Curieux itinéraire que celui de cet homme, né en 1886 au Luxembourg qui, après des études universitaires faites en Allemagne, s'installe en 1912 comme avocat à Metz dans le « Reichsland » annexé et ne commence sa carrière politique en France qu'en 1919.
Militant catholique avant tout, il ne connaît que très peu la France d'avant-guerre, se définissant lui-même comme un « cosmopolite » ou un « indifférent comme il y en a beaucoup dans nos pays frontières, où le sang se mélange et les caractères nationaux se confondent ». Choqué par une guerre qu'il ne fait pas - réformé en 1908 pour des raisons médicales, il n'a pas fait de service militaire - incorporé dans le service auxiliaire et affecté à Metz à une unité non combattante, il remplit des fonctions de soldat-secrétaire pendant près d'un an. Après avoir quitté l'uniforme il devient surnuméraire au cercle de Boulay, ce qui l'oblige à une navette quotidienne entre cette petite « sous-préfecture » et son cabinet d'avocat à Metz. Il se voit aussi désigné par les autorités allemandes comme administrateur-séquestre du patrimoine d'Alexis Jeanpierre. Embusqué discret, frappé par les horreurs de la guerre, il se montre très soucieux de préserver les valeurs essentielles car dans ce « tourbillon d'égoïsme et d'instincts primaires... on s'accroche aux Bons ». A la fin de la guerre, sa formation de juriste et sa connaissance de la langue française, en font un des rares Lorrains susceptibles de participer activement à la délicate réintégration de l'Alsace-Moselle dans l'ensemble français. Il devient, dès 1919, député de la Moselle et il représentera ce département ou la circonscription de Thionville pendant toute sa carrière.
Le très actif parlementaire de l'entre-deux-guerres se voit appelé à des fonctions gouvernementales à un moment tragique : il devient sous-secrétaire d' État aux réfugiés dans le gouvernement Paul Reynaud formé le 21 mars 1940 et le reste, semble-t-il sans avoir été consulté, dans le premier gouvernement Pétain. Il croit devoir voter les pleins pouvoirs au maréchal mais refuse de participer à son nouveau gouvernement et retourne à Metz où il est emprisonné par les nazis, le 14 septembre 1940, avant d'être placé en résidence surveillée à Neustadt dans le Palatinat en avril 1941. Évadé en août 1942, il gagne la zone libre avant d'entrer dans la clandestinité en novembre 1942 lorsque les Allemands décident d'envahir la zone Sud.
Des heures douloureuses l'attendent à la Libération. Pourtant, en septembre 1944, à Tournus, le général De Lattre de Tassigny, qui avec la Première Armée Française progresse vers l'Alsace, le fait chercher afin d'avoir un conseiller politique expérimenté pour les affaires d'Alsace-Lorraine. Mais, trois semaines plus tard, le ministre de la Guerre, André Diethelm, exige que « soit vidé sur-le-champ ce produit de Vichy ». Metz libérée fait un accueil enthousiaste à son ancien député mais les autorités le traitent comme ex-ministre de Pétain et comme parlementaire ayant voté les pleins pouvoirs au maréchal. Considéré comme « indigne » et « inéligible », cet homme sensible connaît alors une vie difficile et paradoxale car ses amis mosellans le font siéger au Comité départemental de libération où il s'emploie à modérer l'épuration. Soucieux de reprendre des responsabilités politiques, il finit par écrire au général de Gaulle le 24 juillet 1945 et, c'est en fin de compte, sur intervention personnelle du général, que l'affaire est classée. Un non-lieu en sa faveur est prononcé par la commission de la Haute Cour début septembre 1945 : Robert Schuman peut reprendre sa place dans la vie politique mosellane et française.
Un nouveau destin s'annonce pour cet homme âgé de 59 ans qui devient rapidement un des principaux leaders de la IVe République. Il est ministre des Finances presque sans discontinuité de juin 1946 à novembre 1947, aux pires moments de l'après-guerre, alors qu'il faut lutter contre l'inflation et le marché noir, poursuivre une politique de restrictions et s'efforcer d'atteindre l'équilibre budgétaire. Des difficultés plus graves l'attendent lorsqu'il passe de la rue de Rivoli à Matignon, début novembre 1947. Là, il doit d'emblée faire face à des troubles insurrectionnels. C'est en juillet 1948 qu'il s'installe au Quai d'Orsay, cette fois pour quatre ans et demi. Il y reste jusqu'en décembre 1952 dans les gouvernements Marie, Queuille, Bidault, Pleven, Queuille, Pleven, Faure, Pinay. L'essentiel de son œuvre se situe dans cette période où il su imprimer à la politique extérieure française plusieurs orientations nouvelles. Il ne sera tenté de reprendre des fonctions ministérielles que brièvement, en 1955, dans le gouvernement Edgar Faure, en devant ministre de la Justice, garde des Sceaux. Les fonctions européennes s'ouvrent alors à celui qui se veut le pèlerin de l' Europe : il préside le Mouvement européen de 1955 à 1961 et il devient le premier président de l' Assemblée parlementaire européenne de 1958 à 1960.
Comment cet homme, qui ne correspond guère à l'image traditionnelle du politicien français, a-t-il pu accéder à toutes ces responsabilités nationales et internationales ? Quels atouts peut-il faire valoir ? Il est certain que ses origines, sa double culture, devenues des atouts, auraient fort bien pu jouer contre lui. Né allemand, au Luxembourg, d'un père lorrain et d'une mère luxembourgeoise, il n'est devenu français qu'après la Première Guerre mondiale. Son père, mosellan, a servi dans l'armée française en 1870 mais il n'a pas usé de son droit d'option après l'annexion de l'Alsace-Lorraine au Reich et devient de ce fait allemand. Installé au Luxembourg ; il est donc considéré comme allemand tout comme sa femme devenue allemande par son mariage. Le jeune Robert fréquente l'école communale de Clausen, faubourg de Luxembourg où il est né, avant de poursuivre ses études à l'Athénée grand-ducal. Ayant choisi de faire son droit dans les Universités allemandes, il lui faut passer l'Abitur (équivalent du baccalauréat) au lycée impérial de Metz.
C'est en 1904 qu'il commence des études supérieures qui le conduisent successivement à fréquenter les Universités de Bonn, Munich, Berlin et enfin celle de Strasbourg, la capitale du Reichsland annexé.
En 1912, il s'inscrit au barreau du Reischland et ouvre un cabinet d'avocat à Metz. Robert Schuman a donc essentiellement une culture allemande. C'est à l'Athénée de Luxembourg, surtout, qu'il a appris le français, une partie des enseignements étant dispensés dans cette langue. Dès le début des années vingt, il assimile parfaitement le droit français et enrichit sa culture française sans pour autant négliger l'allemand et la culture du voisin germanique. Passionné de lecture, hôte assidu de la Bibliothèque du Palais Bourbon, il dévore les livres de théologie, de philosophie, d'histoire.
Après 1945, il est clair que dans sa politique allemande comme dans sa politique européenne, sa double culture lui a été d'une grande utilité. Connaissant bien la mentalité allemande, il ne cache pas son admiration sans pour autant se départir de toute méfiance. Il s'entretient fréquemment, outre-Rhin, en allemand avec ses interlocuteurs et c'est aussi en allemand qu'il y prononce ses conférences.
Son passé, sa double culture lui valent aussi quelques sourires et, plus grave, de véritables injures. Sourires sur les bancs de l' Assemblée, du Conseil de la République, lorsqu'une pointe d'accent ou une tournure germanique émaillent ses discours. Injures, lorsqu'en 1919, des organes francophones lorrains l'accusent d'avoir servi comme officier de l'armée allemande ou encore d'avoir été embusqué dans une Kreisdirektion (sous-préfecture) parce que bien vu par les « Boches ». Injures encore lorsqu'en novembre 1947 le communiste Jaques Duclos accueille son arrivée à la Chambre des députés par un « Voilà le Boche » l'accusant d'être un ancien officier allemand et claironnant : « C'est un Boche, ce président du Conseil ». Profondément blessé, Robert Schuman n'oubliera jamais ces injures.
Son atout principal c'est certainement une volonté sans faille de servir. Il considère que l'homme d'Etat doit appartenir entièrement au pays au point de ne pas avoir de vie privée. Homme de foi, il se sent investi d'une véritable mission. Ce « réaliste mystique » (J. de Bourbon-Busset) définit lui-même le plan d'action d'un homme de gouvernement en le comparant au passage d'un torrent : « On fixe, au préalable, une direction générale. On éprouve ensuite la stabilité de la première pierre, puis on avance de pierre en pierre en ne perdant pas le souffle ni l'équilibre, en évitant de glisser ou de se laisser éclabousser. » Mais comme le torrent est large « il faut souvent faire halte à mi-course, même en restant dans une position instable ». Un tel cheminement exige travail et habileté. Robert Schuman sait aussi ne pas s'enfermer dans les idées reçues. Il sait écouter, percevoir la nécessité d'un changement de cap, lancer des idées nouvelles au besoin avec beaucoup d'audace. Il y a chez lui ce mélange de lenteur et de brusquerie qui surprend ses collaborateurs. Il réfléchit longuement, espère que les difficultés se résoudront d'elles-mêmes, ce qui le conduit à hésiter, à louvoyer. Mais il sait aussi prendre des décisions rapides, imposer son idée sans trop se préoccuper des remous, poursuivre son objectif avec la plus grande ténacité. A l'étranger, où l'on se plaît à souligner son esprit de conciliation et son sens du compromis, il passe pour un grand diplomate alors qu'en France on lui reproche souvent de céder trop facilement.
Robert Schuman ne manque pas d'habileté dans le jeu politique imposé par la IVe République. Il entretient des rapports courtois avec le président Vincent Auriol, tout en restant discret vis-à-vis de l'Elysée dans certaines grandes occasions comme lorsqu'il prépare la « bombe » du 9 mai 1950. Cette même affaire le conduit à n'informer que deux de ses collègues du gouvernement alors qu'il estime qu'un ministre doit régulièrement tenir tous ses collègues « au courant des affaires de son ressort ». Robert Schuman sait aussi contourner les questions indiscrètes des parlementaires soit en commission, soit en débat public. A ses yeux, il convient d'informer le Parlement le plus tard possible sous peine de compromettre une négociation. Humble, feutré, faux-naïf, Robert Schuman a le sens de la manoeuvre politicienne ; il joue un rôle clé dans la plupart des crises ministérielles avec un sens aigu des dosages politiques.
Ainsi, au chapitre des qualités, s'inscrivent plusieurs atouts nécessaires à l'homme d' Etat. Mais Robert Schuman doit aussi vaincre une série de handicaps : ses piètres qualités oratoires, son apparence physique, sa discrétion, son provincialisme, la simplicité de sa vie ne cadrent pas avec l'image d'un grand leader politique. Il avoue : « Je ne suis pas orateur. » On s'endort en écourtant «sa parole lente, appliquée, sans aisance». (E. Borne). Il donne l'impression d'être un orateur qui « pèse longuement ses arguments comme un vieux pharmacien ses pilules » (J. Fauvet). En fait, il prépare soigneusement ses interventions, toujours fortement argumentées. Maigre, voûté, il a l'allure d'un notaire de province pour les uns et, pour d'autres, d'un jeune communiant monté en graine ou d'un homme qui est né vieux. Discret, terne, effacé, il fait l'impossible pour ne pas se faire remarquer et déteste le faste et le décorum. Il se veut lui-même lorrain et mieux encore « catholique mosellan », une Moselle à laquelle il reste fidèle toute sa vie.
Il vient le plus souvent possible à Metz, certes non pas pour s'occuper de son cabinet d'avocat, bien qu'il reste inscrit au barreau de Metz jusqu'à sa mort, mais pour y retrouver le calme, le temps de la réflexion. Une gouvernante sourde et à demi muette tient l'appartement puis la maison de ce célibataire endurci pendant quarante-deux ans. En 1926, Robert Schuman achète une maison à Scy-Chazelles dans la banlieue de Metz : il y rassemble les livres et autographes qu'il collectionne à partir de 1935, une passion qui lui permet d'accumuler quatre mille livres, une collection comprenant de nombreuses pièces rares, des manuscrits et une série impressionnante d'autographes de nombreux rois depuis Charles V et d'écrivains du XVIIe et XXe siècle.
Le bureau de Robert Schuman dans sa maison de Scy-Chazelles
Longtemps locataire d'un petit logement à Paris, rue du Bac, au sixième étage sans ascenseur, il ne se décide à acheter un petit appartement rue de Verneuil qu'au début des années cinquante. La vie simple, austère, convient bien à cet homme discret et pieux. Si les caricaturistes peuvent s'en donner à cœur joie en croquant sa silhouette, les gazettes n'ont rien à mettre sous la dent quant à la vie privée du catholique convaincu qui confesse à Jules Moche qu'« un vrai croyant ne peut commettre l'acte de chair que dans le mariage ».
Connu surtout comme l'un des pères de l'Europe, cet homme simple, ce véritable apôtre laïc, a accompli, en plus de quarante ans de carrière politique, une œuvre qui comporte plusieurs facettes qu'il importe d'évoquer ici en retenant quelques-uns des aspects que l'on peut considérer comme les axes majeurs de son action.
Avec l'aimable autorisation de Monsieur Raymond Poidevin, Professeur émérite à l'université Robert Schuman - Strasbourg III. Extrait de son ouvrage : « Robert Schuman », collection Politiques et Chrétiens, éditions Beauchesne, 1988, pages 9-15.