Union économique et monétaire
Alan Hervé
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ENAlan Hervé
Ce bilatéralisme libre-échangiste n'est pas propre à l'Union européenne. Les deux autres mastodontes du commerce international que sont les Etats-Unis et la Chine multiplient depuis plusieurs années les négociations d'accords commerciaux bilatéraux. Mais ils accusent encore en ce domaine un temps de retard par rapport aux Européens. Le réseau du libre-échange conventionnel de l'Union européenne demeure en effet plus étendu que celui des Etats-Unis, en raison notamment du rejet par l'administration Trump du projet de partenariat transpacifique négocié sous l'administration Obama, ou encore de la Chine[3], en dépit de la négociation avancée du Regional Comprehensive Economic Partnership[4]. L'hypothèse d'une relance des pourparlers commerciaux entre l'Union européenne et les États-Unis n'est pas à exclure, même si la nature d'un futur accord transatlantique demeure suspendue à la personnalité du futur locataire de la Maison Blanche. Les tensions sino-américaines pourraient également conduire à un rapprochement entre l'Europe et la Chine et permettre l'achèvement d'un accord sur le commerce et l'investissement.
Le réseau d'accords européens est aussi caractérisé par la diversité des partenaires commerciaux concernés, tant sur le plan du niveau de développement que sur le plan géographique. À l'exception notable de la Russie, de l'Asie centrale et de certains Etats exclus pour des raisons évidentes de politique étrangère (Iran, Corée du Nord, Venezuela, Cuba, Libye), il n'est guère de région du monde qui ne soit ainsi pas concernée par l'activisme de la diplomatie commerciale européenne.
Si les toutes les négociations en cours sont encore loin d'être finalisées, il est d'ores et déjà possible et utile de dresser un premier bilan critique de cette stratégie conventionnelle, en insistant sur sa dimension juridique et politique.
Des retombées économiques encore incertaines
C'est d'abord sur le plan économique que ces accords de libre-échange ont été justifiés, en liaison avec le souhait de la Commission de développer l'accès au marché des pays tiers et stimuler ainsi la compétitivité, la croissance et l'emploi européens[5]. La Commission a également pris l'habitude de publier des études d'impact, dont la réalisation est généralement externalisée auprès de prestataires extérieurs, pour tenter d'apprécier les effets d'un futur accord. Mais l'évaluation ex-post des retombées économiques des accords de libre-échange a longtemps fait défaut. Conformément à un engagement formulé en 2015, la Commission publie désormais chaque année un rapport relatif à la mise en œuvre des accords commerciaux, qui contient des données chiffrées sur l'état de la relation commerciale entre l'Europe et ses partenaires[6].
Les enseignements sur les retombées économiques de ces accords demeurent toutefois parcellaires et difficiles à mesurer. Il apparaît certes que les ALE ont généralement pour effet de doper les courants d'échanges dans les années qui suivent leur mise en application et constituent certainement une source de profit et d'opportunité pour les secteurs tournés vers l'exportation. Mais l'impact réel de ces accords sur le plan de l'emploi et de la croissance économique n'est pas clairement démontré, d'autant qu'il sera susceptible de varier sensiblement selon les secteurs et les régions concernées. Du reste, l'existence d'un accord de libre-échange n'empêchera pas, en cas de crise économique, sociale ou sanitaire, un tassement, voire une diminution, des échanges[7]. On pourra sans doute s'en rendre compte avec la crise sanitaire actuelle et les répercussions économiques et commerciales qu'elle entraîne.
Il apparaît également que les opérateurs économiques ne tirent pas toujours pleinement profit de ces accords, le taux d'utilisation des préférences commerciales qu'ils prévoient demeurant limité[8]. Cette sous-utilisation des préférences peut s'expliquer par une trop faible connaissance des potentialités offertes par les accords commerciaux et la difficulté de certaines entreprises, notamment les PME, à s'adapter au respect des règles d'origine et des formalités douanières et réglementaires qui conditionnent encore l'accès aux préférences.
Il ressort enfin que la balance commerciale entre l'Union européenne et ses partenaires ayant conclu avec elle un accord de libre-échange est globalement excédentaire pour l'Europe, notamment avec des pays comme la Corée du Sud en dépit des craintes initiales exprimées en Europe au moment de la négociation. Le Canada souffre même de la concurrence des produits européens, notamment dans le domaine agricole, et ses exportateurs peinent à s'adapter aux exigences réglementaires européennes[9].
L'exercice d'examen régulier de la mise en œuvre des ALE, réalisé par la Commission, est bienvenu. On regrettera toutefois que les évaluations réalisées reposent sur une lecture somme toute assez mercantiliste du commerce international et se contentent essentiellement de lister les secteurs de biens et de services qui ont vu leurs échanges augmenter. Les données publiées ne permettent pas réellement d'apprécier ce en quoi les accords permettent de susciter une réelle diversification de la structure des échanges avec les pays concernés, en particulier lorsqu'il s'agit de pays en développement. La mise en avant de tel ou tel succès entrepreneurial lié au développement du commerce bilatéral présente un intérêt limité, et il manque encore une étude plus ambitieuse sur l'impact macroéconomique des ALE négociés par l'Union européenne.
L'appréciation des effets de la stratégie conventionnelle de l'Europe nécessite de dépasser la seule logique du renforcement de l'accès au marché des entreprises européennes.
Une réponse européenne à la crise du multilatéralisme
Les accords commerciaux doivent s'analyser comme une réaction européenne à la profonde crise du multilatéralisme et l'affaiblissement continu de l'OMC. L'échec désormais acté du cycle de Doha engagé en 2001 et, plus largement, l'incapacité des Etats à s'accorder sur de nouvelles règles du commerce international ont marqué la faillite de l'une des fonctions essentielles de l'OMC : être l'enceinte privilégiée d'une régulation évolutive et adaptée des échanges internationaux. Plus grave encore, l'autre fonction existentielle de l'OMC, en l'occurrence la capacité de son mécanisme de résolution des différends à assurer un respect global des règles multilatérales, se trouve perturbée. Depuis décembre 2019, l'Organe d'appel de l'OMC, sans lequel ses procédures de règlement des litiges commerciaux ne peuvent durablement fonctionner, est paralysé, faute de compter en son sein un nombre de juges suffisant. Ce blocage trouve son origine dans le veto opposé depuis plusieurs années par l'administration américaine à toute nouvelle nomination[10].
Cet épisode s'inscrit dans une stratégie délibérée de remise en question par les Etats-Unis des fondamentaux du système commercial multilatéral, bâti au sortir de la guerre froide et désormais jugé contraire aux intérêts américains. Cette même administration est à l'origine d'une série de sanctions commerciales unilatérales justifiées par la défense de la sécurité nationale américaine et la lutte contre le commerce déloyal, qui vise particulièrement, mais pas exclusivement, le rival chinois, accusé de tirer parti de façon abusive des avantages du système multilatéral. Ce climat de guerre commerciale donne parfois lieu à des armistices. Mais ces accalmies demeurent passagères et fondées sur des arrangements commerciaux précaires et dont le contenu est en violation ouverte avec les principes de base de l'OMC[11]. La Chine n'est pas en reste et tente de façonner un nouvel ordre juridique international davantage en phase avec ses intérêts[12]. Il serait au demeurant périlleux de croire un retour à la normale après les élections américaines, car le protectionnisme et la propension à l'unilatéralisme constituent de notre point de vue des tendances de fond qui perdureront quelles que soient les personnalités qui seront à la tête de la diplomatie commerciale américaine ou même chinoise[13].
L'Union européenne doit désormais regarder la réalité en face. Le système commercial multilatéral fondé sur des règles qu'elle a connues ces dernières décennies est affaibli, et cède la place à un régime imprévisible et dominé par des logiques de puissance et un regain durable des tensions économiques internationales. Fin 2018, l'Union européenne a publié une série de propositions destinées à réformer l'OMC, sans que ces dernières n'aient abouti pour l'heure à des résultats concrets[14]. La solution bilatérale apparaît dès lors comme la seule issue réaliste à même de préserver sur le long terme l'intérêt européen sur la scène internationale. Les accords de l'Union peuvent ainsi constituer la base d'un " multilatéralisme souple et différencié "[15], préservant ainsi une sécurité et une prévisibilité juridique indispensable au déploiement des échanges commerciaux et aux investissements internationaux.
Sur le fond, l'analyse combinée de ces différents textes témoigne d'une modélisation conventionnelle propre à l'Union européenne, c'est-à-dire une stratégie de reproduction de l'instrumentum négocié d'un accord à l'autre, de façon à développer un régime relativement uniforme, au moins au sein de chaque grande génération d'accords, de droits et d'obligations régissant les échanges internationaux entre l'Europe et ses partenaires économiques. Cette prétention explique pourquoi les accords commerciaux sont en réalité autre chose que de simples accords d'ouverture des marchés et s'imposent peu à peu comme des mécanismes de régulations des échanges internationaux.
Vers un dépassement du libre-échange au profit de la régulation du commerce bilatéral
L'un des incompris majeurs de la politique conventionnelle de l'Union tient à la qualification et à la perception des accords commerciaux qu'elle négocie depuis maintenant près de deux décennies. En dépit des usages médiatiques et d'une rhétorique qui continue d'être en vogue au sein même des institutions européennes, ces accords ne sont pas que de simples accords de libre-échange.
Il est vrai que les accords de l'Union prévoient toujours une suppression quasi-intégrale des droits de douane entre les deux partenaires, ainsi que l'ouverture d'un nombre substantiel de secteurs du commerce des services[16]. Cette élimination des tarifs douaniers n'est d'ailleurs pas anodine, notamment parce que les droits de douane pratiqués par certains pays en développement demeurent encore souvent élevés et parce qu'il a été démontré que les droits de douane européens continuaient d'avoir des effets importants sur certains secteurs commerciaux, par exemple dans le domaine agricole[17]. Mais le champ des sujets couverts par les traités commerciaux de l'Union est bien plus large que le commerce des marchandises[18], et le négociateur européen n'a eu de cesse, au fil des années, d'introduire dans les négociations de nouveaux sujets en lien avec les intérêts commerciaux de l'Union. Il en va ainsi du commerce des services, dont la libéralisation constitue dorénavant le principe[19] des marchés publics, de la propriété intellectuelle ou encore de la coopération réglementaire.
Ces accords comprennent un mécanisme interne de règlement des différends, partiellement inspiré du système OMC, qui permet à chacune des parties à l'accord (l'Union européenne ou son partenaire commercial) d'engager une procédure d'arbitrage bilatéral. L'évolution est significative car, jusqu'à une période récente, ces dispositifs n'avaient jamais été utilisés, l'Union préférant s'en tenir au mécanisme multilatéral et quasi-juridictionnel de l'OMC. Mais, ce dernier étant menacé, l'Europe pourrait être de plus en plus tentée de s'en remettre à ces dispositifs bilatéraux. En témoignent deux affaires engagées en vertu de ces procédures bilatérales en 2019, à l'encontre de la Communauté de développement d'Afrique Australe[20] et de l'Ukraine[21] qui auraient, en d'autres temps, fait l'objet d'une plainte à l'OMC.
Depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne et l'acquisition par l'Union européenne d'une nouvelle compétence dans le domaine des investissements étrangers[22], la Commission a introduit dans l'agenda des négociations commerciales la question de la protection des investissements étrangers, ainsi qu'un mécanisme permettant aux investisseurs d'accéder à des tribunaux spécifiques, prévus au titre de ces accords, à même d'imposer des pénalités aux Etats ou à l'Union européenne en cas de violation des droits qui leurs sont reconnus[23]. Toutefois, à la suite d'un avis rendu par la Cour de justice européenne en 2017 au sujet de la compétence de l'Union pour négocier et conclure la nouvelle génération d'accords commerciaux (avis 2/15)[24], la question de l'investissement fait l'objet d'une négociation spécifique d'accords qui sont formellement distincts des accords commerciaux négociés par l'Union et qui ont vocation à être conjointement ratifiés par elle et ses États membres[25]. De surcroît, la Cour a admis que l'approche européenne de la protection des investissements étrangers, qui prévoit la création de tribunaux d'investissement dont les sentences susceptibles d'appel, est compatible avec le droit européen, levant ainsi une hypothèque majeure concernant le devenir de ces mécanismes[26].
Mieux réguler les relations commerciales internationales
Les accords commerciaux de l'Union ont pour objet d'accompagner, voire d'encadrer, la logique du libre-échange par un ensemble de règles destinées à faciliter le commerce et, dans certains cas, à assurer des conditions de concurrence économiquement et socialement supportables. Cette régulation conventionnelle peut encore servir à aborder des sujets nouveaux, non couverts par les règles de l'OMC.
En premier lieu, l'accord entre l'Union européenne et le Canada ou ceux négociés avec le Japon, Singapour ou le Vietnam prévoient " l'instauration d'une coopération réglementaire " dont l'objectif est de parvenir à un rapprochement des réglementations susceptibles d'affecter le commerce entre les parties[27]. Le sujet est sensible car "si les droits de douane sur les chemises ou véhicules sont idéologiquement plats, ce n'est plus le cas pour l'utilisation des OGM, ou la traçabilité des composants chimiques, ou l'utilisation du gaz de schiste, voire pour les normes en matière de bien-être des animaux"[28]. L'objectif de ces chapitres sur la coopération réglementaire n'est pas, à proprement parler, le désarmement réglementaire ou l'imposition d'une harmonisation normative des réglementations susceptibles d'affecter le commerce[29]. Il s'agit, plus modestement, de faire en sorte d'instaurer un canal d'information, de concertation et de dialogue entre les autorités réglementaires de chacune des parties. Cette coopération repose sur une base volontaire destinée à rapprocher les réglementations, lorsque cela est possible. Dans le cadre de l'accord avec le Canada, les autorités fédérales canadiennes et les services de la Commission se sont ainsi réunis à plusieurs reprises lors de réunions bilatérales. La liste des sujets abordés - cybersécurité, bien-être animal, produits cosmétiques et pharmaceutiques ou sécurité des consommateurs[30]– démontre à quel point sujets commerciaux et enjeux sociétaux sont dorénavant imbriqués[31].
Les accords commerciaux ont aussi pour objet d'égaliser les conditions de concurrence entre l'Union européenne et ses partenaires conformément à une rhétorique du level playing field omniprésente dans la diplomatie économique. Toutefois, cet objectif n'est que très faiblement réalisé sur le plan du droit de la concurrence et encore moins s'agissant des aides d'Etat, domaines dans lesquels les accords commerciaux prévoient de simples mécanismes de dialogue et de coopération[32]. La nécessité de parvenir à un " juste échange " entre les partenaires se retrouve davantage dans les dispositions consacrées au renforcement des droits de propriété intellectuelle, qui approfondissent et étendent les disciplines déjà prévues dans le cadre de l'OMC. Ainsi, à partir des années 2010, et notamment dans le cadre de l'accord négocié avec la Corée du Sud, l'Union a obtenu de ses partenaires l'insertion de dispositions assurant la protection des indications géographiques (IG).
Il ne s'agit cependant pas de protéger l'intégralité des 3 000 indications géographiques protégées (IGP) européennes mais, plus modestement, d'obtenir du partenaire qu'il assure la protection de certaines d'entre elles - par exemple le champagne ou le cognac - et leur éventuelle coexistence avec des marques déjà déposées. En pratique, la protection conventionnelle des indications géographiques diffère en fonction du partenaire commercial. Les listes protégées peuvent au besoin être complétées dans le cadre de comités spécialisés.
Nombre d'indications géographiques protégées dans les accords commerciaux négociés par l'Union européenne[33]
Les accords commerciaux de l'Union européenne constituent enfin une opportunité d'inclure dans les règles du commerce international des sujets qui ne sont qu'imparfaitement traités sur le plan multilatéral. Dans l'attente d'un hypothétique accord international en matière de commerce électronique[34], l'Union européenne est par exemple parvenue à négocier certaines dispositions qui révèlent ses intérêts stratégiques, économiques mais aussi sa vision politique. On relèvera notamment sa volonté de faciliter le commerce électronique tout en permettant aux pouvoirs publics d'imposer certaines limites à celui-ci, notamment pour des raisons de protection de l'ordre public ou des consommateurs[35]. Il en va ainsi des récentes propositions de négociations sur le commerce numérique que l'Europe a adressées à l'Australie et à la Nouvelle Zélande[36]. Ces textes consacrent le principe de la libre circulation des données (free data flow) entre les parties à l'accord. Les entreprises installées dans l'Union ont en effet un intérêt direct à ce libre transfert de données. L'Union européenne partage ce souci de défendre le libre-transfert avec les Etats-Unis, à l'inverse d'Etats comme la Chine et la Russie qui, au nom de la souveraineté numérique, restreignent, voire interdisent dans certains cas, la circulation de données en dehors de leur territoire. En revanche, l'Union européenne se démarque des États-Unis en ce sens qu'elle souhaite que les accords commerciaux reconnaissent la possibilité de limiter le transfert des données dites personnelles, de façon à garantir ainsi la conformité entre les règles commerciales et le règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD)[37]. Cette défense des intérêts économiques, conjuguée à celle de considérations extra-commerciales, se retrouve s'agissant des chapitres consacrés à la question du développement durable.
Les accords commerciaux comme vecteur de promotion des valeurs de l'Union sur la scène internationale
Depuis le traité de Lisbonne, les traités négociés par les Européens contiennent systématiquement des chapitres sur le développement durable. Ce faisant, l'Union européenne fait montre de sa volonté d'inscrire la politique commerciale dans la poursuite des objectifs et principes de son action extérieure, en particulier la défense des droits humains, le soutien " au développement durable sur le plan économique, social et environnemental des pays en développement " ou encore la préservation de l'environnement et la gestion durable des ressources[38].
À titre d'exemple, l'accord avec le Vietnam, que l'Union européenne vient d'approuver, prévoit un chapitre spécifique dont l'objectif est " de promouvoir le développement durable, notamment en favorisant des aspects liés au commerce et à l'investissement dans les domaines du travail et de l'environnement "[39]. Marché florissant de près de 100 millions de consommateurs, le Vietnam fait cependant l'objet de nombreuses critiques liées à son mode d'exploitation des ressources naturelles (sable, pêche et bois), ainsi qu'au non-respect des droits sociaux et humains. D'après le Parlement européen, le travail des enfants ainsi que le travail forcé des prisonniers politiques y demeurent une réalité[40]. Est-ce à dire que l'accord négocié par l'Union pourrait changer la donne en faisant miroiter de façon vertueuse l'accès au marché en échange de progrès réalisés en matière de développement durable ? On peut en douter tant le texte combine déférence à l'égard de la souveraineté des parties et timidité des engagements formulés.
Cet accord insiste en effet sur le droit des parties d'établir leur propre niveau interne de protection environnementale et sociale et d'agir en ces domaines comme elles le jugent approprié. L'Europe et le Vietnam s'engagent certes à ne pas pratiquer de dumping social ou environnemental[41]. A l'inverse, le protectionnisme social ou environnemental est condamné[42]. De même, si chaque partie promet de déployer "des efforts continus et soutenus en vue de ratifier les conventions fondamentales de l'OIT ", l'accord ne les oblige pas directement à approuver ces instruments. À ce jour, le Vietnam a d'ailleurs conclu six des huit conventions fondamentales de l'OIT, la dernière ratification en date étant d'ailleurs concomitante à la signature de l'accord avec l'Union européenne[43].
La technique du renvoi conventionnel est utilisée en matière d'environnement. Une disposition s'intéresse ainsi à la question du changement climatique et évoque la mise en œuvre par les parties de la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique, le Protocole de Kyoto ainsi que l'Accord de Paris[44]. La coopération et l'échange d'expériences sont ainsi encouragés, notamment dans la création de mécanismes internes de tarification carbone ou la promotion de marchés intérieurs et internationaux du carbone.
Un dispositif comparable est prévu pour la mise en œuvre de la convention sur la biodiversité (CDB). Mais il est lui-même contrebalancé par le rappel du " droit de souveraineté des États sur leurs ressources naturelles " et leur " pouvoir de déterminer l'accès aux ressources génétiques " dans le cadre de leurs législations nationales[45]. L'accord insiste sur la gestion durable des ressources biologiques marines et des produits de l'aquaculture, alors que l'Union européenne accuse depuis plusieurs années son partenaire vietnamien de surexploiter les ressources marines et de fermer les yeux sur des pratiques de pêches illégales de grande ampleur[46]. La coopération est encouragée dans la mise en œuvre de politiques internes destinées à conserver la biodiversité, mais le texte de l'accord s'en remet in fine au bon vouloir des parties. Aucun dispositif de surveillance n'est prévu.
En cas de désaccord sur le respect par l'un des partenaires des dispositions sur le développement durable, l'accord aménage une procédure spécifique faisant intervenir un " groupe d'experts " indépendant qui remettra aux parties un rapport éventuellement assorti de " recommandations ". Mais ce dispositif présente des limites. Il ne peut tout d'abord être actionné que par les parties à l'accord, et non par des ONG ou encore des syndicats qui pourraient avoir connaissance de pratiques en contradiction avec les engagements conventionnels. En outre, si la partie concernée doit donner suite à ce rapport en faisant état des mesures prises pour s'y conformer, il n'est nullement question ici de " condamnation ", et encore moins d'un quelconque dispositif de sanction. Autrement dit, la protection des règles prévues au titre du développement durable demeure incitative. Cela n'empêchera cependant par l'Union européenne de faire usage de ce mécanisme, comme en témoigne la plainte engagée à l'encontre de la Corée du Sud pour non-respect de la liberté syndicale[47]. Il reste à connaître les effets réels d'une telle démarche.
Sur la question des droits de l'Homme, l'accord UE-Vietnam est quasi silencieux[48] alors que le Vietnam demeure un Etat à parti unique qui ne reconnaît ni la liberté d'association, ni la liberté d'expression, ni la liberté religieuse, ni celle de la presse[49]. Il y a là un recul évident des Européens sur la question, si l'on compare cet accord à d'autres textes conclus antérieurement entre l'Union européenne et ses partenaires, par exemple l'accord avec la Colombie et le Pérou, qui qualifie le respect des droits de l'Homme d'élément essentiel, permettant alors à l'une des parties de suspendre l'application de tout ou partie de l'accord en cas de violation[50].
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La capacité de l'Union européenne à négocier et conclure des accords de libre-échange a pu être décrite comme un test révélateur de sa crédibilité sur le plan international et une manifestation de sa puissance normative[51]. Un bilan du contenu de ces accords montre que l'Europe est effectivement parvenue à dépasser la simple logique du libre-échange et qu'elle dispose d'un réseau important d'accords témoignant d'une certaine vision de la régulation des échanges internationaux, à même de perdurer en cas d'effondrement du système multilatéral. Il n'en demeure pas moins que le modèle conventionnel européen demeure perfectible et devrait encore intégrer un contenu plus ambitieux - on pense ici au social, à l'environnement, au développement mais aussi à des sujets comme la sécurité des approvisionnements, la concurrence et la fiscalité - si l'Union européenne souhaite effectivement défendre une vision plus équilibrée et davantage régulée de la mondialisation.
Dans l'immédiat, la question de la surveillance de la mise en œuvre des accords commerciaux devrait prendre une importance croissante, ce dont témoigne d'ailleurs l'annonce par la Commission de la nomination prochaine d'un responsable de la mise en œuvre des accords commerciaux. L'appréciation de la portée économique des accords commerciaux doit être améliorée. L'examen de la mise en œuvre pourrait aussi inclure une évaluation accrue des pratiques environnementales et des législations en matière de droits sociaux et de droits de l'Homme chez le partenaire.
Annexe :
Etat des lieux des accords commerciaux bilatéraux de l'Union européenne[52]
(négociation, conclusion, entrée en vigueur à titre provisoire ou définitif)
[1]Voir notamment, Une Europe compétitive dans une économie mondialisée, COM(2006) 567, 4 octobre 2006 ; Le commerce pour tous, COM(2015)497 final, 14 oct. 2015.
[2]Rapport annuel de la Commission européenne sur la mise en œuvre des accords commerciaux (1er janv-31déc. 2018), 14 oct. 2019, p.7.
[3]Les réseaux d'accord commerciaux de la Chine, et des autres membres de l'OMC est consultable sur https://www.wto.org/french/tratop_f/region_f/rta_participation_map_f.htm
[4]RCEP : Engagé en 2012 et soutenu activement par la Chine de façon à faire contrepoids au projet de traité transpacifique initié par les Etats-Unis, cette négociation vise à créer une vaste zone de libre-échange en Asie Pacifique réunissant les 10 pays membres de l'association des nations d'Asie du Sud Est (ASEAN) ainsi que l'Australie, la Chine, l'Inde, le Japon, la Corée et la Nouvelle Zélande.
[5]COM (2006) 567, op. cit.
[6]Voir rapport annuel de la Commission européenne sur la mise en œuvre des accords commerciaux 2018, op. cit.
[7]D'après les chiffres de la Commission, les échanges de marchandises ont diminué entre l'UE et la Corée du Sud en 2018 de 1,5%, de même, entre 2017 et 2018 de 2,4% entre l'UE et la Colombie, l'Equateur et le Pérou.
[8]En 2018, le taux d'utilisation des préférences par les exportateurs européens était de 90% s'agissant d'un pays comme la Turquie (avec lequel il existe une union douanière depuis plus de deux décennies). Il se situait à 81% s'agissant des exportations vers la Corée du Sud, 77% pour la Suisse et environ 70% pour la Colombie et l'Equateur. Il tombait à 37% s'agissant du Canada (source : Commission européenne).
[9]Il en va ainsi des exportations françaises qui, deux ans après la mise en application du CETA, avaient augmenté de 16%.
[10]L'Union a toutefois proposé, avec le soutien de 16 autres membres, de maintenir un mécanisme d'appel prenant la forme d'un arbitrage (déclaration des ministres du commerce réunis à Davos le 16 janvier 2020).
[11]Accord dit de Phase 1 conclu entre l'administration américaine et le gouvernement chinois en janvier 2020 : https://ustr.gov/sites/default/files/files/agreements/phase%20one%20agreement/Economic_And_Trade_Agreement_Between_The_United_States_And_China_Text.pdf
[12]G. Shaffer & H. Gao, 'A New Chinese Economic Law Order?', 21 University of California, Irvine Legal Studies Research Paper Series (2019).
[13]H. Bourguniat, Le Protectionnisme avant et après Trump, Dalloz, 2019.
[14]European Union Concept Paper on WTO reform, 18 sept. 2018.
[15]Ph. Moreau Defarges, " Le droit dans les relations internationales : plus qu'un instrument ? ", Politique étrangère, 2019/4, pp. 9-22.
[16]Conformément à ce que prévoient les articles XXIV du GATT et V de l'AGCS.
[17]M. Cipollina et L. Salvatici, "On the effects of EU trade policy: agricultural tariffs still matter", European Review of Agricultural Economics, 2020, n 1, p. 1-35.
[18]Si l'on écarte les Accords de partenariat économique qui, pour l'heure, portent surtout sur le commerce des marchandises.
[19]En particulier depuis la négociation de l'Accord économique et commercial global (AECG) entre l'Union européenne et le Canada. Avant l'AECG, les accords commerciaux de l'Union européenne reposaient sur le principe des listes d'engagement à la libéralisation dites positives, ce qui signifiait concrètement qu'à défaut de précision en ce sens un secteur du commerce des services n'était pas ouvert à la libéralisation. Les accords les plus récents reprennent le principe des listes négatives. Ainsi, c'est désormais l'ensemble des services couverts par l'accord qui se trouvent libéralisés, sauf précisions contraires spécifiquement prévues par les parties.
[20]Cette plainte, introduite en juin 2019, concerne le régime d'importation de la volaille mis en place au sein de cette intégration régionale. Le différend est pour l'heure en phase de consultations bilatérales.
[21]Est ici visé une restriction à l'exportation de bois d'œuvre non traité. Après une phase de consultations qui n'a pas permis de résoudre le différend, l'Union européenne a formellement demandé la mise en place d'un arbitrage en février 2020.
[22]Voir en ce sens le libellé de l'article 207 TFUE.
[23]Entre autres, le traitement national, le traitement juste et équitable ou encore la protection contre les expropriations, qu'elles soient directes ou indirectes.
[24]http://curia.europa.eu/juris/liste.jsf?language=fr&num=C-2/15
[25]CJUE, avis 2/15 du 16 mai 2017. La Cour a considéré que les investissements autres que directs et le règlement des différends investisseurs/États relevaient d'une compétence partagée entre l'UE et ses États membres.
[26]CJUE, avis 1/17 du 30 avril 2019.
[27]Chapitre 21 du CETA. Voir A. Hervé, "La loi de marché - Réflexions sur la coopération réglementaire instaurée par l'AECG", Revue des affaires européennes, n° 2, 2017, pp. 235-242
[28]P. Lamy, " Les frontières de l'économie ", Pouvoirs, 2018, n° 165, pp. 91-87, p. 84.
[29]À l'image de ce qui a été réalisé dans le cadre du marché intérieur.
[30]Rapport annuel de la Commission européenne sur la mise en œuvre des accords commerciaux op. cit.
[31]On regrettera que cette coopération entre autorités réglementaires soit cantonnée pour l'Union, aux seuls services de la Commission (les fonctionnaires des États membres étant exclus du dialogue) et de surcroît réservée aux seuls fonctionnaires des DG du commerce et du marché intérieur, à l'exclusion d'autres services de la Commission pourtant en pointe sur les questions traités (DG Santé et consommateurs ou DG environnement)
[32]Le droit de la concurrence est tout au plus reflété par la possibilité de maintenir ou d'adopter des droits de douane destinés à corriger des pratiques commerciales illicites (dumping ou subventions à l'exportation). voir B. Deffains, O. d'Ormesson et T. Perroud, Politique de concurrence et politique industrielle - Pour une réforme du droit européen, Rapport pour la Fondation Robert Schuman, janvier 2020, p. 32 et suiv.https://www.robert-schuman.eu/fr/librairie/0242-politique-de-concurrence-et-politique-industrielle-pour-une-reforme-du-droit-europeen
[33]Informations collectées dans les traités concernés et sur le site internet de la DG commerce.
[34]Une négociation plurilatérale impliquant l'Union européenne, la Chine, le Japon et les Etats-Unis a en effet été initiée à l'OMC depuis bientôt deux ans
[35]16.4 de l'accord avec le Canada.
[36]Ces propositions formulées en 2019 ont été rendues publiques sur le site internet de la DG commerce.
[37]Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, JOUE L 119, 4 mai 2016. À l'inverse, les traités négociés par les Américains, ALENA, admettent plus restrictive la possibilité de restreindre le transfert de données, y compris pour des motifs de protection des données personnelles. Article 19.8.3 de l'Accord Etats-Unis-Mexique-Canada (USMCA).
[38]Article 21 du traité sur l'Union européenne.
[39]Article 13.1 de l'accord UE-Vietnam.
[40]Rapport du Parlement européen contenant une proposition de résolution relative à la conclusion de l'accord UE-Vietnam, 28 janvier 2020, Aç-0017/2020.
[41]Article 13.3.3 de l'accord.
[42]Article 13.3.4 : " Une partie n'applique pas les lois en matière d'environnement et de travail d'une manière qui constituerait un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les parties ou une restriction déguisée au commerce ". L'accord indique également que "la violation des principes et droits fondamentaux du travail ne saurait être invoquée ni utilisée en tant qu'avantage comparatif légitime, et que les normes du travail ne sauraient servir à des fins commerciales protectionnistes".
[43]Convention n°98 sur le droit d'organisation et de négociation collective de 1949 ratifiée en juillet 2019. Le Vietnam n'a pas encore ratifié la convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical pas plus que celle sur l'abolition du travail forcé. Selon le Parlement européen, le Vietnam s'est engagé à ratifier ces deux instruments en 2020 et 2023. Mais cet engagement ne figure pas dans le texte de l'accord commercial. À l'inverse, tous les Etats membres de l'Union européenne ont ratifié ces instruments.
[44]Article 13.6 de l'accord UE-Vietnam. L'accord de Paris est mentionné dans les accords commerciaux UE-Japon et UE-Mercosur.
[45]Article 13.7.2 de l'accord UE-Vietnam.
[46]En 2017, l'Union avait déjà adressé à ce pays un " carton jaune " en raison de ses pratiques de pêche.
[47]La loi coréenne sur la liberté syndicale de 1998 exclut certaines catégories de travailleurs du droit de se syndiquer. Il en va ainsi des personnes travaillant à leur compte ainsi que des travailleurs licenciés ou sans emploi. L'Union estime que la Corée du Sud viole l'article 13(4) 3 de l'accord qui prévoit que les parties mettent en œuvre des efforts continus et soutenus en vue de ratifier les conventions fondamentales de l'OIT. Après des consultations jugées infructueuses début 2019, l'Union a demandé l'établissement d'un panel d'experts.
[48]Les partenaires se contentant de mentionner dans le préambule du texte la déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948, instrument qui, en droit international, n'a qu'une valeur déclaratoire.
[49]Outre le rapport du Parlement européen (op. cit.), voir le rapport 2018 du Service européen de l'action extérieure sur le respect des droits de l'Homme et de la démocratie dans le monde, qui souligne en particulier l'augmentation du nombre de prisonniers politiques dans ce pays.
[50]Article 1er de cet accord. L'expression " élément essentiel " est importante car elle autorise l'une des parties à l'accord à en suspendre l'application en cas de violation.
[51]Voir notamment Z. Laïdi, La Norme sans la force - L'énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, 2008, 296 p. ; A. Bradford, The Brussels Effect - How the European Union Rules the World, Oxford University Press, 2020, 424 p.
[52]Article 1er de cet accord. L'expression " élément essentiel " est importante car elle autorise l'une des parties à l'accord à en suspendre l'application en cas de violation. [53] Accords de libre-échange complets et approfondis.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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