principalement à Odessa, dispose d’un bureau de liaison à Chisinau, ainsi que de six bureaux extérieurs : trois du côté moldave de la frontière commune et trois du côté ukrainien. La même année, l’Union européenne a également nommé un Représentant spécial pour la Moldavie, le diplomate néerlandais Adriaan Jacobovits de Szeged (2005-2007). Ici, la mission confiée était de renforcer la contribution de l’Union européenne à la résolution du conflit transnistrien. mandat visait à renforcer la coordination avec l’OSCE, à suivre de près les développements politiques sur le terrain et à contribuer à la prévention et au règlement du conflit transnistrien. Son successeur, Kalman Mizsei (2007-2011), a vu ce poste disparaître, faute de résultats concrets, à la différence de la mission EUBAM qui est toujours active.
La mise en place de l’EUPM (European Union Partnership Mission), mission civile, s’effectue dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune. Les missions civiles de l'Union européenne sont généralement constituées d'experts civils, tels que des policiers, des juges, des procureurs, des conseillers juridiques et des spécialistes de la réforme du secteur de la sécurité. Leur objectif est d'aider les pays bénéficiaires à renforcer leurs institutions, à promouvoir l'Etat de droit, à améliorer les capacités de gouvernance et à soutenir la stabilité et le développement durables.
De fait, la mission civile en Moldavie se concentre sur le renforcement de la résilience du secteur de la sécurité du pays dans les domaines de la gestion de crises et des menaces hybrides, y compris la cybersécurité et la lutte contre la manipulation de l’information. Etant l’un des pays les plus touchés par la guerre en Ukraine, la Moldavie a exprimé le désir de recevoir une assistance de l'Union européenne pour renforcer sa gouvernance, sa sécurité et son développement, par une lettre de la Première ministre Natalia Gavrilita adressée au Haut représentant Josep Borrell en date du 28 janvier 2023. Le déploiement de cette mission doit être interprété comme un signal politique des autorités européennes envers les autorités moldaves. La mission doit fournir des conseils de niveau stratégique concernant l’élaboration des stratégies et de politiques, et recenser des besoins en matière de renforcement des capacités (alerte précoce, détection, identification, attribution des menaces et réaction aux menaces hybrides).
Si les ambitions de la mission sont grandes, il faut également en souligner les limites. La première limite est temporelle : le premier mandat de cette mission n'aura une durée que de deux ans renouvelables. La mission a été mise en place à la demande des autorités moldaves, mais sera-t-elle conservée en cas d’alternance ? Par ailleurs, la nature composite des menaces hybrides fait que la mission peut être considérée comme « politique » par ses adversaires. C’est particulièrement le cas si elle se risque à intervenir en matière d’Etat de droit. La seconde limite tient à l’ampleur des défis que doit traiter cette mission, ce qui implique de dégager des priorités claires. Le chef de mission, Cosmin Dinescu, est un diplomate expérimenté, qui a notamment été ambassadeur de Roumanie en Lituanie et en Lettonie. La mission se doit d’être adaptable, en fonction des crises et de l’évolution des menaces hybrides. Mais comment éviter les risques de dispersion pour une équipe d’une quarantaine de personnes dont la tâche est de construire des institutions solides ? Comment coopérer avec les autres acteurs, organisations internationales comme ONG ?
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L’onde de choc de la guerre en Ukraine a induit des mouvements tectoniques pour les pays de la région, engendrant de nouvelles menaces, mais suscitant également une attention inédite de la part des acteurs européens. La mission civile mise en place est l’une des réponses aux menaces hybrides visant la Moldavie, dont les autorités ont sans ambiguïté fait le choix de l’Europe. En dépit des progrès enregistrés, la consolidation de ses institutions constitue l’un des principaux défis en matière d’intégration européenne.
La France, à la faveur d’un rapprochement politique remarquable ces deux dernières années, a toute sa place pour jouer un rôle constructif afin d’accompagner la Moldavie dans ses transformations. Les rencontres de haut niveau, que ce soit à la présidence, au gouvernement, à l’Assemblée nationale ou au Sénat, ont eu lieu en amont et après le Sommet de la Communauté politique européenne. Dès février 2022, l’implantation locale de l’Agence française de développement a contribué à diversifier les partenariats et à favoriser de nouvelles coopérations institutionnelles. La négociation d’un accord de défense, actuellement à l’étude, œuvre également dans le sens d’un renforcement de la position française dans la région, faisant de la Moldavie un point d’attention de sa politique à l’Est.
[1] D’après le Baromètre iData de mai 2023, 52,6% des personnes interrogées étaient contre la sortie de la République de Moldavie de la CEI, contre 34,9% souhaitant en sortir et 12,5% ne répondant pas.
[2] Maia Sandu, « Avec la guerre à sa porte, la Moldavie accélère son rapprochement avec l’Union européenne », Fondation Robert Schuman, 30 mai 2023,
[3] Florent Parmentier, « Moldavie : un système politique sous tension. Entre aspirations européennes et guerre en Ukraine », Ifri, mai 2023.
[4] Igor Dodon est l’actuel chef du Parti des socialistes. Après avoir été plusieurs fois député et ministre, il a été Président de 2016 à 2020.
[5] Ilan Shor est un oligarque moldave lié au scandale du « milliard volé » qui avait concerné trois banques en 2014. Il a été élu maire de la ville d’Orhei de 2015 à 2019, député en 2019 mais démis de ses fonctions. Il vit en exil en Israël, d’où il continue de diriger son parti.
[6] Les cinq députés qu’ils comptent pourront néanmoins continuer de siéger au Parlement, mais sans étiquette, tout comme la nouvelle Bashkan.
[7] La question du prix du gaz et de la dette gazière a opposé les autorités de Chisinau et l’entreprise Gazprom en octobre 2021 : la Moldavie a été contrainte de ne pas appliquer des directives européennes qui aurait pu affaiblir le monopole de Gazprom.
[8] Kamil Calus, “The Russian hybrid threat toolbox in Moldova: economic, political and social dimensions”, avril 2023.
[9] « Le plan de Poutine pour prendre la Moldavie », Le grand continent, 13 février 2023,
[10] Contrairement à Natalia Gavrilita, qui avait un profil d’économiste réformiste, Dorin Recean présente un profil plus sécuritaire. Il était notamment ministre de l’intérieur (2012-2015), et précédemment Secrétaire du Conseil suprême de sécurité de Moldavie (février 2022 - février 2023).
[11] Florent Parmentier La Moldavie, un succès européen majeur pour le Partenariat oriental ? Fondation Robert Schuman, novembre 2010
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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