Robert Schuman vu par Raymond Barre


Le témoignage que je porte ici sur Robert Schuman ne repose pas sur une connaissance personnelle de cet homme d'État. Je ne l'ai jamais rencontré. Quand il était ministre dans les gouvernements de la IVe République - entre 1946 et 1955 - il exerçait avec discrétion les plus éminentes charges ; dans le carrousel des hommes politiques qui tenaient le devant de la scène, il apparaissait presque effacé. Il n'était pas chef de parti, mais un sage dans son parti, ce qui conduisit l'un de ses collègues à l'esprit prompt, Georges Bidault, à confier de manière sarcastique : « C'est un moteur à gaz pauvre »; la réplique de Schuman fut sévère. L'on devait constater plus tard qu'il avait conduit au Quai d' Orsay -tel Delcassé- une politique étrangère qu'il jugeait utile aux intérêts de la France et qu'il réussit à protéger des vicissitudes du « régime des partis », jusqu'au jour où son départ fut la concession nécessaire à la formation d'un gouvernement.

C'est après sa retraite, et après sa mort, que l'on reconnut l'importance du rôle de Robert Schuman : les graines avaient germé, les arbres grandissaient et s'épanouissaient. C'est par ses oeuvres que j'ai été pour ma part amené à le découvrir. Les circonstances m'ont conduit à exercer des responsabilités à Bruxelles, au cœur des communautés européennes, puis à assumer la charge de Premier ministre en un temps où le Président de la République avait la volonté de faire avancer la construction européenne, mais aussi, en une tout autre situation, à observer en Tunisie les faiblesses de la politique de la IVe République entre 1949 et 1954. C'est dans ces diverses circonstances que la profondeur de sa vision et la constance de son action me sont apparues. C'est en cherchant à mieux comprendre l'homme au-delà de ses actes que j'ai perçu chez lui l'alliance toujours respectée des valeurs religieuses et humanistes et de l'action publique. Y a-t-il plus bel exemple de la manière dont peuvent s'accorder chez l'homme politique l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité chères à Max Weber ?

« Catholique mosellan », comme il se définissait lui-même, Schuman est toujours resté fidèle à ses convictions et à lui-même en dépit des vicissitudes de l'histoire, en dépit des péripéties de la politique, malgré les critiques et les politiques. Aussi fut-il estimé et respecté de tous plus peut-être qu'aimé comme le sont les politiciens, d'autant plus chaleureux qu'ils sont superficiels dans leurs opinions et dans les rapports humains.

Homme de deux cultures, il était d'abord, sur ce point, et je cite ses propres termes, «indifférent, comme il y en a beaucoup dans nos pays frontières, où le sang se mélange et les caractères nationaux se confondent». Il a décrit comment les événements de 1914-1918 le forcèrent à choisir et lui ouvrirent les yeux, comment l'évolution de sa pensée « aboutit au 11 novembre 1918, à une confiance et à une affectation sans réserve pour la grande famillequi nous accueillait », c'est-à-dire, la France.

Élu à la Chambre des Députés française en 1919, constamment réélu en Moselle, il s'affirma comme un législateur pointilleux et compétent dans la défense du particularisme alsacien-lorrain.Spécialiste reconnu des problèmes économiques et financiers au Palais-Bourbon, il fut appelé en 1946 au ministère des Finances. Conformément à une tradition qui remonte au « Compte-rendu au Roi » par Necker, il fit établir pour l'information des Français « L' Inventaire de la situation financière de la France ». En butte à la fois à une grave crise financière et aux assauts des nombreux spécialistes de l'augmentation des dépenses et de la baisse des impôts, il fera face avec humour : « J'écoute les discours, mais j'attends les recettes ».

A un moment où les nationalisations et le dirigisme économique inspirent et caractérisent une politique de socialisation de l'économie, Robert Schuman plaide pour une politique libérale soucieuse de justice sociale. « L'intervention systématique de l' Etat, dans l'économie du pays, écrit-il, n'est ni une fin en soi ni une tâche inhérente à l'essence même de l' Etat... Lorsque l' Etat prend l'habitude de se substituer à l'initiative privée, celle-ci se rétrécit et s'affaiblit ».

Président du Conseil des Ministres en 1947 dans une conjoncture nationale et internationale préoccupante, il affrontera avec le plus grand sang-froid des grèves de caractère insurrectionnel, mais il affirmera que « sauver la République, c'est mettre un terme à l'exploitation de la détresse ; c'est, par la réalisation d'une véritable démocratie sociale, faire le départ entre les mouvements revendicatifs légitimes exercés dans le cadre de la loi et les entreprises factieuses synchronisées à travers l'Europe ».

Ministre des Affaires étrangères de juillet 1948 à janvier 1953, il parvient, malgré les pénibles conditions d'une action gouvernementale perpétuellement minée par la faiblesse des institutions, à conduire une politique étrangère caractérisée par la continuité et la cohérence. Homme de foi, il conçut sa tâche comme une mission, celle d'assurer solidement la paix.Les grands axes de son action diplomatique, réconciliation franco-allemande, union européenne préfigurée par la création de la Communauté européenne du Charbon et de l' Acier, solidarité atlantique, ne furent jamais remis en question. Robert Schuman a pu craindre que le retour aux affaires du général de Gaulle en 1958 ne compromette l'œuvre qu'il avait édifiée contre vents et marées. Certes le style et les méthodes devaient être différents du fait du caractère des hommes et de la nature des choses. Mais à Colombey-les-Deux-Églises, puis à Reims, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer scellèrent définitivement la réconciliation et l'entente franco-allemande qu'il avait voulues.

Le traité de Paris de 1963 fut sa dernière victoire. Dès janvier 1959, le général de Gaulle décida d'appliquer le Traité de Rome et engagea une politique économique et financière permettant à la France de faire face à ses obligations dans le Marché commun. Si en 1967, la France se retire du commandement intégré de l'OTAN, elle resta indéfectiblement fidèle à l' Alliance Atlantique. Edmond Michelet a eu raison d'écrire en novembre 1963 : « Quand les passions partisanes seront éteintes, l'Histoire retiendra le nom de l'artisan qui a posé la première pierre et de celui qui a fait surgir l'édifice: elle les rassemblera dans la même reconnaissance ».

Tel fut Robert Schuman, « luxembourgeois de naissance, germanique d'éducation, lorrain de toujours et français de cœur », selon la belle formule de Jacques Fauvet.Telle fut son œuvre - celle d'un solitaire, ferme et obstiné ; celle d'un homme politique qui a toujours cherché à concilier « dans une synthèse parfois délicate, mais nécessaire, le spirituel et le profane »; celle d'un patriote qui reconnaît au-dessus de chaque patrie « l'existence d'un bien commun, supérieur à l'intérêt national » et qui, imprégné de l'enseignement des papes, de Léon XIII à Pie XII, voulut faire prévaloir « la loi de la solidarité des peuples qui s'impose à la conscience contemporaine » dans « la sauvegarde de la justice et de la dignité humaine ».

J'évoquais précédemment la célèbre analyse de Max Waber sur l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité. A ses yeux il y a là une tension fondamentale ; mais l'action raisonnable doit s'inspirer à la fois de ces deux attitudes, même s'il est parfois difficile de les concilier pleinement. Weber évoque Machiavel pour lequel la grandeur de la Cité peut justifier le sacrifice du salut de l'âme, mais il rappelle aussi la déclaration de Luther devant la diète de Worms : « Je m'arrête là ; je ne peux pas faire autrement ; Dieu veuille m'aider ».

Robert Schuman n'a jamais transigé sur ses convictions, il a inscrit son action dans une perspective spirituelle, dont il ne s'est jamais écarté. Ainsi, par une constante ascèse, l'homme d' Etat fut en même temps un « apôtre laïc ».

Il justifie la proposition de Max Weber : « L'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l'une et l'autre et constituent ensemble l'homme authentique, c'est-à-dire un homme qui peut prétendre à la « vocation politique ».

Extrait de l'ouvrage de Monsieur Raymond Poidevin, « Robert Schuman », collection Politiques et Chrétiens, éditions Beauchesne, 1988, pages 236-239.