Multilatéralisme
Alan Hervé
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ENAlan Hervé
Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), lutte contre les subventions étrangères illicites, interdiction de commercer des produits issus de la déforestation, devoir de diligence imposé aux entreprises européennes, règlement anti-coercition, instrument de réciprocité dans les marchés publics, règlement de filtrage des investissements étrangers, sans oublier l'ensemble des mesures commerciales d'exception mises en œuvre dans le contexte de la pandémie de Covid-19 et de l'invasion de l'Ukraine ; la liste est longue des décisions adoptées et en discussion qui marquent la résolution de l'Union européenne à décider seule de la régulation des échanges entre elle et le reste du monde. Ce "néo-unilatéralisme" européen s'appuie certes sur une logique qui n'est pas entièrement nouvelle - la défense de l'intérêt de l'Union par des instruments de politique commerciale ou de régulation des échanges - mais il présente aussi des traits singuliers et traduit des choix politiques qui prévalent, davantage que par le passé, sur les strictes considérations mercantiles. Il se révèle vecteur de promotion de l'autonomie stratégique de l'Union européenne, dans un système multilatéral en voie d'effondrement et un ordre international frappé par les crises.
L'effondrement du système multilatéral, l'essoufflement du libre-échange
La compréhension du néo-unilatéralisme européen suppose de revenir sur la façon dont l'Union européenne a conduit jusqu'à présent sa politique commerciale. Longtemps, l'Union européenne n'a eu de cesse d'insister sur la nécessité d'un système commercial "ouvert et basé sur des règles", définies à l'OMC ou, de façon complémentaire, dans ses accords de libre-échange. Par un effet de schismogénèse[1], elle a souhaité se démarquer d'autres puissances, au premier rang desquels les États-Unis, suspectées de vouloir imposer au reste du monde des décisions obéissant à leurs seuls intérêts, en contournant au besoin les règles communes.
Ce soutien des Européens au multilatéralisme prenait même des traits essentialistes, en ce qu'il reflétait sur le théâtre extérieur la façon dont l'Union européenne s'était construite intérieurement, par l'édification de règles et de procédures prévisibles et d'esprit libéral. La création de l'OMC en 1995, acmé du multilatéralisme triomphant, confirmait cette lecture post-westphalienne des relations internationales, au sein desquelles l'organisation des échanges obéissait à un ordre libéral et cosmopolite[2]. Fait rarissime[3], l'Union européenne s'était vue reconnaître la qualité de membre à part entière de cette organisation internationale, bâtie sur un vaste ensemble d'accords commerciaux couvrant les aspects anciens et nouveaux de l'échange et dont le respect serait désormais garanti par un mécanisme de règlement des différends efficace et "juridictionnalisé", joyau de la couronne de ce nouvel ensemble. Le succès de l'OMC était en outre renforcé, sur le plan économique et idéologique, par l'entrée dans cette organisation des anciens pays du bloc communiste : la Chine populaire (2001) et, quelques années plus tard le Vietnam (2007), l'Ukraine (2008), et la Russie (2012). L'universalisation de l'OMC constituait le sens de l'histoire.
Ce récit a fait long feu. En réalité, le système multilatéral a subi une lente érosion, amorcée dès la fin des années 1990 et l'échec de la conférence de Seattle[4]. Malgré l'adoption d'un ambitieux programme de travail à Doha fin 2001, les négociateurs ont été incapables de s'entendre, comme ils l'avaient fait dans les années 1990, sur une adaptation pourtant impérieuse des règles de l'organisation commerciale compte tenu de l'évolution rapide du système économique international, de la nature des échanges et des chaînes de valeur. Toute ambition de réforme de l'organisation et de sa gouvernance a échoué, et les organes politiques de l'OMC ont été rapidement prisonniers de la règle du consensus, de leur division et de leur incapacité à penser de nouveaux communs[5]. Les sujets d'intérêt ne manquent pourtant pas, qu'il s'agisse de la coexistence, dans le système des échanges internationaux, d'économies libérales avec des modèles de capitalisme d'État, ou encore la nécessité d'intégrer les enjeux sociaux, environnementaux et climatiques dans le développement des règles du commerce.
Les années passant, le consensus initial qui avait fondé le pacte multilatéral n'a fait que s'éroder. L'OMC continue certes de fonctionner, comme l'a illustré la longue procédure de désignation d'une nouvelle Directrice générale après l'abandon de fait du cycle de Doha[6]. Mais, en dépit de progrès ponctuels dans les négociations, l'OMC est un club de diplomates dont les désaccords sont devenus profonds, les différends insolubles et les échanges acrimonieux. Le système de résolution des conflits de cette organisation est durablement fragilisé par la paralysie de son Organe d'appel[7]. Cet effacement du juge du commerce mondial, dont l'objet premier était pourtant d'éviter que les litiges commerciaux ne débouchent sur des guerres économiques, n'émeut plus guère qu'un cercle restreint de spécialistes, dans l'indifférence des plus hauts responsables politiques. L'OMC se contente de subir les chocs liés aux rivalités et tensions géopolitiques. On assiste ainsi depuis plusieurs années à une prolifération de mesures d'exceptions justifiées par des impératifs d'urgence et de sécurité nationale[8]. Les règles multilatérales sont marginalisées dans un nombre grandissant de rapports entre États, à raison d'une montée de conflictualités. Elles sont ainsi régulièrement malmenées dans le contexte de la guerre commerciale sino-américaine. Plusieurs pays du camp occidental - dont le Canada, les États-Unis, l'Union européenne et le Royaume-Uni - viennent d'annoncer leur décision de suspendre l'application du traitement de la nation la plus favorisée[9] à l'égard de la Russie.
L'Union européenne n'échappe pas à cette instabilité grandissante qui caractérise le système actuel d'organisation des échanges mondiaux. L'incertitude générée par le Brexit est loin d'être levée en dépit de la conclusion au printemps 2021 de l'Accord de commerce et de coopération. La propension des Britanniques à respecter effectivement leurs engagements - à commencer par le protocole nord-irlandais - demeure très incertaine tant l'actuel gouvernement privilégie l'approche transactionnelle et le rapport de force. La crise sanitaire de Covid-19 est venue confirmer à l'Europe, pauvre en ressources naturelles, les risques de fragilisation de l'ensemble des chaînes de valeur de ses entreprises, en particulier lorsque prolifèrent les mesures de restrictions aux exportations. S'y ajoute désormais une guerre économique et commerciale avec la Russie, riche en matières premières, et dont elle est dépendante sur le plan énergétique.
En l'espace de quelques années, les Européens sont entrés dans une nouvelle ère, qui se caractérise par la possible irruption de considérations d'ordre sécuritaire - liés à des évènements militaires, à des crises sanitaires et climatiques - susceptibles à tout instant de remettre en cause les règles habituelles des échanges internationaux. Dans ce monde plus violent, plus conflictuel, où le respect du droit cède le pas face à une logique de puissance, on comprend la nécessité pour l'Union européenne de repenser en profondeur les outils et les instruments de son action extérieure, en particulier ceux de sa politique commerciale.
L'Union européenne a d'ores et déjà acté la nécessité de sécuriser les échanges commerciaux par des règles définies en dehors du cadre de l'OMC. Depuis plus de deux décennies, elle a poursuivi une stratégie de négociation ambitieuse d'accords commerciaux qui, loin de se cantonner à promouvoir la libéralisation des échanges, constituent des objets de régulation à l'européenne des échanges internationaux[10]. Si cette méthode permet dans bien des cas de dépasser les limites du système multilatéral, elle n'en présente pas moins des limites, l'Union européenne ne disposant pas à ce jour d'accords commerciaux globaux avec des acteurs économiques et politiques de premier plan, qu'il s'agisse des États-Unis, de l'Inde, du Brésil de la Russie ou de la Chine. Du reste, en dépit de son poids commercial, elle n'est pas toujours en mesure d'imposer dans les négociations ses desiderata à ses partenaires conventionnels et doit se résoudre à certains compromis[11].
L'unilatéralisme, outil traditionnel de promotion des intérêts de l'Union européenne sur la scène internationale
Le recours à des mesures unilatérales comme instrument de réglementation des échanges avec l'extérieur est ancien, concomitant à la structuration des États dans leur forme moderne[12]. Les mesures unilatérales se démarquent des accords commerciaux bi- ou multi-latéraux à raison de leur mode de formation, qui ne nécessite pas le consentement de tiers et dépend, de façon exclusive, de choix politiques internes. C'est pour cette raison que les mesures unilatérales sont à la fois perçues comme des manifestations de souveraineté et de protectionnisme. Il est cependant habituel que l'adoption de mesures unilatérales soit accompagnée d'un dialogue préalable avec les acteurs concernés par la mesure, notamment les entreprises ou les États tiers ciblés. Du reste, les mesures unilatérales s'inscrivent très souvent dans la mise en application des accords commerciaux, qui encadrent leur utilisation.
Sur la base de sa compétence en matière commerciale[13], l'Union européenne a, dès sa création, fait usage de sa capacité à adopter des mesures unilatérales. Il en va ainsi des tarifs douaniers appliqués aux importations en provenance de pays tiers, conformément aux engagements formulés dans les listes de concessions du GATT et, plus tard, aux accords de libre-échange. Ces mesures peuvent être adoptées afin de défendre certains intérêts commerciaux, au titre du policy space reconnu par les règles du commerce international. C'est notamment le cas de mesures de défense commerciale, qui prennent ici la forme de droits de douane additionnels, afin de réagir à des comportements de dumping ou à des subventions illicites[14]. Des dispositifs semblables autorisent des restrictions aux exportations[15] ou le recours à des sanctions commerciales autorisées par l'OMC à l'issue d'une procédure de règlement des différends.
Certaines mesures européennes, unilatérales, répondent toutefois à une finalité disruptive, destinée, selon les cas, à combler des lacunes conventionnelles ou à remettre en cause les règles de l'échange. Ce phénomène est ancien. Ainsi la Communauté européenne avait fait le choix, au début des années 70, de créer le premier système de préférences tarifaires accordé par un membre du GATT aux pays en développement[16]. Cette décision questionnait pourtant la logique de non-discrimination sous-tendue par le traitement de la nation la plus favorisée, règle cardinale du GATT, puis de l'OMC. Ce mécanisme européen fut rendu compatible avec les règles de l'organisation par la voie de dérogations temporaires puis, de façon permanente, au titre d'une clause d'habilitation adoptée en 1979. Le choix des membres du système multilatéral de rompre avec la légalité peut aussi servir une stratégie de long terme, visant à obliger les pays tiers à négocier de nouvelles règles qui tiennent compte des préoccupations du pays qui décide, d'abord seul, de transgresser les disciplines communes. Dans les années 1980, l'Union européenne et les États-Unis sanctionnèrent unilatéralement les membres du GATT qui refusaient alors de respecter leurs propres standards en matière de propriété intellectuelle. Cette stratégie "[d']unilatéralisme agressif" a payé, puisqu'elle a contraint les pays visés à consentir à l'insertion du futur accord sur la propriété intellectuelle[17].
Le néo-unilatéralisme européen comme réponse à la multiplication des défis posés à la politique commerciale de l'Union européenne
Par "néo-unilatéralisme", nous entendons la multiplication de mesures unilatérales adoptées récemment par l'Union européenne qui sont susceptibles de s'appliquer aux échanges internationaux[18]. Ce phénomène constitue la traduction directe d'un discours européen, qui défend l'autonomie stratégique de l'Union européenne sur la scène internationale. Afin de l'illustrer, nous avons choisi de prendre pour point de départ les mesures unilatérales adoptées ou proposées en décembre 2019 avec l'installation de l'actuelle Commission européenne, que sa présidente avait, dès sa prise de fonction, qualifiée de "géopolitique". Outre les mesures unilatérales traditionnelles[19], nous avons choisi de distinguer deux catégories de mesures unilatérales qui affectent les échanges entre l'Europe et le reste du monde :
1° Les mesures unilatérales adoptées par l'Union européenne en réaction à un contexte de crise
La politique commerciale de l'Union européenne a été confrontée à une multiplication de crises qui ont appelé des réponses rapides et adaptées. Il en a été ainsi de la crise liée à la paralysie du système de règlement des différends de l'OMC, à raison du veto américain à toute nouvelle désignation d'un membre de l'Organe d'appel. Par-delà ses propositions de réforme de ce mécanisme de résolution des litiges de l'OMC[20], l'Union euroépenne a alors jugé nécessaire de revoir sa législation de 2014[21] qui fonde le pouvoir de la Commission d'adopter des sanctions commerciales à l'encontre des autres pays membres de l'OMC. Jusqu'à présent, les sanctions européennes ne pouvaient intervenir en effet qu'après une autorisation de l'OMC accordée à l'issue d'une procédure multilatérale. Cette version révisée, en vigueur depuis février 2021, offre dorénavant la possibilité de mettre en place des sanctions sans autorisation préalable de l'OMC, dès lors que l'Union européenne est confrontée à un blocage de la procédure de règlement des différends par un pays adverse[22]. Autrement dit, ce texte encourage le recours aux mesures unilatérales afin de surmonter la possible paralysie du système de règlement des conflits de l'OMC[23]. Il s'agit là d'un cas d'école de substitution de la logique unilatérale aux procédures multilatérales, du fait de leur déficience.
Doit également être mentionné l'ensemble des instruments de politique commerciale mobilisé lors de la pandémie de Covid-19. Dès le mois de mars 2020, la Commission, sous la pression des mesures prises par ses États membres, a ainsi décidé de mettre en place un système de restriction aux exportations de produits liés à la lutte contre la pandémie[24] en même temps qu'elle abaissait temporairement ses tarifs douaniers pour en faciliter l'importation. La Commission allait encourager les États membres à anticiper l'entrée en vigueur de la nouvelle législation européenne sur le filtrage des investissements étrangers[25], de façon à éviter que des entreprises non européennes ne profitent de la crise pour faire main basse sur des entreprises européennes opérant dans des secteurs stratégiques[26]. En janvier 2021, confrontée à l'émergence d'un protectionnisme vaccinal, la Commission a déployé dans l'urgence un mécanisme d'autorisation administrative des exportations des produits nécessaires à la fabrication de vaccins[27].
Les mesures adoptées dans le contexte de l'invasion de l'Ukraine confirment cette capacité de réaction rapide. En 2014, peu après l'annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass, l'Union européenne avait décidé de prohiber les exportations de certaines catégories de biens en Russie, notamment ceux dits à double-usage (civil et militaire) et d'exclure toute importation en provenance des territoires annexés. Ces mesures commerciales ont été considérablement durcies dès le début de l'invasion de l'Ukraine[28]. L'Union européenne vient d'annoncer, conformément aux exceptions de sécurité nationale, sa volonté de cesser d'appliquer à la Russie le traitement de la nation la plus favorisée, ce qui signifie qu'elle ne considère plus en pratique cet État comme un membre "normal" de l'OMC. Reste à savoir si, sur cette base, l'Union européenne aura, dans les prochaines semaines, la volonté et la capacité d'aller plus loin en décidant, en particulier, de prohiber les importations d'hydrocarbure en provenance de cet État agresseur.
2° Les nouvelles législations unilatérales s'inscrivant dans un projet de réécriture des règles de l'échange international
Sont en cause six propositions de législation formulées par la Commission européenne depuis 2019[29]. C'est cette dernière manifestation de l'unilatéralisme qui s'avère la plus riche d'enseignements en ce qu'elle traduit en acte - encore en discussion pour la plupart - le discours sur l'autonomie et la souveraineté européennes, appliqué à la régulation des échanges internationaux[30].
Ces six projets législatifs, cinq règlements et une directive[31], s'inscrivent dans une stratégie européenne, assumée, de faire usage du marché et de son pouvoir normatif pour réguler les échanges dans un contexte de vide juridique interne à l'Union, mais aussi international.
Après des années de discussions, engagées dès 2012 à la demande de la France, l'accord sur la création d'un nouvel instrument international sur les marchés publics, complétant la législation interne européenne sur la commande publique, se justifie aussi par le fait que l'Accord de l'OMC sur les marchés publics, ne permet pas, en l'état, d'assurer aux entreprises européennes un accès suffisant aux offres émises dans les pays tiers, dans des termes comparables à l'accès aux marchés publics européens dont bénéficient les entreprises étrangères, en particulier chinoises[32].
La Commission souhaite aussi disposer d'un outil de lutte contre les subventions étrangères dont bénéficient des entreprises opérant sur le marché intérieur, de manière à combler les lacunes laissées par les règles du marché commun en matière d'aide d'État, mais aussi par l'Accord sur les subventions et les mesures compensatoires de l'OMC.
Le système d'ajustement carbone aux frontières, dont les contours sont actuellement discutés, vise à compléter les lacunes des règles internationales en matière de lutte contre le changement climatique, l'Accord de Paris demeurant peu contraignant pour les États parties. La proposition européenne étend, dans cette perspective, la logique du mécanisme interne à l'Union d'échange de quotas d'émissions en visant une liste de produits particulièrement émetteurs de CO2 dans leur processus de fabrication et de production (ciment, acier, fertilisants). Il en va de même du projet de règlement destiné à lutter contre la déforestation, qui colmate les brèches des règles internationales en interdisant certaines importations (café, cacao ou huile de palme).
Les propositions de règlement anti-coercition ou d'une directive sur le devoir de diligence des entreprises ont pour fonction de combler un vide laissé par les règles commerciales multilatérales, qui ne permettent pas de lutter efficacement contre les mesures coercitives imposées par des États étrangers à des entreprises européennes (pressions économiques et politiques, restrictions du droit de commercer ou d'investir) ou, à l'inverse, se désintéressent des conditions dans lesquelles les entreprises multinationales, y compris européennes, organisent leur production et leur chaîne de valeur sans prendre en compte le respect des droits de l'Homme ou les standards sociaux et environnementaux.
L'autre trait marquant de ces dispositifs tient à la tentative d'appliquer aux échanges internationaux les objectifs et valeurs de l'Union européenne sur la scène internationale. C'est en particulier le cas dans le domaine de l'environnement et, plus globalement, de la lutte contre le changement climatique, en écho aux objectifs assignés à l'action de l'Union sur la scène internationale en vertu des traités[33] et à une pression politique croissante sur ces questions. La politique commerciale constitue ainsi le vecteur de promotion d'autres politiques de l'Union, y compris dans des domaines où les compétences demeurent partagées avec ses États membres, surtout lorsque l'action extérieure européenne menée dans ces matières n'apporte en l'état que des résultats mitigés (faiblesse de la gouvernance internationale dans le domaine social, progrès timide des règles élaborées en matière climatique).
Cette mise en évidence de considérations non marchandes dans la politique commerciale n'est pas exclusive d'une motivation économique sous-jacente, en pratique primordiale pour le législateur, à savoir la défense d'un level playing field, appelé conditions de concurrence loyales entre l'Union européenne et ses partenaires, et qui se rapporte à la compétitivité des entreprises européennes sur le plan international.
L'Union européenne ne peut en effet continuer à imposer des conditions réglementaires ambitieuses à ses propres entreprises, qu'il s'agisse de quotas carbone, de règles encadrant le recours aux produits chimiques et aux pesticides ou de l'interdiction de subventions, dès lors que la concurrence étrangère tire en parallèle profit d'un cadre normatif et fiscal de pays tiers beaucoup plus conciliant et d'une ouverture croissante de l'accès au marché européen, sauf à encourager de nouvelles délocalisations et une perte d'autonomie industrielle. Longtemps, cette tension a contribué à amoindrir l'ambition des législations européennes. En témoigne par exemple les allocations de quotas carbone gratuits aux entreprises produisant en Europe et subissant la concurrence internationale, conformément au système européen de quotas d'émissions[34]. Désormais, la logique tend à s'inverser, la Commission européenne proposant des textes ambitieux, y compris sur le plan intérieur, mais dont les effets sont aussi extraterritoriaux, de façon à garantir la loyauté des échanges[35].
Le devenir de ce néo-unilatéralisme interroge : s'agit-il d'une mode passagère ou d'une évolution profonde de l'action de l'Union européenne sur la scène internationale s'inscrivant dans l'affirmation de son autonomie stratégique ?
La réponse dépendra en premier lieu de la volonté réelle des institutions, en particulier du Parlement européen et du Conseil, d'adopter les législations proposées par la Commission sans trop dénaturer leur contenu, voire même d'en renforcer la portée[36]. Le lobby des pays tiers et des secteurs économiques risque de peser sur les choix opérés. Il nous semble que le moment politique s'y prête, mais les crises économiques peuvent avoir pour effet de forcer des choix économiques de court terme, notamment dans un contexte de tensions sécuritaires. L'autre inconnue majeure tient évidemment à la réaction des pays tiers face à cette série de mesures unilatérales, qui peut être perçue comme une tentative forcée, d'imposer au reste du monde les choix politiques environnementaux, sanitaires, sociaux, voire fiscaux, réalisés à l'intérieur de l'Union[37]. L'Union européenne peut espérer que ses initiatives soient reprises et influencent les autres législateurs, conformément à la théorie dite de l'effet Bruxelles théorisée par Anu Bradford[38], et que l'on peut d'ores et déjà observer dans le secteur de la protection des données[39]. Mais il est aussi probable que les autres membres du système commercial chercheront à contester ces nouvelles règles devant l'OMC et que les législations européennes seront, pour plusieurs années, la source d'importants contentieux commerciaux et, potentiellement, de condamnations européennes suivies de menaces de représailles économiques. Le moyen le plus sûr d'éviter ce scénario du pire serait que cet unilatéralisme européen, qui repose sur une série de préoccupations qui ne sont pas propres à l'Union européenne, contribue à un réveil du multilatéralisme.
ANNEXE 1
ANNEXE 2
[1] Processus de différenciation entre sociétés, qui constitue une forme de marqueur identitaire. Sur cette notion, v. D. Graeber & D. Wengrow, Au commencement était... Une nouvelle histoire de l'humanité, éd. LLL, 2021.
[2] V. E.-U. Petersmann, "The Future of the WTO : From Authoritarian 'Mercantilism' to Multilevel Governance for the Benefit of Citizens?", Asian Journal of WTO & International Health Law and Policy, 2011, Vol. 6, No. 1, pp. 45-80
[3] Rappelons que l'Union européenne, en dépit de l'existence de l'Euro et des progrès réalisés dans l'intégration bancaire et financière, ne bénéficie pas de la qualité de membre du Fonds monétaire international ou de la Banque mondiale. Il en va de même de l'ONU et des institutions qui en dérive, où elle ne bénéficie généralement que d'un simple statut d'observateur.
[4] Cette conférence ministérielle de l'OMC, censée aboutir à un nouvel agenda de négociations multilatérales, cristallisa les oppositions entre pays membres, en particulier la fracture entre les pays du nord (Etats-Unis et Europe en tête) et les pays du sud, emmenés par les puissances émergentes (Brésil, Inde, Afrique du sud). De violentes manifestations eurent lieu en marge de cet évènement, marquant le début des contestations anti-mondialisation.
[5] Conférence de Pascal. Lamy, alors Commissaire européen au Commerce, 15 septembre 2004
[6] Le processus de sélection de la future Directrice générale de l'OMC a été engagé à compter de la démission de M. Azevedo, en mai 2020. Il n'a pu s'achever qu'en février 2021, après le départ de l'administration Trump, qui bloquait le consensus nécessaire à la désignation de Mme. Ngozi Okonjo-Iweala.
[7] Cet Organe d'appel ne compte plus un seul membre en activité en raison du blocage de son système de désignation par les Etats-Unis, en vertu d'un choix arrêté sous l'administration Obama et que Donald Trump et Joe Biden ont ensuite confirmé. Les groupes spéciaux de l'OMC continuent de fonctionner mais il suffit en pratique à une partie de faire appel des conclusions d'un rapport pour bloquer la procédure de règlement des différends.
[8] Cette question de la légalité des mesures contraires aux règles de l'OMC mais justifié par des impératifs de sécurité nationale a été au cœur du différend Russie - Trafic en transit. En avril 2019, le groupe spécial compétent dans ce différend a d'ailleurs donné raison à la Russie, et refusé d'apprécier l'opportunité de recourir à des "exceptions de sécurité" en cas de graves tensions internationales. L'administration Trump a justifié les restrictions aux importations d'acier et d'aluminium, à partir de 2018, par ce motif de sécurité nationale.
[9] Cette règle, qui consiste à accorder à tous les membres de l'OMC les avantages commerciaux qu'un membre accorde à un autre, constitue le principe à la base du système commercial multilatéral depuis 1947. S'y ajoutent une série de sanctions commerciales adoptées par ces pays à l'encontre de la Russie.
[10] A. Hervé, "L'Union européenne et son modèle de régulation des relations commerciales internationales", Fondation Robert Schuman, 14 avril 2020.
[11] L'Union, à supposer qu'elle le souhaite réellement, peine ainsi à imposer ses standards en matière sociale et environnementale à des pays tiers qui voient là une nouvelle forme de protectionnisme.
[12] Sur cette notion, Denys-Sacha Robin. Les actes unilatéraux des États comme éléments de formation du droit international. Droit. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2018.
[13] Cette compétence existe depuis le traité de Rome. L'article 3 TFUE en rappelle le caractère exclusif, ce qui signifie que les Etats membres ne peuvent plus intervenir en ce domaine. L'article 207 TFUE en délimite les contours (accords commerciaux, tarifs douaniers, commerce des services, aspects commerciaux de la propriété intellectuelle, investissements étrangers directs).
[14] L'UE dispose pour ce faire de législations de base qui organisent les procédures de mise en œuvre de la défense commerciale (par ex. le Règlement 2016/1036 du 8 juin 2016). Il reviendra en pratique à la Commission de prendre la décision par la voie d'un règlement d'exécution.
[15] V. les articles XI et XIIi du GATT et évoquer le règlement de base de 1995 ainsi que les mesures adoptées sur ce fondement dans le cadre de la crise sanitaire
[16] En 1971, la Communauté fut le premier membre du GATT à reconnaître unilatéralement des préférences douanières appliquées à une large gamme de produits originaires des pays en développement. Le SPG européen est régi par le Règlement 978/2012 du 25 oct. 2012.
[17] Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). V. J. N. Bagwhati & H. T. Patrick, Aggressive Unilateralism: Americas 301 Trade Policy and World Trading System, 1990, Michigan University Press ; J. Gero and K. Lanna, Trade and Innovation: Unilateralism v. Multilateralism, 21 Can.-U.S. L.J. 81, (1995)
[18] S'il est justifié d'évoquer prioritairement des mesures fondées sur la compétence de l'Union en matière commerciale doivent également être évoquées d'autres mesures susceptibles d'affecter de manière significative les échanges, comme la proposition d'instaurer un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, bien qu'elle soit uniquement basée sur la compétence de l'Union dans le domaine de l'environnement.
[19] Entrent dans cette catégorie les mesures de défense commerciale, en particulier les mesures antidumping ou antisubventions, adoptées par la Commission conformément à la législation européenne et aux accords de l'OMC. Il n'y a pas eu de recrudescence particulière de ce type de mesure ces dernières années. V. Commission européenne, statistiques pour la défense commerciale 2021. Peuvent aussi être mentionnées les mesures d'application du système de préférences généralisées.
[20] V. Annexe de la Communication de la Commission de février 2021, Une politique commerciale ouverte, durable et fiable, COM(2021)66 final.
[21] Règlement 654/2014 du 15 mai 2014 concernant l'exercice des droits de l'Union pour l'application et le respect des règles du commerce international.
[22] Il suffit pour ce faire à un membre de l'OMC de faire appel d'un rapport de groupe spécial. Une telle manœuvre peut être tentante en cas de risque de condamnation.
[23] La révision législative étend également la possibilité pour l'UE de recourir à des sanctions commerciales dans les domaines des services et de la propriété intellectuelle, alors qu'elles n'étaient jusqu'alors que de nature tarifaire.
[24] Masques, gels hydroalcooliques ou respirateurs. Règlement 2020/402 de la Commission du 14 mars 2020.
[25] Règlement 2019/452 établissant un cadre pour le filtrage des investissements étrangers dans l'Union européenne. Cette législation ne devait initialement s'appliquer qu'à compter d'octobre 2020.
[26] Fin 2021, la Commission faisait état de plus de 260 dossiers notifiés par les États membres. V. Premier rapport annuel sur le filtrage des investissements directs étrangers, COM/2021/714 final, 23 nov. 2021.
[27] En novembre 2021, ce dispositif a été remplacé par un système plus souple de surveillance, prolongé pour une durée de 24 mois.
[28] Décision (PESC) 2022/327 du Conseil du 25 février 2022. Cette décision a ensuite été étendue à la Biélorussie, début mars.
[29] A l'exception de l'instrument international sur les marchés publics, en discussion depuis 2016.
[30] Le discours sur la souveraineté trouve également d'autres champs d'expression, par exemple dans le secteur du numérique avec les propositions de Digital Market Act et de Digital Service Act.
[31] Pour rappel, les règlements sont, à compter de leur entrée en vigueur, obligatoire dans tous leurs éléments et directement applicables au niveau national. Législation à deux étages, la directive nécessite des mesures nationales de transposition que les États membres sont tenus d'adopter.
[32] Selon l'OCDE, la commande publique représentait en 2017 environ 12% du PIB des pays de l'OCDE, avec des variations importantes selon les États. Le potentiel d'accès au marché s'avère ainsi considérable.
[33] V. l'article 21 du traité sur l'Union européenne.
[34] Système dit "quotas gratuits" (free allowances), dont la possible levée est discutée dans le cadre du projet d'ajustement carbone à la frontière.
[35] Il ne s'agit pas cependant d'imposer des règles aux producteurs situés dans des pays tiers, ce qui heurterait la logique de souveraineté. Cependant les entreprises étrangères souhaitant accéder au marché européen devront modifier leurs procédés et moyens de productions, y compris lorsque ceux-ci ont lieu en dehors du territoire de l'Union.
[36] De nombreuses voix estiment ainsi que le système d'ajustement carbone actuellement en discussion s'applique à une gamme trop réduite de produits, et que les délais de mise en œuvre envisagés (notamment celui de la suppression des quotas gratuits) demeurent très en deçà des nécessités imposés par l'urgence climatique.
[37] Même si dans ce dernier domaine elle risque de se trouver limitée par la règle de l'unanimité
[38] A. Bradford, The Brussels Effect - How the European Union Rules The World, OUP, 2020.
[39] Ainsi, l'adoption du règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD) a exercé une influence sur les législations de pays tiers, en particulier ceux désirant obtenir de l'Union une décision dite d'adéquation facilitant le transfert de données vers leurs territoires, conditionnée par le respect des standards européens. L'État de Californie a adopté un texte qui s'inspire en partie des règles européennes (California Consumer Privacy Act (CCPA), 3 nov. 2020).
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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