Liberté, sécurité, justice
Yves Bertoncini
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ENYves Bertoncini
Consultant en Affaires européennes, Enseignant au Corps des Mines et à l’ESCP Business School
A ce stade, cette double " crise de copropriétaires " a donné lieu à une course contre la montre entre le retour de contrôles temporaires aux frontières nationales et le renforcement de la coopération européenne, notamment marqué par l'européanisation des contrôles aux frontières extérieures [1]. Il est salutaire de mettre ces évolutions en perspective alors que les négociations sur la " politique d'asile " de l'Union ont vocation à être conclues mi-2018 et que la menace terroriste reste à un niveau élevé.
L'issue favorable de cette crise de copropriétaires dépendra de l'adoption de nouvelles orientations politiques et opérationnelles au cours des prochains mois, mais aussi de la capacité des autorités nationales et communautaires à accompagner la souplesse remarquable du Code Schengen d'une communication mieux adaptée à " l'esprit de Schengen "[2].
1. " L'espace Schengen " face à la " crise des réfugiés " : un déficit de solidarité et de confiance en voie d'être réduit?
Lors de la crise des réfugiés, le déficit de solidarité entre États membres de l'Union européenne s'est notamment manifesté dans la difficulté de répartir de manière plus équilibrée les demandeurs d'asile arrivés en Grèce et en Italie. Cependant le déficit de confiance entre Etats, et même leur défiance mutuelle, est à l'origine des principales tensions ayant frappé l'espace Schengen qui ne sont pas toutes dissipées.
1.1. Un déficit de solidarité largement commenté
C'est pour venir en soutien des pays en 1ère ligne dans la crise des réfugiés que la Commission a proposé au Conseil d'adopter en septembre 2015 un mécanisme de relocalisation des très nombreux demandeurs d'asile arrivés en Grèce, en Italie et en Hongrie. Il s'est alors agi d'apporter dans l'urgence un correctif à l'esprit du Règlement de Dublin, qui prévoit que les demandes d'asile doivent être déposées et instruites dans le pays de 1ère entrée, ce qui place de facto les pays du Sud de l'Europe dans une situation déséquilibrée au regard des autres. Ce correctif emblématique avait vocation à compléter des mécanismes de solidarité plus subreptices (participation au financement du contrôle aux frontières extérieures ou au financement de l'accueil des demandeurs d'asile par exemple).
La relocalisation ainsi mise en place a eu pour but d'organiser le transfert de 160 000 demandeurs d'asile depuis les pays en 1ère ligne vers les autres Etats membres en l'espace de 2 ans, c'est-à-dire à l'horizon de l'automne 2017. La Hongrie ayant refusé de bénéficier de cette solidarité européenne[3], il s'est d'abord agi de relocaliser environ 100 000 demandeurs d'asile depuis la Grèce et l'Italie, et 60 000 supplémentaires une fois ce premier objectif atteint.
La Commission européenne a indiqué que fin mars 2018, seulement 34 323 de ces demandeurs d'asile (voir Tableau 1) avaient été effectivement relocalisés depuis la Grèce (21 994) et l'Italie (12 329), soit 35% du 1er objectif retenu (et 21,5% de l'objectif total de 160 000)[4]. A l'exception de l'Irlande et de Malte, dont les engagements étaient limités, aucun État membre de l'Union européenne n'a pu ou voulu pleinement mettre en œuvre la décision de relocalisation prise à l'automne 2015. A titre d'exemple, la France a ainsi accueillie moins de 5 000 demandeurs d'asile " relocalisés ", dont environ 4 400 en provenance de Grèce et seulement 550 en provenance d'Italie. Elle est donc demeurée très loin de l'objectif de " 30 000, et pas un de plus " proclamé par Manuel Valls en septembre 2015[5].
Il faut naturellement examiner l'ensemble des demandes d'asile adressées aux Etats-membres de l'Union, bien au-delà des seules relocalisations, pour évaluer dans quelle mesure ils ont été concernés par la récente crise des réfugiés (voir Tableau 2).
Cet examen fait tout d'abord apparaître que le nombre de demandes d'asile enregistrées dans l'Union européenne pour la période 2015-2017 s'est établi à un peu plus de 3,1 millions (3 111 165), soit environ 0,6% de la population européenne (ou 6 000 demandes par million d'habitants).
Il permet aussi de constater que, après le pic constaté en 2015 et 2016 (1,2 million de demandes par an), le nombre de demandes d'asile enregistrées dans les États membres a été divisé par 2 en 2017 (à hauteur de 650 000). Ce chiffre a donc retrouvé un niveau comparable aux années d'avant crise (562 000 demandes en 2014).
Cet examen conduit aussi à confirmer que l'Allemagne a enregistré le plus grand nombre de demandeurs d'asile dans la période 2015-2017 (plus de 43% des demandes), très loin devant l'Italie (10%), la France (7,6%), la Hongrie (6,6%) et la Suède (6,4%). C'est cependant en rapportant la proportion de demandeurs d'asile au nombre d'habitants des pays d'accueil que l'on fait mieux apparaître le degré d'" exposition " des Etats-membres aux flux récents : la Hongrie et la Suède se trouvent alors en tête, à hauteur de 2% de leur population, devant l'Autriche et l'Allemagne (1,6% chacune), puis le Luxembourg, Malte, Chypre, la Grèce et la Finlande. Les autres pays se situent en dessous de la moyenne européenne de 0,6%, notamment la France (15ème pays sur 28, à 0,35%) et la plupart des pays de l'Europe centrale et baltique.
Dans ce contexte, la demande de solidarité entre Etats-membres en matière d'asile est susceptible de continuer à s'exprimer au cours des prochains trimestres : d'une part au regard du respect des engagements pris en matière de relocalisation et s'agissant d'une éventuelle reconduction de ce mécanisme au-delà de l'échéance initiale de l'automne 2017; d'autre part dans le cadre de la révision en cours du " Règlement de Dublin ", qui portera notamment sur l'éventuelle non-application du principe d'examen des demandes d'asile par le pays de 1ère entrée en cas d'afflux massif.
1.2. Un double déficit de confiance en passe d'être réduit ?
C'est le déficit de confiance entre Etats qui est à l'origine des principales tensions frappant l'espace Schengen. C'est parce qu'ils soupçonnaient la Grèce et l'Italie de n'avoir ni les capacités, ni même la volonté d'assurer un contrôle effectif aux frontières extérieures que nombre d'autres États membres les ont considérés comme des " coupables " à blâmer autant que comme des " victimes " à aider. Cette défiance était inévitable vis-à-vis de pays dont les capacités administratives ne jouissent pas d'une solide réputation auprès de leurs partenaires. Elle a été avivée par le fait que ces deux pays sont surtout et avant tout des pays de transit pour les demandeurs d'asile et les migrants, qu'ils n'ont donc pas réellement intérêt à enregistrer et à garder sur leur sol. Elle s'est exprimée en 2015 et 2016 au point de conduire au rétablissement des contrôles aux frontières nationales dans 9 des 26 pays de l'espace Schengen[8], rétablissement prévu par le Code Schengen (voir tableau 3), mais souvent activé dans une logique non coopérative entre les Etats concernés.
La création d'un " Corps européen de garde-frontière " (voir tableau 4) a prolongé ce mouvement de réduction du déficit de confiance entre Etats membres et constitué un " saut fédéral " bienvenu, rendu possible par la gravité de la crise migratoire. Elle permet d'augurer que la course contre la montre entre rétablissement des contrôles aux frontières nationales et européanisation du contrôle des frontières extérieures de l'espace Schengen est peut-être en passe d'être gagnée au bénéfice de la construction européenne.
Un autre type de déficit de confiance a nui à la bonne coopération entre membres de l'espace Schengen, et qui prend d'abord sa source en Allemagne.
La décision d'Angela Merkel d'annoncer qu'elle n'entendait plus appliquer les principes du Règlement de Dublin, et que l'Allemagne pourrait accueillir les demandeurs d'asile venus de Syrie, a été doublement critiquée, mezza voce dans des pays comme la France et de manière plus vive en Europe centrale. Critique sur la méthode, jugée unilatérale, mais aussi critique quant aux conséquences de cette décision pour nombre d'autres pays confrontés à un afflux massif et incontrôlé de demandeurs d'asile fin 2015 et courant 2016, en particulier en Autriche et en Hongrie. La déclaration UE-Turquie négociée sous l'égide d'Angela Merkel en mars 2016 a ensuite permis de diviser par 20 le flux de demandeurs d'asile empruntant la route des Balkans[9]. Mais les dégâts politiques créés par la décision initiale de la chancelière allemande auprès de ses voisins ne sont sans doute pas réparés.
Le déficit de confiance entre Etats membres reste également encore vif s'agissant des demandeurs d'asile déjà présents sur le sol européen, mais susceptibles de quitter leur pays d'accueil pour déposer une demande dans un autre pays. C'est la défiance vis-à-vis de ces mouvements dits " secondaires " qui fonde le maintien de contrôles temporaires aux frontières nationales dans 5 Etats membres[10]. Cette défiance non dite semble nourrir la fermeté du gouvernement français au moment où il entend faire adopter une nouvelle loi " asile-migration ", dont l'objectif implicite pourrait d'être d'envoyer un signal négatif aux demandeurs d'asile. Cette défiance française apparaît paradoxale pour au moins trois raisons :
• La France n'a pas été en 1ère ligne de la " crise des réfugiés " (voir tableau 2) : elle se situe même au 15ème rang sur 28 en termes de demandeurs d'asile par habitant [11] ;
• Elle a élu un Président vantant l'" esprit de conquête ", c'est-à-dire porteur d'une vision positive des forces de la France, et qui semble compatible avec l'accueil d'un nombre plus important de demandeurs d'asile ;
• Les autorités françaises auraient intérêt à faire preuve de davantage de solidarité vis-à-vis de pays comme l'Italie ou l'Allemagne, davantage exposés aux flux de demandeurs d'asile, si elles souhaitent les convaincre de s'engager à leurs côtés pour la mise en œuvre d'un agenda européen ambitieux.
1.3. Agir à la source pour sortir " Schengen " de la crise migratoire
Sortir " Schengen " de la crise migratoire suppose d'aller plus loin pour amplifier le mouvement d'européanisation de la gestion des flux de demandeurs d'asile, sur la base de trois volets complémentaires.
Le renforcement de la " dimension extérieure de l'espace Schengen ", qui consiste à agir à la source des flux de réfugiés, fait l'objet d'un assez large consensus entre Etats membres. Affirmé dès le sommet de Malte en novembre 2015, cet objectif vise à conclure des accords de coopération avec les pays de transit africains et méditerranéens. Comme dans l'accord conclu entre l'Union européenne et la Turquie, il s'agit de soutenir financièrement ces pays de transit afin qu'ils puissent venir en aide aux millions de demandeurs d'asile qu'ils abritent, mais aussi de les inciter à mieux contrôler les flux de demandeurs et à davantage accepter le retour des demandeurs déboutés[12]. Empreinte de " Realpolitik ", cette stratégie a déjà conduit à une réduction massive du flux de demandeurs empruntant la route des Balkans via la Turquie. Elle est plus difficile à mettre en œuvre en Afrique subsaharienne, et plus encore en Libye compte tenu de la déliquescence de l'Etat dans ce pays.
Le renforcement de l'espace Schengen a aussi vocation à reposer sur la pérennisation du Corps européen de garde-frontières, hors période de crise. Il serait en effet logique que la gestion de ses frontières extérieures soit partagée par l'ensemble des Etats-membres, y compris en étant en grande partie financée par le budget européen : ce sont en effet " nos " frontières puisque les personnes qui les franchissent sont réputées avoir ensuite le droit de circuler librement dans l'espace Schengen pendant une durée maximale de 3 mois. C'est sans doute à ce prix que pourrait être drastiquement réduit le déficit de confiance entre Etats-membres et que le rétablissement temporaire de contrôle aux frontières intérieures deviendrait largement superfétatoire.
Cette européanisation durable des contrôles semble indissociable d'un renforcement des mécanismes de solidarité liant les 26 pays de l'espace Schengen, sur une base politique à la fois légitime et efficace.
Cela suppose d'abord que le Règlement de Dublin soit réformé afin de distinguer plus clairement ce qui relève des situations normales (dans lesquelles les demandes d'asile sont traitées par les pays de 1ère entrée) et les situations de crise, face auxquelles des mécanismes de solidarité doivent être mis en place.
Ces mécanismes de solidarité devraient par ailleurs être définis sur des bases plus pragmatiques, et via des procédures de décision plus consensuelles. A quoi bon en effet imposer de manière coercitive des relocalisations dont certains Etats ne veulent pas[13], mais qui n'ont pas davantage fonctionné dans les Etats volontaires, notamment parce que les demandeurs d'asile concernés ne souhaitent pas y être accueillis ? Sans doute serait-il préférable, tout en maintenant fermement le principe d'une solidarité européenne, de permettre aux Etats membres de s'en acquitter sous diverses formes : il pourrait par exemple s'agir d'accueillir des demandeurs d'asile relocalisés mais aussi de contribuer financièrement à leur prise en charge dans d'autres États membres[14].
Il serait enfin bienvenu que soit privilégié le mécanisme de " réinstallation " des demandeurs d'asile : il prévoit l'examen de leurs demandes hors des frontières de l'espace Schengen, puis le transfert direct des demandeurs reconnus comme " réfugiés " jusqu'au pays ayant accepté de les accueillir et où ils acceptent d'aller. Ce mécanisme a donc le mérite d'éviter les phénomènes d'errance migratoire conduisant les demandeurs d'asile aux frontières extérieures de l'Union, puis d'un pays à l'autre, sous le contrôle de passeurs exploitant sans vergogne leur détresse. Il a été utilisé de manière limité à ce stade mais a d'ores et déjà permis la réinstallation de plus de 18 000 demandeurs d'asile, souvent en provenance de la Jordanie, du Liban et de la Turquie (plus de 3 000 en Norvège, plus de 2 000 en France et au Royaume-Uni, etc.)[15]. Il s'agit de poursuivre dans cette voie au cours des prochains semestres, y compris parce qu'elle suscite davantage le consensus entre Etats membres.
2. Le " code Schengen " face au terrorisme : une solidarité instinctive, une coopération qui renforce ?
Les attentats terroristes survenus en Europe suscitent une solidarité beaucoup plus instinctive entre pays, dont plusieurs ont été tragiquement frappés ces dernières années, qu'ils soient ou non membres de l'espace Schengen. La coopération policière entre ces pays s'avère beaucoup plus problématique et il s'agit de la renforcer dans le cadre du " code Schengen ".
2.1 Une solidarité européenne favorisant l'adoption de nombreuses mesures anti-terroristes au niveau européen
Le défi et la menace terroristes ont d'ores et déjà conduits les Européens à adopter de nombreuses mesures complémentaires au cours des dernières années.
Les attentats parisiens du 13 novembre 2015 ont ainsi facilité l'adoption définitive du " Passenger Name Record " (PNR) organisant la consultation des fichiers de voyageurs aériens, ainsi que l'adoption de plusieurs mesures sécuritaires : durcissement du règlement sur le commerce des armes, renforcement de la lutte contre le financement du terrorisme, modification du " code Schengen " pour que des contrôles systématiques puissent être opérés vis-à-vis des Européens revenant sur notre territoire, etc. [16].
Les attentats de novembre 2015 ont également donné lieu à la première activation de la clause de solidarité prévue par l'article 42.7 du TUE, et conduit des pays comme l'Allemagne à contribuer à l'intervention militaire en Syrie, pour combattre le terrorisme à la source, et non aux frontières. Cette réaction collective des Européens n'est pas connue et valorisée à sa juste valeur : il appartient aux autorités nationales et européennes de davantage la mettre en évidence.
2.2. Un déficit de confiance entre Etats membres qui reste à combler
Si la période 2015-2016 a constitué un tournant dans la mobilisation contre le terrorisme au niveau européen, celle-ci ne pourra cependant être pleinement effective que si les Etats se font suffisamment confiance, ce qui semble loin d'être acquis. L'annonce du rétablissement des contrôles systématiques à la frontière franco-belge fin 2015 s'est ainsi accompagnée de mise en cause réciproque des forces policières et judiciaires des 2 pays, dont la coopération est pourtant déterminante pour l'efficacité de la lutte contre les filières terroristes[17].
Les terroristes ne sont pas arrêtés aux frontières, mais là où ils se cachent, et donc via une action déterminée et concertée des polices et services de renseignement des États membres. Comment cependant parvenir à des échanges de renseignement fluides et fructueux au niveau européen, qui sont déjà difficiles entre services nationaux, s'il faut les organiser entre des Etats membres qui s'espionnent parfois encore les uns les autres[18] ?
Le défi à la fois sécuritaire et politique pour les Européens est de faire davantage converger les logiques du contre-espionnage et de la lutte anti-terroriste, à partir du constat qu'il s'agit de lutter contre des criminels et qu'il est donc possible et souhaitable de partager davantage l'information. Un changement de paradigme doit s'opérer au regard des pratiques de contre-espionnage héritées de la guerre froide afin de passer de l'ère artisanale à l'ère industrielle en matière d'échanges de renseignement. C'est en effet à l'aune des progrès effectifs de ces échanges de renseignement que se jouera une bonne partie du sort de l'espace Schengen, qui ne manquera pas d'être à nouveau mis sous tension, voire en accusation, à chaque nouvel attentat terroriste.
Dans ce contexte, accentuer la résilience de l'espace Schengen suppose de combiner deux orientations complémentaires :
• l'une visant à ajuster le Code Schengen afin qu'il puisse mieux encadrer l'activation de clauses de sauvegarde face à une menace terroriste durable : il pourrait s'agir d'augmenter les délais autorisés (jusqu'à 3 ans), à condition que le pays concerné se coordonne avec ses voisins et qu'il recueille leur accord ;
• l'autre visant à renforcer la coopération européenne en matière militaire pour frapper les foyers terroristes au Proche Orient et au Sahel, mais aussi en matière d'échanges de renseignement : sans doute la France et l'Allemagne sont-elles bien placées pour lancer des initiatives en la matière, dès lors qu'il semble délicat de les étendre d'emblée à l'ensemble des Etats-membres.
3. " Schengen " et la mystique en politique : sortir de l'étau
A rebours des prophéties ayant annoncée la " mort de Schengen ", on peut constater qu'aucun pays de l'espace Schengen n'a désiré le quitter ou n'en a été exclu. On peut aussi souligner que les règles du Code Schengen ont été peu ou prou respectées lors de la crise des réfugiés, puis face à la menace terroriste, même si elles ont parfois été interprétées de manière très souple.
Cette " résistance " de l'espace Schengen ne sera cependant durable que si ses promoteurs parviennent à le soustraire au feu croisé de représentations nationales survalorisant la dimension protectrice des frontières et de représentations " europhiles " minimisant la dimension sécuritaire de l'accord fondateur.
3.1. Dépasser la mystique des frontières nationales : se défendre sans rester sur sa ligne
Il est frappant que nombre d'autorités nationales privilégient le plus souvent une communication politique valorisant la dimension protectrice des frontières nationales : elles en viennent même parfois à annoncer martialement la " fermeture des frontières ", qui est matériellement impossible, sauf à reconstruire des murs comme pendant la guerre froide.
Cette communication politique se situe sur un registre émotionnel, qui peut parfois primer en cas d'attentats majeurs[19]. Elle fait aussi écho à la dimension mythologique protectrice des " bonnes vieilles frontières " nationales - y compris dans un pays comme la France, qui a pourtant mesuré les limites et la vanité de la " ligne Maginot "[20]. Ce type de réactions est par exemple beaucoup plus rare en Allemagne, où les autorités se sont rarement laissées aller à invoquer l'absence de contrôle aux frontières comme un problème majeur en cas d'attaques terroristes
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Face au terrorisme, l'objectif présumé de cette communication politique est de rassurer les populations, alors même qu'un nombre infinitésimal de terroristes ont été arrêtés lors d'un contrôle aux frontières. C'est quand ils ne sont pas sur leur garde qu'il faut cibler les terroristes, ce qui suppose d'ailleurs davantage de coopération européenne et internationale en matière policière, judiciaire et même militaire. L'invocation protectrice des frontières nationales est à la fois paradoxale et contreproductive, dès lors que la plupart des terroristes est née sur le sol des pays où ils frappent : elle entretient l'équation " terrorisme " = " étranger " = " menace ", équation peu propice à la création d'une culture de la coopération entre Etats européens.
En matière migratoire, l'objectif d'une communication centrée sur les frontières nationales est d'adresser un signal négatif aux migrants, mais aussi à leurs passeurs. L'objectif est de les détourner du pays concerné, et ce quand bien même les contrôles effectifs aux frontières nationales ne sont pas rétablis dans les faits. Mais elle atteint rapidement ses limites dès lors que les passeurs peuvent rapidement vérifier si les contrôles sont effectifs ou non, sur quels segments de la frontière concernée, afin d'ajuster leurs parcours.
Face à la menace terroriste comme pour traiter le défi migratoire, la communication politique centrée sur les frontières nationales a pour effet de délégitimer en partie l'espace Schengen. Cette communication fait apparaître " Schengen " comme un " espace " qui supprime des contrôles et non comme un " Code " qui les réorganise pour les rendre plus efficaces. " Schengen " est donc considéré comme une " boite de Pandore " plutôt que comme une boite à outils[21], et donc pas comme l'un des instruments permettant de renforcer la protection des Européens[22].
3.2. Pourfendre la mystique circulatoire des pro-Européens : Schengen est un espace, mais aussi un Code
" Schengen " est peu ou mal défendu face à ces réflexes nationaux car nombre de ses zélateurs communient à l'inverse dans une " mystique circulatoire " qui tend à oblitérer sa dimension sécuritaire. Schengen est en effet avant tout assimilé au surcroît de liberté lié à la suppression des contrôles fixes systématiques aux frontières nationales, dont le rétablissement temporaire est souvent présenté à tort comme une " suspension " de l'accord fondateur ou une trahison de " l'esprit de Schengen "[23].
Tout se passe comme si l'accord de Schengen, d'abord signé par 5 pays dans un cadre intergouvernemental, n'avait pas été complètement assimilé par les institutions communautaires, malgré l'intégration progressive au droit commun de ses dispositions et des outils de la coopération judiciaire et policière. Et comme si la culture " circulatoire " issue du Traité de Rome et de ses " 4 libertés " demeurait ultra-dominante à Bruxelles, au point de minorer la nécessaire prise en compte des défis sécuritaires.
Dans le contexte actuel, il serait donc d'autant plus salutaire de souligner que la mise en place de l'espace Schengen s'est accompagnée d'une volonté de renforcer la coopération policière et judiciaire entre Etats, en conciliant au mieux liberté et sécurité dans un cadre européen. C'est pour cette raison qu'il contient aussi des clauses de sauvegarde, dont l'activation revient à " appliquer Schengen " : de telles clauses de sauvegarde font partie intégrante du Code Schengen et doivent être assumées comme telles. Lorsque les conclusions du sommet de Bratislava évoquent la nécessité d'un " retour à Schengen ", elles font certes écho à la logique non coopérative ayant conduit quelques Etats membres à multiplier l'activation de clauses de sauvegarde[24]. Mais elles reproduisent aussi une erreur politique dont la répétition entravera la résilience de l'espace Schengen aux yeux des opinions publiques.
Pour favoriser cette résilience, il serait également salutaire de renforcer la communication sur la dimension sécuritaire de l'espace Schengen via quelques actions emblématiques. Ainsi serait-il bienvenu que l'européanisation des contrôles aux frontières extérieures soit matérialisée par davantage d'images des personnels nationaux agissant dans le cadre du Corps européen de garde-frontières (voir tableau 4). Ces images sont pour l'heure éparses, voire introuvables, alors que la communication médiatique est saturée par les images de cohortes de demandeurs d'asile et de migrants essayant d'accéder à l'espace Schengen. De même, il serait salutaire que les chefs d'Etat et de gouvernement prévoient désormais de se réunir sous un format Schengen, comme ils ont commencé à se réunir en format zone euro afin d'affronter la crise financière. Ces sommets au plus haut niveau politique, le cas échéant assortis de déplacements aux frontières de l'espace Schengen, manifesteraient de manière plus claire la volonté européenne d'agir ensemble face à des défis communs prioritaires aux yeux des opinions publiques.
3.3. L'interdépendance des Européens, ultime garde-fou pour Schengen
Outre leurs défauts intrinsèques, les représentations nationales et europhiles dominantes de l'espace Schengen ont en commun de minorer l'interdépendance économique qui a justifié sa naissance. Alors même qu'il a été instauré pour simplifier la vie des chauffeurs routiers, des travailleurs frontaliers et de leurs entreprises, que sa disparition pénaliserait lourdement, " Schengen " est souvent perçu comme une réalisation bénéficiant aux élites (hommes d'affaires, génération Erasmus, etc.), ce qui le coupe d'autant plus des " masses " qu'il s'agit de protéger.
Il s'agit donc là aussi d'ajuster doublement la communication politique liée à l'espace Schengen :
pour rappeler que sa création doit beaucoup à des considérations économiques et pragmatiques, et non à une quelconque idéologie " europhile " et internationaliste
pour souligner que le démantèlement de l'espace Schengen engendrerait des coûts économiques, financiers et humains considérables, dont feraient les frais nombre d'Européens.
Inventoriés par nombre d'experts[26], les coûts d'un démantèlement de l'espace Schengen seraient ainsi liés à l'attente aux frontières pour les routiers, les frontaliers, les entreprises importatrices et exportatrices ; au renchérissement des produits de consommation courante (fruits, légumes) pour les Européens ; à l'impact budgétaire et fiscal d'un rétablissement des dispositifs de contrôles aux frontières (matériel, technologique, ressources humaines, etc.)
Les autorités nationales sont particulièrement bien placées pour délivrer ce double message, puisqu'elles renoncent le plus souvent très vite au rétablissement des contrôles systématiques aux frontières intérieures permis par le Code Schengen : elles savent en effet que la prolongation de contrôles systématiques aurait des incidences économiques et sociales très négatives, sans apporter aucun gain tangible en matière de sécurité. Il leur revient de prendre conscience du jeu dangereux auquel elles se prêtent en annonçant une " fermeture des frontières " qui n'est que virtuelle, mais qui peut donc accréditer l'idée fausse que " fermer les frontières " n'aurait pas de conséquences négatives.
***
La course contre la montre engagée entre contrôles aux frontières nationales et européennes au sein de l'espace Schengen n'est pas encore terminée. Il est probable qu'elle se conclura in fine par une prévalence de la logique européenne, ne serait-ce qu'au regard des coûts humains et économiques disproportionnés d'un retour en arrière, qui n'apporterait aucune plus-value sécuritaire significative. Cette prévalence serait cependant favorisée par la promotion de communications politiques nationales et européennes plus adaptées à l'esprit de Schengen, comme pas l'adoption d'orientations plus efficaces pour traiter les défis migratoire et terroriste.
La course contre la montre actuelle s'apparenterait à un jeu de dupes si elle occultait que l'essentiel pour les Européens est d'agir bien au-delà des frontières, afin de s'attaquer à la source aux conflits engendrant un afflux de réfugiés d'une part, des foyers terroristes d'autre part. Cela suppose là encore davantage d'esprit de coopération et de solidarité entre États membres, qui resteront les premières victimes de leur déficit d'efficacité sur le front diplomatique et militaire, quel que soit le sort réservé à " Schengen ".
[1] Sur la nature politique de la crise de " l'espace Schengen ", voir Commission d'enquête du Sénat français : http://videos.senat.fr/
[2] Je remercie Yves Pascouau pour ses remarques video.286740_586b69312cd4b.audition-de-mm-yves-bertoncini-et-jean-dominique-giuliani
[3] La Hongrie et la Slovaquie ont contesté devant la Cour de Justice de l'UE la légalité de la décision prise par le Conseil en matière de relocalisation des demandeurs d'asile, mais elles ont été déboutées.
[4] site www.europeanmigrationlaw.eu http://www.europeanmigrationlaw.eu/fr/articles/donnees/relocalisation-des-demandeurs-dasile-depuis-la-grece-et-litalie
[5] Le chiffre de 30 000 cité par Manuel Valls concernait le " quota " total de la France, sur la base de l'objectif global de 160 000 demandeurs d'asile à relocaliser.
[6] Les données nationales et européennes relatives aux demandes d'asile sont accessibles sur le site d'Eurostat :
[7] Pour plus d'information sur le taux d'acceptation des demandes d'asile dans les Etats membres de l'UE : http://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/8817685/3-19042018-AP-FR.pdf/89ae56ea-112c-456b-ba05-7944733f6de1
[8] 8 pays ont activé les clauses de sauvegarde prévues par le Code Schengen en évoquant la crise des réfugiés : Allemagne, Autriche, Danemark, Malte, Norvège, Hongrie, Slovénie et Suède. La France a invoquée la menace terroriste.
[9] S'il a plusieurs fois dépassé 15 000 par semaine avant mars 2016, le nombre de migrants franchissant la frontière gréco-turque s'établissait par exemple à moins de 700 par semaine à l'été 2017- Sur ce sujet, voir le 7ème Rapport de la Commission sur la mise en œuvre de la déclaration UE-Turquie (septembre 2017) https://ec.europa.eu/neighbourhood-enlargement/sites/near/files/20170906_seventh_report_on_the_progress_in_the_implementation_of_the_eu-turkey_statement_en.pdf
[10] En mars 2018, 6 des 26 pays de l'espace Schengen activaient encore des clauses de sauvegarde: Allemagne, Autriche, Danemark, Suède et Norvège, pour des raisons liées à la crise des réfugiés, ainsi que la France, qui invoque toujours la menace terroriste.
[11] Les tensions récurrentes à Calais sont symboliques du fait que la France est même pour partie un pays de transit (les demandeurs et réfugiés présents à Calais souhaitent gagner le Royaume-Uni).
[12] Le taux de retour moyen des demandeurs d'asile déboutés étant compris entre 40 et 50% sur la période récente.
[13] La Commission européenne vient de lancer une procédure de recours en manquement contre la Pologne, la Hongrie et la République tchèque pour non application de la décision de relocalisation des demandeurs d'asile de septembre 2015.
[14] C'est par exemple dans cet esprit qu'est organisée la construction de logements sociaux en France, à partir d'un objectif de 25% par commune : soit les communes atteignent cet objectif, soit elles contribuent financièrement aux efforts des autres.
[15] Pour un état des lieux du mécanisme européen de réinstallation mis en place en 2015, voir https://ec.europa.eu/home-affairs/sites/homeaffairs/files/what-we-do/policies/european-agenda-migration/20171114_resettlement_ensuring_safe_and_legal_access_to_protection_for_refugees_en.pdf
[16] Souhaitée notamment par la France, une nouvelle modification du Code Schengen pourrait intervenir en 2018 pour encadrer de manière plus claire la réaction des Etats-membres en cas d'attaques terroristes.
[17] L'utilité de la coopération européenne a été ensuite confirmée par l'arrestation de Salah Abdeslam, puis par sa remise rapide aux autorités judiciaires dans le cadre d'un mandat d'arrêt européen. Salah Abdeslam avait été contrôlé dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015 à la frontière franco-belge, mais en pure perte compte tenu du déficit d'échange d'information entre les deux pays.
[18] Comme l'a si besoin rappelé l'espionnage du Ministre des affaires étrangères français par les services secrets allemands.
[19] Ainsi François Hollande a-t-il annoncé la " fermeture des frontières " dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, et ce alors-même que la France avait annoncé son intention de rétablir des contrôles temporaires le matin-même du 13 novembre en prévision de l'organisation de la " COP 21 ".
[20] Même quand des attentats sont survenus en 2017 au Royaume-Uni, pourtant hors de l'espace Schengen, le Premier ministre Edouard Philippe a déclaré qu'il avait demandé un renforcement des contrôles aux frontières françaises.
[21] Parmi les outils prévus par le Code Schengen : " Système d'information Schengen ", douanes volantes, contrôle dans la zone frontalière, droit d'observation et de poursuite au-delà des frontières nationales, etc.
[22] Voir par exemple " Schengen est mort ? Vive Schengen ! ", Jacques Delors, Antonio Vitorino, Yves Bertoncini et les participants du Comité européen d'orientation 2015 de l'Institut Jacques Delors, 2015
[23] Voir par exemple " Revenir à l'esprit de Schengen - Une feuille de route", Commission Européenne, COM 2016 (120) Final, Mars 2016
[24] Ces Etats membres ont de surcroît invoqué des bases juridiques différentes (articles 27, 28 ou 29) pour respecter formellement les délais fixés par le Code Schengen.
[25] La création du Corps européen de gardes-frontières et de gardes-côtes a été réalisée à partir d'une transformation/extension de l'agence " Frontex ".
[26] Voir " Les conséquences de la fin de Schengen ", Yves Pascouau, Euradionantes, 2015 : " The costs of non Schengen ", European Parliamentary Research Service, Parlement Européen, 2016 :, Anna auf dem Brinke, "The economic costs of non-Schengen: what the numbers tells us", Jacques Delors Institut - Berlin, 2016 ou encore Vincent Aussiloux, Boris Le Hir, Les conséquences économiques d'un abandon des accords de Schengen, France Stratégie, 2016
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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