La crise de la politique commune d'asile dans l'Union européenne

Migrations

Henri Labayle

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12 octobre 2015
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Labayle Henri

Henri Labayle

Chaire Jean Monnet ; Professeur à l'Université de Pau et des pays de l'Adour, GDR CNRS 3452

La crise de la politique commune d'asile dans l'Union européenne

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I - Etat des lieux

L'établir nécessite le rappel de certaines évidences juridiques et de décrypter les chiffres disponibles.

1. Les faits

Les chiffres sont cruels. Il est curieux de les voir si peu analysés pour comprendre le défi posé à la société européenne. Partout, depuis quelques semaines et leur publication dans l'Agenda européen pour la migration [1], infographies et tableaux des demandeurs de protection fleurissent, souvent d'ailleurs pour accréditer l'idée d'une vague sans pareille. Ce jugement sommaire doit être affiné.

Analyser la demande actuelle d'asile n'est rationnel qu'en la mettant en perspective avec l'existant. Dit dans des termes technocratiques, raisonner en termes de flux oblige à se pencher sur le stock.

Or, à l'instant des comptes, un constat étonne : l'Union ne dispose pas des instruments complets de mesure qui lui permettraient de fonder ses décisions sur une réalité objective, malgré la qualité des travaux d'Eurostat [2]. Rapports nationaux, HCR, Eurostat, Bureau Européen d'asile, Frontex et monde des ONG divergent, avec des variables considérables. Complexité du phénomène, systèmes nationaux et européens développés différemment, définitions parfois contradictoires, mauvaise volonté des Etats à révéler leurs turpitudes, les explications en sont multiples autant qu'anormales.

Source : Eurostat

Mieux vaut alors parler de "tendances", malheureusement convergentes mais loin de "l'invasion" [3] souvent évoquée. La situation dans l'Union européenne s'est cependant brutalement dégradée en 2014 et 2015, au plus fort de la crise syrienne. Elle est passée de 336 000 demandes de protection en 2012 à 626 715 demandes en 2014. Les chiffres les plus récents d'Eurostat relèvent qu'à la fin du mois de juin 2015, 592 000 personnes avaient introduit dans l'UE une demande d'asile en instance. Dans l'épicentre du séisme, l'Allemagne est la destination privilégiée par les demandeurs, totalisant désormais plus de 50 % des demandes.

2. Le droit

La protection internationale est un droit de nature autant constitutionnelle [4] que conventionnelle. L'accueil des demandeurs de protection n'est donc pas un choix d'opportunité et les assimiler à des "migrants" ordinaires est une erreur fondamentale. Cet accueil est une obligation légale, sanctionnée par le juge.

Les Etats membres de l'Union sont individuellement et collectivement contraints de faire face à la demande de protection qui leur est faite. D'une part parce que la Convention de Genève de 1951 relative aux réfugiés leur interdit d'agir autrement, notamment en les renvoyant vers des frontières où ils seraient en danger, d'autre part parce que la Convention européenne des droits de l'Homme formule le même interdit, sanctionné par sa Cour, enfin parce que l'Union européenne garantit le droit d'asile dans l'article 18 de sa Charte des droits fondamentaux.

Le pouvoir souverain des Etats en matière de refuge est donc singulièrement entamé par l'étendue des obligations qui pèsent sur eux, notamment en raison de l'interdiction qui leur est faite de se défausser sur des Etats tiers qui ne seraient pas "sûrs". Interdit qui relativise les découvertes de solutions miracles consistant à externaliser le problème. Outre l'assurance de ne pas être renvoyés, les demandeurs d'asile ont ainsi droit à accéder à des procédures d'asile justes et efficaces et à une assistance leur permettant de vivre. Forts de ces obligations communes, les Etats membres ont donc adopté un régime d'asile commun, dont la seconde génération de textes régit les procédures, les conditions d'accueil et les règles de qualification.

Source : Commission, 20 years of a migration policy : the path to a European Agenda on migration

Le décalage existant entre les faits et le droit est alors frappant en cette fin d'été, mortel pour ceux qui en sont victimes.

La stratégie de défausse des Etats membres dans leur gestion des demandeurs d'asile trouve en effet sa limite. Le système de Dublin, improprement nommé alors qu'il inspirait déjà la convention d'application de Schengen, établit un traitement unique des demandes d'asile, pour l'essentiel assuré par l'Etat d'entrée dans l'Union. Il a donc fait peser l'essentiel des responsabilités sur les Etats membres situés sur la frontière extérieure de l'espace Schengen, pour le plus grand confort de leurs partenaires continentaux.

Démunis, comme la Grèce, ou pas, comme l'Italie, ces derniers ont assumé tant bien que mal ce rôle, en temps normal. Quitte à prendre quelques libertés avec le respect des valeurs de l'Union, comme la Grèce à propos de l'accueil des demandeurs d'asile ou comme l'Italie de Silvio Berlusconi dans ses pratiques de réadmission vers la Libye de Kadhafi. Condamnées par la CEDH, les pratiques nourrissant cette solution bancale ont volé en éclat dans l'implosion géopolitique qui a frappé le bassin méditerranéen.

Au-delà, deux carences majeures affectent le système commun de l'asile.

La première tient à l'absence de prise en compte sérieuse de la dimension externe de la politique commune d'asile. Celle-ci est "politique" au sens premier du terme, depuis l'Antiquité et les Eglises où l'asile se délivrait. Elle implique une prise de position vis-à-vis de celui qui persécute, qui n'est pas ici à la hauteur du drame qui se joue, tant vis-à-vis du régime syrien que de ceux qui le combattent. Silences allemands, changements de pied français, prudences britanniques, lâcheté des autres, telle est l'impasse actuelle de l'Union.

Cette faillite de la politique extérieure de l'Union et de ses membres n'est pas sans conséquences. La protection de la personne qui est accueillie est, en effet, précaire. Que disparaisse la menace qui pèse sur son bénéficiaire et la protection cède, ipso facto. Parce que la guerre au Proche Orient, et en Syrie en particulier, est la principale cause de l'exode, sa cessation est cruciale. Focaliser l'attention sur le retour des immigrés en situation irrégulière et ne dire mot de celui des personnes déplacées n'est pas de bonne politique. Sauf à considérer qu'une nouvelle Palestine est en train de se constituer, en Irak (250 000 réfugiés), au Liban (1 113 000 réfugiés), en Jordanie (630 000 réfugiés), en Turquie (2 millions de réfugiés) ?

La seconde carence est ponctuelle, propre à l'asile et à la crise actuelle. Les milliers de morts en Méditerranée, plus de 3 000 selon le HCR, et ceux de la route des Balkans remettent en cause l'architecture de la politique d'asile actuelle et font ressortir une question cruciale : l'absence de voie légale ouverte aux demandeurs de protection. Celle-ci leur permettrait de ne pas risquer leur vie pour exercer ce qui est un droit, celui de voir examiner leur demande.

En d'autres termes, l'Union européenne est au bout d'un processus où elle a fait mine de construire une politique commune dont elle a laissé en fait la gestion aux Etats membres, en particulier aux frontières extérieures de l'Union et dont elle n'a quasiment pas exploré les racines externes. Là est l'effet révélateur d'une crise interne profonde, ouverte lors de la publication de l'Agenda européen sur la migration proposant la relocalisation de personnes ayant manifestement besoin d'une protection internationale, à partir de l'Italie et de la Grèce.

II - Etat de crise

L'été 2015 et les images véhiculées par les medias en témoignent : la crise morale traversée par l'Union européenne s'accompagne d'une crise institutionnelle perceptible par tous.

1. Une crise morale

Elle se traduit par l'échec du Conseil "Justice/Affaires Intérieures" du 20 juillet dernier à donner suite à l'initiative de la Commission proposant, de façon obligatoire, un "mécanisme temporaire et exceptionnel" de relocalisation. Incapables d'atteindre le chiffre symbolique de 40 000 personnes, les Etats y ont opté pour une solution "volontaire" de seulement 32 256 bénéficiaires, assortis d'une promesse d'ajouts pour décembre 2015. A cette occasion, des lignes de fracture préoccupantes sont apparues.

Un front du refus s'est ainsi constitué, facile à dessiner à partir des statistiques nationales d'Eurostat : en 2014, la Pologne a accueilli 720 réfugiés, les Etats baltes (Estonie 20, Lettonie 25, Lituanie 75), la République tchèque (765), la Slovénie (45). Y ajouter l'Espagne et ses maigres 1585 décisions positives complète le tableau. Mise en perspective avec celle d'une Bulgarie dépassée par les faits (7 020) ou avec les 8 045 décisions positives belges et les 30 650 réfugiés acceptés en Suède, cette situation explique l'impasse du début de l'été.

Source : EASO, Rapport 2014

Courageusement, alors, la chancelière allemande a pris ses responsabilités au cœur du mois d'août, seule. De deux façons. Politiquement, d'abord, en soulignant que la question devait être abordée avant tout sur le plan des principes et des valeurs qui fondent le projet européen. De manière technique, ensuite, en accentuant délibérément la crise en liant l'impuissance de l'Union européenne à la remise en cause de son espace de libre circulation. La question se pose exactement sur ce terrain.

Faisant tomber les masques, ce positionnement a mis à jour la sourde opposition séparant les Etats membres de l'Union concernant la politique migratoire et plus exactement l'exercice du droit d'asile. Le sens et la portée des termes du traité vis-à-vis d'une partie non négligeable des Etats membres demeurent malheureusement équivoques, dès lors que l'on évoque les "valeurs" des articles 2 et 3 TUE ou la "solidarité" des articles 67 et 80 du TFUE. Il convenait de crever l'abcès.

Si ces Etats membres ne sont pas ignorants des phénomènes migratoires, soit qu'ils les nourrissent vers l'Ouest de l'Union, soit qu'ils en soient l'objet depuis l'Est du continent et notamment de l'Ukraine et de la Russie, le fossé culturel creusé par leurs histoires nationales n'est pas comblé. Qu'il s'agisse de la surveillance de leur frontière extérieure, confisquée par d'autres pendant un demi-siècle, ou bien d'une protection internationale au nom des droits fondamentaux largement étrangère à leur culture, le débat migratoire restait passablement théorique au plan interne et au sein de leurs institutions publiques.

Le passage à l'acte imposé par la crise de juillet a donc fait office de déclencheur, a fortiori quand, comme la Roumanie, ils étaient tenus à l'écart de l'espace Schengen par leurs partenaires depuis 7 ans. Ces Etats ont multiplié les signes de défiance et se sont regroupés au sein du groupe dit "de Visegrad". Menés par la Hongrie, ils ont été rejoints par la République tchèque, la Pologne, la Slovaquie et discrètement appuyés par les Etats baltes et l'Espagne. Sur la défensive, ils ont alors exprimé des opinions et adopté des comportements posant clairement la question de leur adhésion à un projet et à des valeurs communes. La crainte de "l'invasion" ou la mise en avant de "l'identité chrétienne", la construction de "murs" ou les comportements des forces de l'ordre sur le terrain ont fait prendre conscience du fossé.

Devant la désunion des Etats membres, la menace explicite allemande de remettre en cause le fonctionnement sinon l'existence de l'espace Schengen doit être prise au sérieux. Conçu pour des périodes de calme, le système Schengen ne résiste plus aux coups de boutoir d'une crise majeure, qu'il s'agisse d'y pénétrer, de l'Europe des Balkans à celle du Sud, ou même d'en sortir, à Calais. Certains de ses principes majeurs, notamment celui du traitement Dublin des demandeurs, pourraient bien ne pas y résister.

2. Une crise institutionnelle

Le positionnement de la Commission n'était pas simple, malgré le volontarisme de son président, tant elle était mise en cause sévèrement quant à sa capacité à s'acquitter de ses fonctions en matière migratoire.

Là encore, les autorités allemandes étaient à la manœuvre, critiquant la lenteur avec laquelle les décisions prises s'appliquent et la curieuse impunité avec laquelle un certain nombre d'Etats, de la Grèce à la Hongrie en passant par l'Italie, se soustraient à leur obligation de transposition et d'application des règles communes.

Le choix de la base juridique retenue pour fonder la proposition de répartition des demandeurs n'était pas non plus révélateur d'une grande détermination à forcer la porte des Etats. Mettant en avant une "situation d'urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers" justifiant "d'adopter des mesures provisoires" et de déroger temporairement au règlement 604/2013 dit de Dublin, la base juridique retenue de l'article 78.3 TFUE, implique une simple consultation du Parlement, quand le §2 point c) du même article identifie "la protection temporaire ... en cas d'afflux massif" comme un élément constitutif du système commun d'asile et le soumet à la procédure législative ordinaire.

Si l'aggravation de la situation n'avait pas poussé des parlementaires européens à faire l'économie d'une querelle juridique, un conflit aurait pu s'ouvrir. La "situation d'urgence" et le caractère "soudain" de l'afflux de demandeurs mis en avant par la proposition étaient, en mai 2015, parfaitement connus des institutions de l'Union et de ses membres, depuis de longs mois. De conseils des ministres en Conseils européens, la sinistre litanie des morts en Méditerranée provoquait des crises internes récurrentes dans l'Union.

L'enjeu de ces critiques n'est pas mineur et la prise de pouvoir des Etats traduite par le leadership allemand aurait pour conséquence de renvoyer la Commission au simple rôle d'un exécutant.

Le tableau n'était guère plus glorieux pour les autres protagonistes, de l'effacement d'un Parlement divisé à l'attitude trouble d'un Président du Conseil européen que l'on aurait souhaité plus préoccupé des valeurs de l'Union que de son ordre public. Aussi, le discours de Jean-Claude Juncker face à l'aggravation de la crise était attendu pour esquisser les pistes d'une sortie de crise. Il s'est avéré salvateur.

III - Sortie de crise

Le discours de Jean-Claude Juncker sur l'état de l'Union, le 9 septembre, a eu le mérite courageux d'investir le terrain dégagé par la République fédérale d'Allemagne. De haute tenue, la voie dessinée par le président de la Commission rappelle à chacun dans l'Union son passé autant que son héritage et fait le choix de la solidarité.

1. Le choix de la solidarité : la relocalisation d'urgence

Dès avant l'été, la Commission avait proposé de soulager les Etats sous pression en procédant à une relocalisation des demandeurs de protection au sein de l'Union. Maladroitement présenté sous forme de "quotas", il s'agissait dans un premier temps d'apporter une réponse en urgence avant qu'un mécanisme pérenne soit établi. Les querelles violentes relatives au mécanisme d'urgence, en juillet et septembre, ont donc en fait servi de répétition à la future bataille qui se livrera lors de l'élaboration du règlement final, lui aussi posé sur la table [5].

Une autre possibilité existait, fondée sur la directive 2001/55 du 20 juillet 2001, dite "protection temporaire". Elle est précisément "relative à des normes minimales pour l'octroi d'une protection temporaire en cas d'afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil". Elle présentait l'intérêt très politique d'affirmer aux opinions publiques réticentes que la protection accordée était "temporaire", de 1 à 3 ans, même si les droits conférés à ses bénéficiaires sont inférieurs à ceux du statut normal de l'asile et s'il était délicat au sein du mouvement actuel de distinguer le cas syrien des autres nationalités couvertes par la relocalisation.

La Commission a préféré innover, proposant une "relocalisation" sous forme de deux décisions du Conseil, l'une proposée avant l'été [6] et visant une première tranche de 40 000 personnes, avant que la crise ne conduise en septembre à une seconde proposition de 120 000 personnes [7].

Dans les deux cas, il s'agit là d'une dérogation "temporaire" à l'article 13 §1 du règlement Dublin 604/2013 en vertu duquel l'Italie et la Grèce auraient autrement été responsables de l'examen des demandes de protection internationale. Leur incapacité à y faire front explique que certains Etats, comme l'Allemagne, en aient tiré la conséquence en utilisant légalement leur compétence souveraine pour connaître de ces demandes en ouvrant leurs frontières. Au point de faire naître le doute quant à la survie du système Dublin ?

Depuis, la proposition d'un mécanisme permanent de relocalisation procédant à la modification du règlement Dublin est venue le conforter, comme le Conseil européen l'a rappelé. Il reste que, sur un plan juridique, déroger à une réglementation en vigueur au motif de l'urgence en contournant les pouvoirs de l'institution parlementaire qui a établi cette réglementation est un peu délicat.

Le champ d'application de la relocalisation vise les demandeurs dont le taux de reconnaissance d'asile dépasse 75 %, principalement des Syriens et des Érythréens selon les chiffres d'Eurostat. Elle vise à soulager des Etats en situation de crise. La ventilation suivante a donc été adoptée : la première décision concerne 40 000 bénéficiaires dont 60%, c'est-à-dire 24 000 demandeurs, vient d'Italie et 40%, soit 16 000 demandeurs, provient de Grèce. La seconde décision, plus importante puisque portant sur 120 000 personnes, prévoyait initialement d'ajouter la Hongrie à ces deux Etats membres, soulagée d'un chiffre conséquent de 54 000 personnes. Refusant d'être considérée comme un Etat de première ligne, la Hongrie ne figure donc pas actuellement dans le calcul qui s'établit dans la décision 2015/1601 à 15 600 pour l'Italie (13%) et à 50 400 pour la Hongrie (45%). Le reste étant à la disposition "d'autres Etats membres" [8] jusqu'en septembre 2016.

Ce "partage équitable" consenti difficilement est acté dans des annexes finales dont la triste comptabilité ne mérite guère de commentaires, à partir d'une logique faite d'équations : 40% pour la taille de la population et le PIB, 10% pour le taux de chômage et le nombre moyen de demandes d'asile au cours des 4 dernières années, avec des plafonds de 30% pour ces deux derniers afin d'éviter des effets de seuil. Sur les bases des critères déjà utilisés au mois de juillet pour évaluer la capacité d'accueil des Etats membres, la répartition arrêtée au mois de septembre a pour effet d'infléchir sérieusement la situation dans certains Etats, comme l'Espagne et le Portugal par exemple.

En revanche, cette construction appelle plusieurs remarques.

La première concerne l'extrême vigilance, pour ne pas dire davantage, exprimée à l'encontre des Etats membres bénéficiaires de la relocalisation. Le mécanisme entend très clairement les contraindre à l'efficacité en échange du partage des responsabilités. Enfermés dans le respect des délais fixés, ils se voient offrir un "soutien opérationnel", accompagné par des "mesures complémentaires", de nature structurelle comprenant une "feuille de route" dont le manque de respect peut aboutir à une suspension du mécanisme. Pour ce qui est de l'opérationnel et notamment des "hot spots" vantés par tous, l'impact de sa mise en place sur les décisions souveraines des Etats visés n'est pas négligeable non plus, ce dont les Italiens semblent prendre conscience désormais.

La plus grande méfiance, ensuite, frappe les demandeurs dont rien ne dit qu'ils se plieront à leur affectation unilatérale. Le talon d'Achille de la politique européenne d'asile, la crainte des "mouvements secondaires" des demandeurs parvenus à l'intérieur de l'Union domine les esprits. Dublin comme Calais le prouvent : il est extrêmement difficile de brider la volonté des demandeurs de gagner des Etats membres dans lesquels, à tort ou à raison, ils estiment être en situation de refaire leur vie, à savoir la Suède, l'Allemagne et, dans une moindre mesure, le Royaume-Uni. D'où une série de mesures préventives : informations, en cas de déplacement ultérieur irrégulier qu'ils ne peuvent, en principe, bénéficier des droits attachés à la protection internationale qui leur a été accordée par l'État membre de relocalisation que dans cet État membre, obligation de présentation aux autorités et exclusion de toute incitation financière au profit d'une aide matérielle en nature.

Une dernière curiosité tient dans l'apparition d'une "clause de solidarité temporaire" pour le moins étonnante, permettant "dans des circonstances exceptionnelles" à un Etat de s'exonérer de 30% de sa solidarité. En donnant des justifications compatibles avec les valeurs de l'Union proclamées par l'article 2 TUE, il peut notifier à la Commission qu'il est temporairement incapable de prendre part à la réinstallation des candidats, pour une période d'un an, ce dont le Conseil décide.

2. La recherche de l'efficacité : la question en suspens

L'ensemble du dispositif législatif courageusement mené par la présidence luxembourgeoise comme par Jean-Claude Juncker se heurte néanmoins à la réalité des faits, malgré la publication des textes [9].

En premier lieu, son adoption a provoqué une crise politique de première ampleur au sein de l'Union. Refusant de céder à la pression d'une majorité d'Etats membres, le noyau dur de réfractaires, composé de la Hongrie, la République tchèque, la Roumanie et la Slovaquie, a contraint le Conseil à procéder à un vote à la majorité qualifiée, la Finlande s'abstenant. Cette rupture du consensus ordinaire prévalant sur la lettre des traités, s'il a le mérite enfin de la clarté politique, présage de crises à venir.

D'abord car le sort des migrants que ces Etats minoritaires seront conduits à accueillir est évidemment problématique, par nature. Ensuite car la situation matérielle de certains Etats face à la crise, comme la Hongrie initialement bénéficiaire du mécanisme, demeure extrêmement préoccupante. Enfin parce que l'accord obtenu masque difficilement qu'il l'a été d'une part parce qu'il n'était plus obligatoire et d'autre part en raison de l'engagement de certains Etats parties à Schengen mais non membres de l'Union. La Suisse, la Norvège, l'Islande ou l'Irlande ont ainsi permis par leur prise en charge de demandeurs à certains pays récalcitrants de présenter la décision obtenue à leur opinion publique comme en retrait des prévisions.

En second lieu, de fait, la relocalisation a eu lieu, d'ores et déjà sur le terrain, et il est difficile d'imaginer un retour en arrière, ceci sans préjuger de l'appel d'air ainsi constitué. La lenteur procédurale des institutions, la guerre de tranchée des chancelleries comme la gestion technocratique des décisions frappent au regard des enjeux immédiats. Qui plus est, la première décision s'applique aux personnes arrivées en Italie et en Grèce à partir du 24 mars 2015 et la seconde à partir du 15 août 2015. Qu'en sera-t-il des autres demandeurs de même provenance arrivés auparavant ?

Dès lors, on conçoit que la réunion informelle du Conseil européen du 23 septembre ait pu se concentrer, dans un climat apaisé, sur les mesures opérationnelles et financières destinées à renforcer la politique de contrôle aux frontières et l'aide au voisinage. L'appel des chefs d'Etat et de gouvernement à "respecter, appliquer et mettre en œuvre nos règles existantes, y compris le règlement de Dublin et l'acquis de Schengen" pourrait donc sonner comme signifiant que "tout change pour que rien ne change".

Tel ne sera peut être pas le cas, le discours prononcé par Angela Merkel devant le Parlement européen, le 7 octobre 2015 aux cotés de François Hollande, et remarquable en tous points, pouvant marquer un virage. Avec un courage à la mesure de son sens des responsabilités politiques, la chancelière persiste et signe. Refusant de "céder à la tentation de rétrograder, d'agir à une échelle nationale", elle propose à l'Union de relever le défi, "d'assumer l'attrait de l'Europe". Mais à une condition, celle d'accepter le changement, l'abandon des égoïsmes nationaux.

Parmi ces marques d'égoïsme, le système Dublin qui fait peser l'essentiel de la charge sur les Etats au contact de la pression migratoire est clairement montré du doigt et la salve de la chancelière allemande fait mouche : "soyons francs, le processus de Dublin, dans sa forme actuelle, est obsolète" a-t-elle asséné aux parlementaires européens. Le changement de paradigme est alors possible, ouvrant la réflexion sur d'autres perspectives, y compris celle d'une répartition "équitable" des charges telle que les traités nous y invitent.

Faute de quoi, malgré l'inflexion donnée par le Président de la Commission et le dirigeant le plus puissant de l'Union, la politique commune d'asile a toutes chances de porter, pendant longtemps encore, une "bien amère récolte".


[1] : COM (2015) 240
[2] : Il n'est d'ailleurs pas possible aujourd'hui d'extraire d'Eurostat le chiffre exact global des réfugiés séjournant en 2014 dans l'Union
[3] : Le cas français est révélateur des enjeux de la crise actuelle : la France compte un peu plus de 66 millions d'habitants, dont environ 4 millions d'étrangers. En leur sein, moins de 200 000 personnes bénéficiaient en 2014 d'une protection internationale, selon l'OFPRA. Les décisions de septembre conduiraient à y ajouter 30.000 personnes en deux ans.
[4] : Outre la protection constitutionnelle française dans l'alinéa 4 du Préambule de la Constitution de 1946 et allemande (art.16a) et pour n'en rester qu'aux Etats récalcitrants, les textes constitutionnels hongrois (art.14), polonais (art.56) et slovaque (art.53) font de même
[5] : COM (2015) 450
[6] : COM (2015) 286
[7] : COM (2015) 451
[8] : Une Hongrie revenue à de meilleurs sentiments ou l'Allemagne ?
[9] : Décision (UE) 2015/1523 du Conseil du 14 septembre 2015 instituant des mesures provisoires en matière de protection internationale au profit de l'Italie et de la Grèce, JOUE L 239.146 du 15 septembre 2015 ; Décision (UE) 2015/1601 du Conseil du 22 septembre 2015 instituant des mesures provisoires en matière de protection internationale au profit de l'Italie et de la Grèce, JOUE L 248.80 du 24 septembre 2015.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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