L'Europe face à la désinformation

Éducation et culture

Mariya Gabriel

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15 juillet 2019
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Gabriel Mariya

Mariya Gabriel

Commissaire européenne en charge de l’économie et de la société numériques

L'Europe face à la désinformation

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La désinformation, l'approche européenne face à un phénomène global

[1] La désinformation est une atteinte à la liberté d'opinion et d'expression, droit fondamental consacré par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. La liberté d'expression recouvre le respect de la liberté et du pluralisme des médias, ainsi que le droit des citoyens d'émettre des opinions et de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées "sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières". Partant de là, les autorités publiques ont le devoir de sensibiliser les citoyens au risque d'agissements visant à manipuler délibérément leur opinion, comme elles ont le devoir de les en protéger.

La progression de la désinformation et la gravité de la menace qu'elle représente ont suscité des inquiétudes et une prise de conscience croissantes au sein de la société civile, aussi bien dans les États membres qu'à l'échelle internationale. Dans une résolution de juin 2017, le Parlement européen a demandé à la Commission "d'analyser en profondeur la situation et le cadre juridique actuels en ce qui concerne les fausses informations et de vérifier la possibilité d'une intervention législative afin de limiter la publication et la diffusion de faux contenus".

La montée en puissance des plateformes s'est doublée d'une crise des médias traditionnels. Ceux-ci offrent un point de vue pluraliste et libre sur la société, mais souffrent d'une numérisation qui a eu de profondes conséquences sur leur modèle de financement, mais aussi sur la façon de diffuser leur contenu.

La désinformation en ligne est un phénomène qui inquiète toute l'Europe. Une large consultation publique organisée en début d'année 2018[2] montre que 68 % des Européens déclarent rencontrer de fausses nouvelles au moins une fois par semaine, alors que plus d'un tiers (37 %) affirme y être confrontés tous les jours. De plus, une large majorité des Européens interrogés pensent que l'existence de fausses informations est un problème pour leur pays et pour la démocratie en général. Ces résultats démontrent la nécessité d'une action au niveau de l'Union européenne et soulignent le besoin de fournir des informations de qualité diverses et accessibles, susceptibles de rendre les processus démocratiques plus participatifs et plus inclusifs.

Les chiffres sont élevés et ne sont que des exemples de l'ampleur du phénomène et de la rapidité avec laquelle la désinformation a intégré l'environnement médiatique de ce début de siècle.

Une réponse européenne

Face à un domaine exempt de toute intervention institutionnelle, il m'a semblé fondamental de poser dès le début de notre action des balises claires et solides dans le temps. Celles-ci se résument ainsi :

– Améliorer la transparence concernant l'origine de l'information et la manière diffusée.

– Promouvoir la diversité des informations.

– Renforcer la crédibilité de l'information en fournissant une indication de sa fiabilité, et en améliorant sa traçabilité.

– Élaborer des solutions inclusives pour s'assurer la collaboration de toutes les parties prenantes.

A mon initiative, la Commission européenne a publié en avril 2018 une communication consacrée à "la lutte contre la désinformation en ligne : une approche européenne". Cette communication contient des outils d'auto-régulation pour lutter contre la propagation et l'impact de la désinformation en ligne en Europe.

Les actions prévues dans la communication, y compris un code de pratique, visent à contribuer à la protection des processus électoraux libres et équitables, comme l'a souligné le président Juncker dans son discours sur l'état de l'Union de 2018 : "Je veux que les Européens puissent faire leurs choix politiques en mai prochain, dans le cadre d'élections européennes justes, sûres et transparentes. Dans notre monde digital, le risque d'interférence et de manipulation n'a jamais été aussi élevé. Il est temps de mettre nos règles électorales au diapason de l'ère numérique pour protéger la démocratie européenne."

La Communication reflète notre volonté d'améliorer l'accès des citoyens européens à une information objective et de qualité. Elle est le fruit d'une approche que j'ai voulue inclusive et fait ainsi suite à une consultation multi-partite qui a donné de riches résultats, avec notamment les recommandations d'un groupe d'experts de haut niveau constitué pour éclairer la Commission dans ses travaux.

Le premier succès de notre action a été de circonscrire un phénomène qui était mal défini. Par désinformation, on entend les informations dont on peut vérifier qu'elles sont fausses ou trompeuses, qui sont créées, présentées et diffusées dans un but lucratif ou dans l'intention délibérée de tromper le public et qui sont susceptibles de causer un préjudice public. Par préjudice public, on entend les menaces aux processus politiques et d'élaboration des politiques démocratiques et aux biens publics, tels que la protection de la santé des citoyens de l'Union, l'environnement ou la sécurité. La désinformation ne comprend pas les erreurs de citation, la satire, la parodie, ni les informations et commentaires partisans clairement identifiés. Cette définition équilibrée et reconnue par tous en Europe constitue désormais le socle de notre réponse.

La Communication identifie une série d'actions concrètes dont je voudrais détailler les principales : une approche autorégulatrice pour l'industrie, une mise en réseau des vérificateurs de faits, l'aide au journalisme de qualité et la sensibilisation des citoyens aux médias.

Un Code de bonnes pratiques contre la désinformation

Incontestablement, l'approche autorégulatrice souhaitée par la Commission est celle qui soulève le plus d'attente de tous, moi la première. Elle est également celle qui doit porter ses fruits au plus vite.

L'appel a été entendu par les principales plateformes en ligne et le secteur de la publicité qui ont adopté, le 26 septembre 2018, le code de bonnes pratiques contre la désinformation en ligne. Il représente, à ce jour, le résultat le plus tangible de notre action pour lutter contre la désinformation en ligne.

Ce code est une première mondiale : sur une base volontaire, l'industrie s'engage à appliquer un large éventail de mesures allant de la transparence de la publicité politique à la fermeture de faux comptes et à la démonétisation des fournisseurs de désinformation. En même temps, le code porte en lui ses limites : si les engagements ne sont pas respectés, la Commission européenne fera d'autres proposition, y compris de nature législative.

Plus spécifiquement, le Code comprend 21 engagements répartis en cinq chapitres portant sur les domaines suivants : réduire les revenus publicitaires issus de la désinformation ; rendre plus transparente la publicité à caractère politique ; aborder la question des faux comptes et des robots en ligne ; donner aux consommateurs le pouvoir de signaler la désinformation et d'avoir accès à différentes sources d'information ; donner aux chercheurs le pouvoir de surveiller la propagation et l'impact de la désinformation en ligne.

Ce code de bonnes pratiques peut contribuer à une campagne en ligne transparente, juste et digne de confiance, tout en respectant pleinement les principes fondamentaux de l'Europe en matière de liberté d'expression, de presse libre et de pluralisme.

Nous avons reçu des feuilles de route individuelles de Facebook, Google, Twitter et Mozilla. Ces feuilles de route traduisent concrètement les engagements du code de pratique sur la désinformation en présentant les mesures que prendront les plateformes pour mettre en œuvre les engagements énoncés dans le code de pratique. Ces feuilles de route incluent des outils de transparence pour la publicité politique, des référentiels, une formation pour les groupes politiques et les autorités électorales, les centres électoraux européens et une coopération renforcée avec les vérificateurs de faits.

La Commission attend maintenant des plateformes un premier bilan et fera un suivi mensuel de l'efficacité de ces feuilles de route. Cette efficacité dépendra notamment de la capacité des plateformes à travailler ensemble avec les vérificateurs. Voilà un autre des engagements du code de pratique et une autre première mondiale.

Une vérification accrue des faits

Le deuxième volet de notre action porte sur les vérificateurs de faits. Ceux-ci sont devenus un élément essentiel du paysage médiatique actuel, vérifiant et évaluant la crédibilité du contenu sur base de faits et de preuves.

Reconnaissant leur importance, nous entendons favoriser leur travail dans toute l'Europe. Par rapport à la mise en place du code, nous nous trouvons ici dans un temps sensiblement plus long, car il ne s'agit pas d'adapter quelques algorithmes, mais bien de donner un coup de pouce au développement d'un secteur qui devrait couvrir l'ensemble du territoire européen. A titre d'illustration, l'association internationale des vérificateurs de fait, l'IFCN qui est le référent mondial pour les principes régissant la vérification de faits, ne couvre géographiquement que 12 États membres.

Afin de respecter l'indépendance des vérificateurs de faits, la Commission ne soutiendra pas directement les activités de vérification de faits, mais facilitera plutôt l'accès à une technologie de pointe susceptible d'accroître la capacité des vérificateurs de faits de détecter les informations falsifiées.

À cette fin, la Commission finance désormais un projet Horizon 2020, SOMA, qui fournit une plateforme de vérification des faits en ligne pour soutenir leur travail et renforcer leur coopération au niveau européen.

Cependant, pour développer une réponse efficace aux campagnes de désinformation, un simple contrôle des faits ne suffit pas. Il est primordial d'étendre notre connaissance des mécanismes par lesquels la désinformation est créée et diffusée, et d'évaluer correctement son impact sur les citoyens.

La Commission entend soutenir la création d'une communauté multidisciplinaire européenne à travers la mise en place d'une plateforme en ligne européenne sécurisée qui favorisera la coopération entre les centres nationaux de la désinformation, laquelle devrait coordonner tous les acteurs impliqués dans la lutte contre la désinformation au niveau national, en particulier les vérificateurs de faits indépendants et chercheurs universitaires. La plateforme proposera des outils de collecte de données et d'analyse de données transfrontalières, ainsi qu'un accès à ces données.

Pour compléter ces actions, le programme Horizon 2020 finance d'autres projets de recherche destinés à développer des nouvelles technologies afin de lutter contre la désinformation, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle pour accélérer le marquage de la désinformation ; des technologies interactives pour les médias permettant une expérience en ligne personnalisable, ou encore des algorithmes cognitifs pour traiter les informations contextuelles, y compris l'exactitude et la qualité des sources de données.

Parler des vérificateurs de faits ne peut se faire en isolation du journalisme de qualité. En effet, de nombreux médias le pratiquent au quotidien mais leur situation spécifique demande un traitement à part.

Pour un journalisme de qualité

Troisième volet : le journalisme de qualité. Ici, à nouveau, le calendrier pour la mise en œuvre se rallonge puisque nous nous adressons à la fois à un secteur très vaste, qui n'a pas toujours finalisé sa mue numérique.

Les médias sont indispensables pour transmettre des faits et opinions nuancés sur tout type de questions politiques ; leur pluralisme doit être garanti afin de représenter un large éventail de points de vue. Les faits et les opinions sont fournis dans le respect des droits et obligations imposés par la liberté de parole et de la liberté de la presse qui sont tous deux des droits fondamentaux en Europe.

Toutefois, ces médias traditionnels sont mis à mal par la montée en puissance des médias sociaux qui ont rapidement grignoté leurs parts de marché, que ce soit au niveau du lectorat ou de leurs revenus publicitaires. En effet, les annonceurs préfèrent placer leurs annonces sur les plateformes de médias sociaux plutôt que dans la presse traditionnelle. Les plateformes offrent toutes sortes de données utilisateur pouvant être utilisées pour mieux cibler les campagnes publicitaires que les médias ne sont pas à même d'offrir. Facebook, en particulier, offre un ciblage très précis des différents types de lecteurs.

Il existe dorénavant une énorme asymétrie entre la taille et le pouvoir de marché de ces plateformes et les plus grandes sociétés de médias. Cette situation a forcément un impact important sur la capacité des médias traditionnels à remplir leur rôle historique de défenseur de la liberté de la presse et du droit public à l'information. Nous devons repousser les limites et agir non seulement sur la désinformation, mais aussi sur l'information. Il convient de promouvoir des nouvelles de qualité pour contrebalancer et diluer la désinformation. Un contenu diversifié et de qualité est ainsi essentiel.

Les États membres doivent renforcer leur soutien à un journalisme de qualité afin de garantir un environnement médiatique pluraliste, diversifié et durable, conformément aux règles en matière d'aides d'État. Si les acteurs en ligne, les vérificateurs de faits et les médias ont un rôle à jouer pour traiter le problème de la désinformation, il est également nécessaire de se pencher sur le récepteur final de l'information, à savoir le citoyen lui-même.

Eduquer pour mieux discerner

Les compétences numériques, où il existe un fort accord politique, et la jeunesse me tiennent particulièrement à cœur ; parce que je suis passionnée par la protection et l'indépendance de nos citoyens dans le monde numérique, en particulier les plus jeunes et les plus vulnérables, et parce que j'espère que chaque Européen pourra pleinement profiter des avantages de la transformation numérique.

Grâce à une éducation aux médias améliorée, les Européens seront en mesure d'identifier la désinformation en ligne et d'aborder le contenu en ligne de manière critique. Sans aucun doute, nous nous situons ici dans la partie de plus longue haleine de notre combat. Dans ce cadre, nos initiatives s'efforceront d'encourager les vérificateurs de faits et la société civile à fournir du matériel pédagogique aux écoles et aux éducateurs. A l'ère numérique, nous devons aussi assurer que l'internet soit un lieu sûr en particulier pour les plus vulnérables d'entre nous : les enfants. A cet égard, la situation n'est pas satisfaisante. Plus de la moitié des jeunes âgés de 11 à 17 ans ont été exposés à au moins une forme de contenu inapproprié.

C'est dans ce contexte que j'ai lancé la campagne #SaferInternet4EU en février 2018. Cette campagne vise à promouvoir une action responsable des plateformes, mais aussi à favoriser des actions d'éducation des enfants et d'accompagnement des parents et des professeurs pour mieux protéger nos jeunes de ce fléau. Cette campagne a eu une portée impressionnante dans toute l'Europe et au-delà : plus de 15 millions de citoyens européens ont bénéficié de plus de 1 300 nouvelles ressources sur des thèmes tels que les fausses informations, la cyberintimidation, les problèmes de confidentialité des jouets connectés, l'exposition à des contenus préjudiciables ou gênants et la cyber-hygiène.

Dans l'ensemble, la Communication a eu un effet structurant pour le débat et, comme le montre notre premier bilan, les actions ont toutes rapidement progressé. Restaient néanmoins en retrait deux aspects que nous avons voulu développer : la coopération entre États membres et une plus grande prise en considération des aspects externes à l'Union européenne.

Un plan d'action contre la désinformation

Après un premier bilan, la Communication a été complétée par un plan d'action qui prévoit notamment la création d'un système d'alerte rapide en mars 2019, ainsi qu'une coopération renforcée entre les États membres et l'Union. Ce plan identifie quatre domaines d'intervention :

1. Une meilleure détection de la désinformation grâce à la création au sein des institutions européennes de groupes de travail, du recrutement de personnel spécialisé, et de la mise à disposition d'outils d'analyse de données.

2. Une riposte coordonnée via un système d'alerte rapide entre les institutions de l'Union et les États membres afin de signaler les menaces de désinformation en temps réel et de faciliter le partage des données et les analyses des campagnes de désinformation.

3. Une mise en œuvre rapide et efficace des engagements pris par les plateformes en ligne et le secteur des services en ligne signataires du code de bonnes pratiques.

4. L'organisation de campagnes de sensibilisation ciblées ainsi que des programmes d'éducation aux médias pour les citoyens. Un soutien particulier sera accordé à des équipes multidisciplinaires de vérificateurs de faits et de chercheurs indépendants en vue de détecter et de dénoncer les campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux.

En parlant d'une seule voix et en montrant que nous sommes unis face aux menaces liées à la désinformation en Europe, nous pourrons nous armer contre la division, protéger nos démocraties et garantir un débat libre, ouvert et équitable à tous les citoyens européens.

Des Européens plus forts pour une Europe plus forte

La technologie change mais nos valeurs fondamentales perdurent. Je souhaite préserver l'Europe en tant que lieu d'unité dans la diversité, la tolérance et la solidarité. Une citoyenneté dotée des compétences nécessaires et capable d'écouter, de regarder et de lire de manière critique est une condition préalable à la réussite de telles valeurs.

Notre approche se veut globale et cherche à être à la fois inclusive et concrète afin de parvenir à une réduction rapide du volume de fausses informations.

J'ose croire que nos efforts contribueront à assurer un débat transparent et ouvert permettant aux citoyens de privilégier une Europe solide où nos valeurs démocratiques sont et seront préservées.


[1] Ce texte a été publié originellement dans le "rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2019", éditions Marie B, collection Lignes de Repères, mars 2019
[2] Eurobaromètre 464, Les fausses nouvelles et la désinformation en ligne

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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