Elections législatives en Turquie, Le point à une semaine du scrutin

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Corinne Deloy,  

Fondation Robert Schuman

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16 juillet 2007
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Corinne Deloy

Chargée d'études au CERI (Sciences Po Paris), responsable de l'Observatoire des élections en Europe à la Fondation Robert Schuman

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Le 22 juillet prochain, 42,5 millions d'électeurs turcs renouvelleront les 550 membres de la Grande Assemblée nationale, Chambre unique de leur Parlement. Ces élections législatives, auxquelles participeront 14 formations politiques, ont été anticipées de quatre mois après que le Parlement a échoué, en mai dernier, à élire le successeur de Ahmet Necdet Sezer à la Présidence de la République. Le Parti de la justice et du développement (AKP), formation du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 5 ans, est le grand favori du scrutin. Les seules interrogations portent sur l'ampleur de sa victoire (sera-t-il en mesure de gouverner seul ?) et sur le nombre de partis qui entreront au Parlement. Pour être représentée à la Grande Assemblée nationale, toute formation politique doit présenter des candidats dans au moins la moitié des provinces du pays et recueillir un minimum de 10% des suffrages exprimés au niveau national, un seuil très élevé et extrêmement préjudiciable aux 15 millions de citoyens kurdes que compte la Turquie.

Le 5 juillet dernier, à la surprise générale, la Cour constitutionnelle a rejeté les recours en annulation d'une série d'amendements de la réforme constitutionnelle votée par le Parlement le 10 mai dernier par 376 voix pour et 55 contre (et adoptée à nouveau le 30 mai par 370 voix pour et 21 contre après le veto apposé par le Président de la République, Ahmet Necdet Sezer) qui avaient été déposés par le Chef de l'Etat. Les juges ont estimé que cette réforme "n'avait rien d'inconstitutionnel" selon les mots du vice-président de la Cour, Hasim Kilic. La réforme constitutionnelle modifie les institutions et permet l'organisation des élections législatives tous les 4 ans (le mandat des parlementaires est actuellement de 5 ans) ainsi que l'élection du Président de la République au suffrage universel pour un mandat de 5 ans renouvelable une fois (au lieu d'un mandat unique de 7 ans). Le texte abaisse également l'âge d'éligibilité des députés à 25 ans (contre 30 actuellement) et fixe à 184 voix le quorum nécessaire pour le vote des textes de loi. Les formations de l'opposition s'étaient élevées contre cette réforme, critiquant la manière dont les amendements avaient été préparés, l'impossibilité de discuter de leur contenu et enfin leur adoption en toute hâte.

La réforme constitutionnelle - et donc l'élection du Président de la République au suffrage universel - seront soumis à référendum, une consultation populaire, qui, selon la loi électorale, ne peut être organisée que le 1er dimanche après une période de 120 jours, pourrait être organisée le 21 octobre prochain. La décision de la Cour constitutionnelle clôt en partie la crise qui avait éclaté en avril dernier à l'occasion de l'élection du successeur du Chef de l'Etat, Ahmet Necdet Sezer. "Comme le Premier ministre et les députés, le Président de la République sera désigné par le peuple" a déclaré le 6 juillet dernier le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan lors d'un meeting à Samsun.

Le prochain Chef de l'Etat devrait cependant encore être élu au suffrage indirect. Sa désignation constituant même la première tâche à laquelle devra s'atteler le Parlement qui sortira des urnes le 22 juillet.

C'est bien dans cette optique que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan insiste tant sur la nécessité pour sa formation d'obtenir les deux tiers des sièges (soit 367) à la Grande Assemblée nationale, nombre minimum pour procéder à l'élection du Président de la République selon la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 1er mai dernier. Le Parti de la justice et du développement (AKP) mène campagne sur le besoin de stabilité de la Turquie qui ne peut être assurée que par un gouvernement fort et uni, c'est-à-dire structuré autour d'une seule et unique formation.

"Notre passé récent montre que la Turquie a toujours souffert lorsqu'elle a été dirigée par des gouvernements de coalition. Par conséquent, je crois que nous avons besoin d'un gouvernement dirigé par un seul parti qui permet à la Turquie d'avancer et de vivre durant les 5 prochaines années une période aussi riche que celle qu'elle vient de traverser" a ainsi affirmé le ministre d'Etat et négociateur en chef de la Turquie pour l'Union européenne, Ali Babacan, le 8 juillet dernier. "La stabilité économique et politique ne peut être assurée que par un gouvernement dirigé par un seul parti" a renchéri Bülent Arinc, porte-parole du Parlement.

La plateforme électorale de l'AKP fixe 4 objectifs prioritaires pour le pays : dynamiser les relations avec les Etats voisins pour renforcer la position régionale du pays, amener la Turquie à devenir un acteur global sur la scène internationale, mettre en action une diplomatie active dans le conflit chypriote et enfin poursuivre le processus de négociations vers l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Le Premier ministre s'appuie sur son bilan économique et social et promet la poursuite des réformes structurelles entamées en 2002. "Nous avons normalisé les équilibres macro-économiques et nous avons maintenant pour objectif de faire de même au niveau microéconomique. Notre but est d'atteindre d'ici 2013 un revenu par habitant de 10 000 dollars, un PIB de 800 milliards de dollars et des exportations s'élevant à 200 milliards de dollars" a déclaré Recep Tayyip Erdogan. Le bon résultat de la croissance économique du premier trimestre 2007 (6,7% de croissance du PIB, soit + 1,2 point qu'initialement prévu) ne peut que conforter le gouvernement. Le taux d'inflation, en revanche, s'élevait en juin dernier à 8,6% sur les 12 derniers mois, soit bien au-dessus de l'objectif de 5% fixé par le Fonds monétaire international (FMI). "Si les électeurs regardent ce qui a été fait, ils voteront pour l'AKP qui a stabilisé et renforcé l'économie, même si cela n'a pas amélioré la situation du Turc moyen" affirme Omer Faruk Genckaya, professeur de science politique à l'université Bilkent d'Ankara.

9 députés sortants de l'AKP, dont le ministre d'Etat Abdullatif Sener, ont choisi de ne pas se représenter. 54, dont le ministre de l'Industrie Ali Coskun, n'ont pas vraiment eu le choix, le Premier ministre ayant souhaité remplacer la moitié des députés sortants de sa formation par de nouvelles têtes. Recep Tayyip Erdogan est candidat à Istanbul où son adversaire principal sera Ilhan Kesici (Parti républicain du peuple, CHP).

L'AKP a reçu le soutien du patriarche Mesrob II, leader spirituel des Arméniens de Turquie, qui a déclaré qu'il voterait en sa faveur "Le Parti de la justice et du développement est plus modéré et moins nationaliste que les autres formations quand il s'adresse aux minorités. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan nous écoute, nous voterons pour l'AKP aux prochaines élections législatives" a-t-il souligné dans un entretien à l'hebdomadaire allemand, Der Spiegel. Ces propos ont divisé la communauté arménienne. Luiz Bakar, porte parole du patriarche, a dû indiquer que Mesrob II ne faisait qu'exprimer son opinion personnelle et qu'il ne se posait pas en représentant politique de l'ensemble de la communauté. Il faut noter que les communautés chrétiennes de Turquie qui, ont longtemps été proches du Parti républicain du peuple, lui reprochent désormais son nationalisme et s'apprêtent à voter en majorité pour le Parti de la justice et du développement.

L'opposition est extrêmement fragmentée. Le Parti républicain du peuple, formation de centre-gauche, a centré sa campagne sur l'éducation, la santé et la prospérité du pays dans sa plate-forme électorale intitulée "Programme de restauration et de développement de la Turquie". "Une nouvelle Turquie va voir le jour dans les deux semaines. Tout va changer" a promis, en cas de victoire de sa formation, son leader, Deniz Baykal, le 11 juillet dernier dans le discours qu'il a tenu à Mersin. De son côté, le Parti de la juste voie (DP), formation de centre droit, a promis, en cas de victoire, de modifier la Constitution pour mieux garantir les droits de la société civile, l'indépendance de la justice et la liberté de la presse. Son leader, Mehmet Agar, a déclaré que la meilleure coalition gouvernementale serait celle qui rassemblerait son propre parti, le Parti républicain du peuple et le Parti de l'action nationale (MHP), formation ultranationaliste de Devlet Bahceli. Ce dernier, interrogé sur une éventuelle coalition gouvernementale, a répondu : "Notre objectif est de figurer seuls au gouvernement". Enfin, le Parti de la mère patrie (ANTAVAN), formation de centre droit, a connu quelques troubles après que le 5 juillet dernier certains de ses cadres, dont le leader du groupe parlementaire du parti, Muzaffer Kurtulmusoglu, ont demandé au leader, Erkan Memcu, de démissionner après l'échec de la fusion du parti avec le Parti de la juste voie en vue des élections législatives du 22 juillet.

Une première dans le pays : les formations politiques sont nombreuses à faire campagne sur Internet et notamment sur le site www.youtube.com, un temps suspendu pour avoir hébergé une vidéo insultant Kemal Atatürk selon les autorités turques. Le Parti républicain du peuple propose 4 000 vidéoclips sur ce site, le Parti de la justice et du développement, 3 000 et le Parti de l'action nationale, 1 000.

A une semaine des élections législatives, ce sont toujours les attaques du Parti des travailleurs kurdes (PKK) dans le sud-est du pays (et à partir du nord de l'Irak, utilisé comme base arrière par les combattants) qui sont au cœur de l'actualité. Selon les forces armées turques, 67 soldats et 110 rebelles ont été tués depuis le début de cette année. Le général Yasar Büyükanit, chef d'état-major des armées, a expressément demandé au gouvernement de fixer les lignes directrices d'une incursion militaire dans le nord de l'Irak pour faire cesser les attaques des rebelles. Il a également appelé la population à manifester contre la violence du Parti des travailleurs kurdes. Le 30 juin dernier, 5000 personnes sont ainsi descendues dans les rues d'Ankara pour dénoncer les attaques des Kurdes et reprocher aux Etats-Unis leur inaction devant cette situation. Dans beaucoup de rassemblements, des slogans accusant le Parti de la justice et du développement d'être complice du Parti des travailleurs kurdes ont été lancés.

Le gouvernement a longtemps prôné la négociation et la prudence face aux attaques des séparatistes kurdes, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan parlant d'un "problème interne à la Turquie" et affirmant qu'une incursion militaire en Irak ne serait envisagée qu'en dernière option. "La responsabilité gouvernementale nous empêche de penser : "Nous allons entrer en Irak du Nord et les électeurs vont voter pour nous". Nous ne ferons jamais d'une opération transfrontalière un élément de campagne électorale" déclarait encore le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül en juin dernier. Il y a quelques jours, il affirmait cependant à la chaîne de télévision privée NTV : "Nous avons décidé des moyens d'agir, tout est clair. Nous savons quoi faire et quand le faire. L'armée et le gouvernement sont convenus des détails d'une opération transfrontalière contre rebelles kurdes basés en Irak".

Le 9 juillet, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan s'est exprimé à ce sujet à la télévision. Il a affirmé que la Turquie prendrait les mesures nécessaires si les Etats-Unis ne tenaient pas leurs promesses, c'est-à-dire s'ils n'intervenaient pas pour faire cesser la rébellion kurde. "Nous constatons avec beaucoup de tristesse que les Américains demeurent silencieux alors que les Turcs luttent contre le terrorisme. Ils nous ont fait des promesses et ils doivent les tenir. Sinon, nous prendrons la situation en main. Il y aura, après les élections, une réévaluation de la situation", a t-il déclaré.

L'adhésion à l'Union européenne a été peu abordée durant cette campagne électorale. Le 26 juin dernier, deux nouveaux chapitres de négociation consacrés aux statistiques et au contrôle financier ont été ouverts. Le processus de négociation, démarré en juin 2006 avec l'ouverture du premier chapitre (sur 35 au total) consacré à la science et à la technologie, a pris du retard et a été partiellement suspendu en raison du veto posé par la République de Chypre en décembre 2006 à la suite du refus de la Turquie d'ouvrir ses ports et ses aéroports aux navires et avions chypriotes, refus justifié par Ankara par la persistance du blocus de la partie Nord de l'île. Pour l'heure, quatre chapitres seulement ont été ouverts (le deuxième "industrie et entreprises" en mars 2007) et huit sont actuellement gelés.

Le Président de la République française, Nicolas Sarkozy, s'est opposé à l'ouverture le 26 juin du chapitre sur la politique économique et monétaire. Le Chef de l'Etat, qui s'oppose à l'adhésion de la Turquie à l'Union et souhaite établir avec elle un partenariat privilégié, veut imposer à ses homologues européens un débat sur les frontières de l'Europe avant la fin de l'année. "En temps normal, il s'agirait d'un casus belli", analyse Cengiz Aktar, spécialiste des questions européennes à l'université de Bahcesehir à Istanbul, "mais le gouvernement, en pleine campagne électorale, ne sait pas comment réagir, il se retrouve coincé". Ce revers risque cependant de profiter aux antieuropéens qui ne manquent pas une occasion d'accuser le gouvernement de se plier sans cesse aux diktats de Bruxelles. Toutes les enquêtes d'opinion ont enregistré ces derniers mois un effondrement des sentiments proeuropéens, l'atermoiement de l'Union européenne ayant fini par décourager un nombre de plus en plus important de Turcs.

La campagne officielle débute le 15 juillet et se terminera le 21 juillet au soir. Chacune des 14 formations politiques bénéficie d'un droit d'antenne et de radio de 10 minutes durant 2 jours. Le Parti de la justice et du développement et le Parti républicain du peuple, partis représentés au Parlement, bénéficieront respectivement de 50 et 40 minutes supplémentaires.

Toutes les enquêtes d'opinion annoncent la victoire du Parti de la justice et du développement aux élections législatives du 22 juillet prochain. Cependant, elles diffèrent sur le pourcentage de suffrages que pourrait obtenir la formation du Premier ministre. Selon un sondage publié début juillet par le holding Raymond James Securities, le Parti de la justice et du développement recueillerait 41,1% des suffrages, contre 16,5% pour le Parti républicain du peuple et 12,7 pour le Parti de l'action nationale qui seraient donc les trois seules formations à entrer dans la Grande Assemblée nationale. L'AKP échouerait à atteindre les 367 sièges, soit la majorité des deux tiers du Parlement.

Une autre enquête réalisée par l'institut GENAR en juin dernier montrait qu'un tiers des jeunes (âgés de 18 à 24 ans) affirmaient qu'ils voteraient pour le Parti de la justice et du développement (34,7%). De même, les trois quarts de ceux qui ont déjà donné leur voix à l'AKP lors du précédent scrutin du 3 novembre 2002 s'apprêteraient à réitérer leur geste le 22 juillet prochain (74%).

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