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2002 : Une crise de la démocratie électorale. Les enseignements de l'élection présidentielle.

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Dominique Reynié

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21 avril 2002
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Reynié Dominique

Dominique Reynié

Professeur des universités à Sciences po, est directeur général de la Fondation pour l'innovation politique.

I. les resultats du premier tour (21 avril 2002).

1. L'élection de tous les records.

On sait que le premier tour de l'élection présidentielle 2002 a été marqué par le record des candidatures. Avec seize prétendants, les français ne pouvaient se plaindre d'une absence de choix : trois représentants de partis trotskistes, deux représentants de l'extrême droite, deux candidats écologistes, un candidat pour les chasseurs et la ruralité, une candidate pour la famille, un souverainiste, quatre femmes... Ce n'est donc pas sans étonnement que l'on a pu relever à l'occasion de ce scrutin une abstention massive marquant un nouveau record pour une élection de ce type (28,4% des inscrits) et en même temps le record des votes blancs et nuls au premier tour d'un scrutin présidentiel (3,37% des votants).

2. L'inquiétante faiblesse des candidats de gouvernement.

Ppar opposition aux candidatures protestataires, les candidatures de gouvernement sont caractérisées par un affaiblissement spectaculaire. Si l'on calcule les résultats par rapport aux inscrits, les deux candidats que l'on pensait retrouver au second tour réunissaient moins d'un quart du corps électoral (24,7%), soit 13,6 % des électeurs pour Jacques Chirac et 11,1% pour Lionel Jospin.

Les deux tableaux suivants montrent l'effondrement électoral des partis de gouvernement depuis 1965. Les droites de gouvernement perdent du terrain, mais continuent à suivre une évolution relativement erratique, certaines phases de déclin (1988) pouvant être suivies par une restauration (1995) dont le scrutin du 21 avril a montré le caractère provisoire (32,48%).

En revanche, depuis 1981, chaque premier tour de l'élection présidentielle est marqué par un déclin supplémentaire des gauches de gouvernement. En vingt ans, leur base électorale est passée de 47,18% à 24,78%.

3. Les trois électorats

Les français ont avec le clivage gauche/droite les relations qu'ils entretiennent avec le catholicisme : ils continuent d'y croire, mais ils sont de moins en moins nombreux à le pratiquer. En dépit des profonds changements qui ont marqué la dernière décennie, une idée domine encore : les élections nationales opposent une France de droite à une France de gauche. Pourtant, nul n'ignore que les différences doctrinales qui distinguent ces deux mondes ne feraient pas une guerre de religion. De même, il est admis qu'une plus grande distance sépare Arlette Laguiller de Lionel Jospin que celui-ci de Jacques Chirac, ou Jean-Marie Le Pen et Jacques Chirac, que celui-ci et Lionel Jospin, etc... Au cours de la campagne pour le premier tour de l'élection présidentielle de 2002, les enjeux idéologiques et programmatiques distinguaient moins la droite de la gauche que les droites et les gauches entre elles. Ensemble, sans pouvoir le reconnaître et encore moins le dire, une partie de la droite et une partie de la gauche sont également favorables à l'europe, à la décentralisation, à la modernisation de l'État, aux fonds de pension et aux privatisations. A l'intérieur de ce vaste consensus, il était tout au plus possible de distinguer un univers libéral et social, correspondant à une sorte de centre droit, d'un univers social et libéral, correspondant à une sorte de centre gauche. Voilà deux familles, deux électorats, plus proches de la ressemblance que de l'opposition entre deux camps que paraît annoncer l'idée d'un « clivage » droite / gauche. L'apparition d'un « hypercentre » est la conséquence d'une mutation de l'offre politique, elle-même déterminée par la pacification du débat politique, le déploiement de la construction européenne et une plus grande intégration de notre pays dans l'économie mondiale.

C'est pourquoi il est possible de considérer comme un premier ensemble cohérent les candidatures de Jacques Chirac, alain madelin et françois bayrou. Nous obtenons alors un électorat libéral-social d'un poids égal à 30,6% des suffrages exprimés. Si nous considérons ensuite comme un second ensemble également cohérent les candidatures de Lionel Lospin, noël mamère et Christiane Taubira, nous obtenons un électorat social-libéral d'un poids correspondant à 23,71 % suffrages exprimés. Au total, au soir du premier tour, ces deux électorats représentant 54,31% des suffrages. Il existe donc un large espace électoral autour de l'hypercentre. Là était le véritable enjeu du fameux « troisième homme ». Devait être le troisième homme celui qui parviendrait à organiser le rassemblement sur son nom de cet électorat des vaincus, de toutes celles et ceux qui ont été défaits, depuis une quinzaine d'années, dans tous les grands débats publics, par le puissant mouvement d'une double intégration transnationale, à la fois européenne et mondiale.

Quantitativement massif et politiquement marginalisé, le troisième électorat est une sorte de marché politique disponible. Cet électorat est plus attaché à la nation qu'à l'europe. Il a voté « non » à Maastricht (49 %). Il est plus jacobin que girondin, plus proche de l'État administrateur que de l'État entrepreneur, plus autoritaire que libéral, plus protectionniste que libre-échangiste, plus égalitaire que démocratique, plus conservateur que réformiste, plus traditionaliste que moderniste, plus pessimiste, inquiet, parfois convaincu que nous sommes entrés en décadence. Ce sont les électeurs d'Arlette Laguiller (5,72%), d'Olivier Besancenot (4,24%), de Daniel Glückstein (0,46%), de Jean-Pierre Chevènement (5,32%), de Robert Hue (3,37%), de Jean-Marie Le Pen (16,86%), de Bruno Mégret (2,34%) et de Jean Saint-Josse (4,22%). Si l'on regarde ces différentes candidatures comme un seul ensemble, son poids correspond à 39,15% des intentions de vote. Le troisième électorat est donc plus puissant que chacun des deux électorats centristes.

On peut également comparer son poids au soir du 21 avril avec celui des dernières élections européennes, en rappelant qu'il existe de très grandes différences avec l'élection présidentielle, en raison des modes de scrutin et des enjeux. Le total des suffrages obtenus par les listes Charles Pasqua (13,15%), Jean Saint-Josse (6,89 %), Robert Hue (6,84%), Jean-Marie Le Pen (5,74%), Arlette Laguiller (5,23%) et Bruno Mégret (3,30%) correspondait à 41,15 % des suffrages exprimés. L'électorat social-libéral avait rassemblé 31,64% des suffrages contre 23,34% pour l'électorat libéral-social (soit un total de 55% des suffrages exprimés). Là encore, le troisième électorat était le plus important.

Débordant le clivage traditionnel, le troisième électorat emprunte à la droite et à la gauche. La question se pose de savoir dans quelles proportions la gauche et la droite contribuent à son expansion. C'est l'une des clés du premier tour et des élections à venir. C'est aussi un enjeu décisif pour les européens. Selon les élections européennes de 1999, la contribution de la droite est nettement plus lourde que celle de la gauche, ce qui a pour résultat d'affaiblir considérablement le centre droit (udf-rpr).

Si l'on considère les suffrages exprimés au soir du premier tour de l'élection présidentielle, la contribution de la droite demeure la plus élevée. Confirmée dans les urnes en juin prochain, une telle inégalité pourrait compliquer la tâche du centre droit (ump).

Le libéral-socialisme conjugué au social-libéralisme constitue un ensemble qui place au cœur de la vie politique un hypercentre. Finalement, le centrisme français n'a pas été défait, il a vaincu. Triomphant dès à présent, il est privé de perspective. On peut imaginer les difficultés qui attendent les candidats du centrisme officiel. Selon l'actuel rapport de forces, le projet centriste ne saurait tenter de disputer l'hypercentre aux deux principaux partis, le ps et l'ump. L'espace est inexistant, ou trop étroit. Que faire ? Que dire ? Que proposer ou promettre ? Comment se distinguer ? Comment exister, semblable parmi les semblables, au milieu de cet univers centriste, où peu ou prou, tous les candidats s'affichent décentralisateurs, européens, « privatiseurs » et modernistes ? Face à l'empire du centre, socle inévitable du vainqueur, seul le troisième électorat était en mesure de soutenir une candidature perturbatrice.

Si l'on se reporte aux deux élections présidentielles précédentes, on constate les progrès impressionnants du troisième électorat, passé de 18,8% à 39,15% des suffrages exprimés en vingt ans. Le point limite a certainement été atteint en 2002. Si une telle tendance devait se poursuivre, notre démocratie se trouverait devant un problème politique majeur et notre pays serait placé en porte-à-faux vis-à-vis de ses partenaires européens. Le rôle de la France dans l'union européenne ne pourrait qu'en être durablement affecté.

4. Le poids du vote protestataire (29,62%).

A l'intérieur du troisième électorat, il existe un vote proprement protestataire dont il convient de souligner l'importance en 2002. Nous appelons « vote protestataire» l'ensemble des suffrages qui se sont portés sur les candidats d'extrême gauche et d'extrême droite. Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret ont attiré sur leurs noms 19,20 % des suffrages exprimés, tandis que Arlette Laguiller, Olivier Besancenot et Daniel Glückstein rassemblaient 10,42 %, soit un total de 29,62% des suffrages exprimés. Le fait que la droite soit plus lourdement affectée que la gauche par le poids de ce vote protestataire pourraient annoncer des difficultés lors des prochaines élections législatives. Mais il ne faut pas oublier que les candidatures d'extrême droite concurrencent également les candidats de gauche, notamment auprès des classes populaires qui sont passées du pc et du ps au front national. Les progrès géographiques du vote Le Pen en 2002 laissent penser que la gauche subit fortement la concurrence de l'extrême droite.

5. La dissidence électorale

J'appelle « dissidence électorale » un ensemble de comportements disparates mais que l'on peut rassembler parce qu'ils révèlent un rapport problématique avec la démocratie représentative. Ainsi, je propose de rassembler dans cette catégorie l'abstention, le vote blanc et nul, le vote en faveur d'un parti d'extrême droite ou d'extrême gauche (à l'exclusion du parti communiste considéré ici comme une force de gouvernement) et les votes pour des candidats hors système, tels Jean Saint-Josse et Jean-Pierre Chevènement en 2002.

De 1981 à 2002, la dissidence électorale au premier tour de l'élection présidentielle progresse de manière spectaculaire témoignant d'une aggravation de notre crise politique.

6. La force problématique des candidats hostiles à l'europe (42,53%).

L'élection présidentielle 2002 offre un éclairage intéressant sur l'état de l'europhobie en France. Parmi les seize candidats présents au premier tour, huit sont connus pour développer un discours largement hostile à l'union européenne. Les formations qu'ils représentent n'avaient pas soutenu le « oui » lors du référendum sur le traité de Maastricht : Jean-Marie Le Pen, Arlette Laguiller, Jean-Pierre Chevènement, Olivier Besancenot, Jean Saint-Josse, Robert Hue, Bruno Mégret et Daniel Glückstein. Le 21 avril, l'ensemble de ces huit candidatures représente un total de 42,53% des suffrages exprimés. Dix ans après Maastricht, la France du « non » est non seulement toujours présente, mais encore électoralement de plus en plus active.

II. Les résultats du second tour (5 mai 2002).

1. Derrière les apparences d'un plébiscite, permanence de la crise

Passé le choc du premier tour laissant accédé au second tour, pour la première fois, un candidat issu d'un parti extrémiste, la question se posait de savoir si le 21 avril avait été un accident ou au contraire la manifestation supplémentaire d'une crise politique d'importance historique. Face à Jean-Marie Le Pen, la réélection de Jacques Chirac était, imprudemment, donnée comme acquise. Les résultats du 5 mai ont donné raison aux évaluations optimistes.

Pourtant, comme le montre l'ensemble des données disponibles, la victoire triomphale du président sortant ne suffit pas à masquer la permanence d'une grave crise de notre démocratie.

En effet, compte tenu de la gravité de l'enjeu, on pouvait espérer une importante mobilisation des électeurs. De la même façon, on pouvait imaginer qu'un grand nombre des électeurs ayant choisi Jean-Marie Le Pen le 21 avril cherchaient à exprimer une protestation d'autant plus aisément qu'ils avaient la conviction que, une fois de plus, le candidat de l'extrême droite n'avait aucune chance de figurer au second tour, notamment parce que les sondages d'intention de vote précédant le premier tour n'avaient cessé d'annoncer une finale opposant Jacques Chirac à Lionel Jospin. Il n'était donc pas impossible de penser qu'une partie de ces électeurs allait choisir de modifier leur vote au second tour, afin de ne pas risquer le saut vers l'inconnu. Enfin, si le vote blanc peut, en temps ordinaire, exprimer un certain mécontentement face à une offre politique décevante, la configuration du scrutin du 5 mai modifiait suffisamment la donne pour suspendre un instant le choix du vote blanc, comme le reconnaissait lui-même le responsable du parti blanc en demandant de faire barrage à l'extrême droite. Pourtant, sur ces trois choix, et malgré les enjeux, les résultats ont montré un comportement des électeurs bien différents. En premier lieu, si l'abstention a été sensiblement inférieure à celle du premier tour, elle est cependant restée très élevée, renouant avec les niveaux de 1995 où l'on avait relevé les records depuis 1965, à l'exception de la fameuse élection de 1969. En second lieu, si Jean-Marie Le Pen a largement échoué dans son projet d'accomplir une importante progression à l'occasion du second tour, il n'en demeure pas moins que, peu ou prou, ses électeurs du premier tour ont décidé de confirmer leur vote le 5 mai. Enfin, le niveau des bulletins blancs et nuls correspond au record depuis 1965, notamment en raison de l'appel à voter « blanc » lancé par l'une des responsables d'un parti d'extrême gauche. Calculé par rapport aux inscrits, le total de l'abstention (20,29%), du vote Le Pen (13,42%) et des votes blancs et nuls (4,28%) correspond à 38% des électeurs inscrits.

2. Les législatives de juin 2002 : Crise politique ou régime présidentiel ?

Depuis 1986, la cohabitation s'est imposée comme le régime dominant. Au cours de cette période de seize ans, la cohabitation a duré neuf années. Ce n'est pas une anomalie si l'on se souvient que la volonté populaire est la cause des cohabitations de 1986 et de 1993. En revanche, la cohabitation de 1997 se distinguait des expériences précédentes, par son origine, puisqu'elle est née d'une dissolution ratée et non du terme normal de la législature, par sa durée, cinq ans et non plus deux ans, comme lors des précédentes expériences (1986-1988 et 1993-1995) et surtout par son fondement électoral. En effet, en 1997, la majorité parlementaire de la gauche plurielle ne pouvait masquer son état de minorité électorale (41,8% des suffrages exprimés et 44,3% pour le total des gauches), tandis que le total des droites représentait 51,6% des suffrages. Les triangulaires avaient fourni un apport utile au succès de Lionel Jospin.

Lorsque la cohabitation résulte du refus de la droite de faire alliance avec le front national, elle porte au pouvoir une minorité électorale transformée en majorité parlementaire par le jeu des triangulaires. Une telle situation contribue certainement au malaise de notre démocratie. Le 21 avril 2002, le total des voix qui se sont portées sur les candidats issus de la majorité plurielle atteignait 27,18 % des suffrages exprimés, contre 33,67% pour les droites de gouvernement. Arithmétiquement, la gauche n'est donc pas en mesure de remporter les prochaines élections législatives. Pourtant, elle peut se retrouver, une fois encore, à la fois électoralement minoritaire et cependant majoritaire à l'assemblée nationale, toujours avec l'aide du front national, déterminé à provoquer la défaite de la droite. Si une nouvelle cohabitation devait sortir des urnes en juin, le régime de la ve république aurait vécu, pour laisser la place à un nouveau régime, de type parlementaire. Les français ne pourraient que constater l'avènement de fait d'une nouvelle république qu'ils n'auraient pas appelé de leurs vœux, tandis que le pouvoir serait placé entre les mains d'une force qui représente aujourd'hui moins de 20% des électeurs inscrits.

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