Stratégie, sécurité et défense
Damien Degeorges
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L'Arctique : nouvelle frontière des relations internationales
Région jusque là à la marge des échanges mondiaux, l'Arctique est passée du statut de périphérie à celui de nouvelle frontière des relations internationales, du fait des conséquences du changement climatique. Le cercle polaire arctique (66° nord) permet à un État traversé par celui-ci d'être arctique. Huit États composent ainsi la région arctique : Canada, Danemark/Iles Féroé/Groenland, États-Unis, Finlande, Islande, Norvège, Russie et Suède. L'Union européenne, ensemble partiellement supranational dont sont membres le Danemark (État arctique au travers d'un territoire non européen, le Groenland), la Finlande et la Suède, est de fait géographiquement arctique.
Trois espaces composent la région arctique : l'Amérique du nord, l'Europe du nord et la Russie, qui est de loin la superpuissance régionale, de par l'immensité de son territoire arctique et des capacités (brise-glaces) bien supérieures aux autres États arctiques. Les États riverains de l'océan Arctique (Canada, Danemark/Groenland, Etats-Unis, Norvège, Russie) constituent le cœur de la gouvernance arctique, tandis que le Conseil de l'Arctique, crée en 1996, est le forum rassemblant l'ensemble des acteurs de la région (États arctiques, participants permanents représentant les peuples premiers de l'Arctique, observateurs). En 2012, les six États bénéficiant du statut d'observateur permanent au Conseil de l'Arctique étaient tous membres de l'Union européenne (Allemagne, Espagne, France, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni). Alors que la recherche polaire est longtemps restée la porte d'entrée des États non arctiques dans la région, le regain d'intérêt pour l'Arctique a conduit à un afflux de candidatures à ce statut d'observateur permanent : parmi les principaux postulants, la Chine et la Commission européenne. Une décision concernant ces candidatures devrait être rendue en mai 2013, à la fin de la présidence suédoise du Conseil de l'Arctique.
Les conséquences du changement climatique ont transformé la perception de la société internationale vis-à-vis de la région arctique, du fait des enjeux et défis que ce changement implique : élévation du niveau des mers de par la fonte de l'inlandsis groenlandais, ouverture de nouvelles routes maritimes du fait de la fonte estivale de la banquise arctique, accès facilité aux ressources naturelles off-shore dans une région où le risque environnemental reste cependant élevé, migration des ressources halieutiques, enjeux de sécurité et résolution de différends territoriaux, coopération entre acteurs régionaux (parmi lesquels la Russie et les Etats-Unis), cohabitation entre puissances mondiales au sein d'un espace à gouvernance régionale, etc. Enfin, l'Arctique ne laisse pas le monde de la défense indifférent, en particulier les puissances nucléaires. L'Arctique, où les sous-marins nucléaires se croisent, est en effet une zone privilégiée pour couvrir un large espace du globe à proximité des ports d'attache des principales puissances nucléaires. L'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) s'intéresse à l'Arctique sans pour autant s'impliquer davantage dans cette région. Quatre des États riverains de l'océan Arctique sont membres de l'OTAN (États-Unis, Canada, Danemark et Norvège). Cependant, une visibilité accrue de l'OTAN dans cette zone n'était pas souhaitée en 2012.
Si une coopération renforcée entre la Russie et les autres États arctiques reste un enjeu majeur des futurs développements dans la région, la prise en compte des développements rapides au Groenland, territoire autonome danois en cours d'étatisation, est essentielle et ne doit pas être sous-estimée, tant l'éventualité d'un État groenlandais à l'économie défaillante serait de nature à avoir des conséquences importantes sur les développements dans l'Arctique et la sécurité énergétique mondiale.
L'intérêt croissant de l'Asie pour l'Arctique – Chine, Corée du sud, Japon, Inde, Singapour, etc. – démontre l'importance de cette région pour le monde et donne un rôle accru aux pays nordiques, " petits " comparés aux puissances arctiques du G8 mais dotés de cette " carte " arctique stratégique. Un atout de taille dans les relations de ces États avec des puissances asiatiques comme la Chine.
Par le simple fait de relier les principaux blocs de l'économie mondiale - Asie, Europe et Amérique - l'Arctique s'affirme en tant que région globalisée. En raccourcissant de près de moitié (environ 40%) la distance entre l'Asie et l'Europe, l'Arctique devient un véritable accélérateur de la mondialisation. Outre ce constat, le fait que des puissances comme la Chine et l'Inde s'intéressent à l'Arctique au point de demander le statut d'observateur permanent au Conseil de l'Arctique démontre à lui seul que l'Arctique est amenée à être une région clé du XXIe siècle.
Source : NATO Parliamentary Assembly, http://www.nato-pa.int/Default.asp?SHORTCUT=2082
L'Union européenne : acteur mal compris de l'Arctique
Dès 2002, bien avant l'intérêt actuel pour la région arctique, l'Union européenne avait démontré sa dimension arctique, sous l'impulsion de la présidence danoise du Conseil de l'Union européenne et de l'autonomie du Groenland (pourtant non membre de l'UE), en introduisant le concept de " fenêtre arctique " dans la dimension nordique de l'Union.
L'Union européenne, ensemble considéré par certains comme étant un acteur extérieur à la région, est géographiquement arctique. Un manque de confiance et d'affirmation sur ce sujet est régulièrement perceptible dans les interventions de représentants d'institutions européennes. Premier bailleur de fonds de la recherche polaire dans l'Arctique, l'Union européenne est également en charge, de par le transfert de compétences des États membres, de domaines en lien direct avec l'Arctique. En outre, l'Union européenne légifère sur des sujets qui affectent directement d'autres États arctiques, l'Islande et la Norvège, membres de l'Espace économique européen (EEE). Des décisions comme l'interdiction d'importer des produits dérivés du phoque, malgré une clause d'exemption pour les produits provenant de la chasse traditionnelle des communautés Inuit, ou la volonté un temps du Parlement européen de voir entamer des négociations en vue de l'adoption d'un traité international relatif à la protection de l'Arctique, n'ont pas aidé la candidature européenne au poste d'observateur permanent au Conseil de l'Arctique. Cependant, le fait que l'ensemble des observateurs permanents étaient en 2012 membres de l'Union européenne ne peut que légitimer la démarche de la Commission européenne d'intégrer le Conseil de l'Arctique en tant qu'observateur permanent. D'autant plus si l'on considère que les six États observateurs permanents ont intégré le Conseil de l'Arctique principalement par le biais de leur implication dans la recherche polaire, domaine où l'Union européenne a largement fait ses preuves.
Le Groenland a été un lieu de réflexion de la politique européenne relative à l'Arctique : le territoire autonome a accueilli en 2008 une conférence de la présidence suédoise du Conseil nordique des Ministres à laquelle ont participé des représentants d'institutions européennes. En 2012, la communication [1] arctique de la Commission européenne et de la Haute Représentante de l'Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité a rappelé l'importance d'une relation renforcée entre le Groenland et l'Union européenne.
Parmi les États membres de l'Union européenne, et en particulier au sein des États nordiques, l'approche vis-à-vis de l'Arctique est avant tout nationale. Le Danemark est de loin le pays de l'Union le plus influent dans la région arctique, étant l'un des cinq États riverains de l'océan Arctique et de fait membre du " premier cercle ". Le Danemark fut néanmoins le dernier État arctique à publier sa stratégie arctique en 2011. La Suède, qui assure la présidence du Conseil de l'Arctique jusqu'en 2013, reste un acteur davantage " neutre " dans le jeu politique arctique, privilégiant des sujets plus consensuels comme l'environnement. La Finlande tente de s'affirmer comme atout arctique de l'Union européenne, à la frontière entre Europe et Russie. Parmi les observateurs permanents au Conseil de l'Arctique, l'Allemagne et le Royaume-Uni sont de loin les plus actifs en matière de recherche stratégique sur l'Arctique. Une réflexion concernant une stratégie arctique pour des pays non arctiques était encore loin d'être envisageable il y a quelques années : des pays comme l'Allemagne ou la France ont pourtant entamé cette démarche afin d'affirmer leur intérêt pour la région arctique.
Le Groenland et l'Union européenne : enjeux d'une relation approfondie
L'évolution du statut du Groenland a été en lien avec la construction européenne depuis l'autonomie interne de 1979. En 1972, le Groenland, alors assimilé à un département danois, avait voté contre l'adhésion au Marché commun mais l'ensemble des voix au Danemark et au Groenland étant en faveur de cette entrée dans la Communauté Économique Européenne, le Groenland a intégré l'ensemble européen en 1973 malgré sa volonté. Les conséquences économiques de cette adhésion ont conduit le Groenland à obtenir une autonomie interne au sein du royaume du Danemark en 1979. Un référendum a confirmé par la suite la volonté d'une majorité de la population du Groenland de ne pas faire partie de la construction européenne. Le Groenland est sorti du Marché commun en 1985 et restait en 2012 le seul territoire à avoir quitté la construction européenne. L'introduction d'une autonomie renforcée du Groenland en 2009, dernier stade envisagé avant l'indépendance, a été initiée par un accord de coalition gouvernementale en 1999 entre les partis groenlandais de gauche Siumut et Inuit Ataqatigiit, qui allait amener à une évaluation du cadre institutionnel de l'autonomie. Le Groenland considérait que le transfert accru de compétences du Danemark vers l'Union européenne avait eu un impact sans cesse plus important sur les relations définies dans le cadre de l'accord entre le Groenland et l'Union européenne.
Certains estiment que le chemin le plus court vers l'indépendance du Groenland serait une ré-adhésion à un ensemble partiellement supranational comme l'Union européenne. D'autres ne croient pas en cette perspective, privilégiant un partenariat renforcé. La candidature islandaise à l'Union européenne a relancé un temps le débat sur l'Union européenne au Groenland. Une évolution rapide et récente du chef du gouvernement groenlandais, Kuupik Kleist, sur les relations entre l'Union européenne et le Groenland est à noter. Interrogé par le quotidien danois Politiken en 2012, Kuupik Kleist déclarait qu' " il était très stupide que le Danemark se trouve en dehors de l'euro " [2]. Le Groenland est l'un des Pays et Territoires d'Outre-mer (P.T.O.M.) les plus stratégiques pour l'Union européenne. Ce statut lui donne notamment accès aux programmes européens dans le domaine de l'éducation, un secteur clé pour l'avenir du territoire et un outil stratégique pour l'Union européenne, tant la formation de la future élite groenlandaise offrira un accès privilégié à ce territoire amené à devenir indépendant.
Le Groenland, territoire grand comme quatre fois la France (environ la moitié de l'Union européenne) et peuplé d'environ 57 000 habitants, a tout pour attirer les grandes puissances, tant sur l'aspect énergétique avec un potentiel considérable en ressources naturelles (hydrocarbures, minerais, eau) que sur la dimension arctique, de par sa localisation au cœur de cette nouvelle frontière des relations internationales. L'élite politique du Groenland n'est cependant constituée que de 44 personnes (9 ministres, 31 parlementaires et 4 maires) : ainsi, un lobbying auprès d'environ 25 personnes suffit pour avoir accès aux atouts stratégiques du Groenland. Autant dire peu de monde pour de grandes entreprises ou des États habitués à bien plus et qui pourront être aidés dans leur démarche par le fait qu'une partie de ces 25 personnes n'auront pas nécessairement une connaissance approfondie des enjeux internationaux entourant ce développement. D'où l'enjeu critique de l'éducation (qui permet entre autres à l'Union européenne d'avancer ses intérêts par le biais du soft power) et d'une meilleure connaissance des enjeux internationaux, le secteur énergétique ayant avant tout une dimension globale. Carrefour des intérêts américains, européens et asiatiques dans la région, le Groenland a connu ces dernières années un intérêt sans précédent pour son territoire de la part de nombreuses puissances. Une situation à laquelle le Groenland et le Danemark n'étaient pas habitués et qui a permis au Danemark de s'intéresser pleinement à l'enjeu arctique. La visite historique du président sud-coréen Lee Myung-bak au Groenland en 2012, sans escale au Danemark et sans la présence du Premier ministre danois, pourtant chargé de la politique étrangère et de sécurité du royaume du Danemark, a conféré de facto au Groenland un statut de quasi-État dans le contexte de ses relations à l'international. Ceci grâce à sa souveraineté dans le domaine de la gestion des matières premières de son territoire, acquise en 2010.
L'enjeu critique de l'approvisionnement en terres rares, groupe de métaux essentiel à l'économie du XXIe siècle, en particulier dans la perspective d'une économie faiblement émettrice en CO2, a renforcé considérablement l'intérêt des grandes économies mondiales pour le Groenland. États-Unis, Union européenne, Chine et Corée du sud ont ainsi rencontré le chef du gouvernement groenlandais à ce sujet. La signature d'une lettre d'intention visant à une coopération dans le domaine des matières premières entre l'Union européenne et le Groenland lors de la visite du vice-président de la Commission européenne, Antonio Tajani, au Groenland en 2012, avait suscité beaucoup d'espoir quant à la volonté européenne de sécuriser son approvisionnement en terres rares via le Groenland, devant la crainte d'une acquisition chinoise dans un secteur où la Chine contrôlait en 2012 plus de 97% de la production mondiale. Un enjeu d'autant plus important que l'Union européenne dépend entièrement des importations dans ce secteur stratégique. Devant l'intérêt et les moyens de puissances comme la Chine, une certaine impatience du côté groenlandais semblait avoir vu le jour fin 2012 concernant la capacité de l'Union européenne à donner rapidement suite à cette lettre d'intention. La visite en décembre 2012 d'une délégation groenlandaise en Corée du sud, après la visite d'une autre délégation groenlandaise en Chine en novembre 2012, démontre que la compétition pour l'accès aux ressources naturelles du Groenland est rude et que le Groenland entend diversifier ses partenariats en se tournant notamment vers des économies asiatiques en pleine croissance, tout en gardant une volonté de coopération étroite avec l'Union européenne.
Devant de tels enjeux, sans compter une dimension stratégique bien comprise des États-Unis au travers d'une base militaire au nord du Groenland (Thule) dont le radar est un élément critique de la défense américaine, la sécurisation d'une économie solide en cas d'indépendance du Groenland est un enjeu essentiel des futurs développements dans l'Arctique et un domaine dans lequel l'Union européenne peut avoir un rôle constructif à jouer, dans l'intérêt des développements régionaux et de la sécurité énergétique mondiale. L'expérience connue par l'Islande durant la crise financière mondiale démontre la nécessité pour un État arctique de rester solide économiquement. Cela n'est que d'autant plus vrai pour un territoire arctique riche en ressources naturelles comme le Groenland. L'Islande, devenue par le biais de cette crise une " porte d'entrée " de la Chine dans l'Arctique, a cependant su se rétablir rapidement et imposer ses choix en matière d'investissements étrangers sur son territoire. Prendre le risque d'un Groenland devenant rapidement indépendant et n'ayant alors sans doute pas pris le temps d'assurer une économie solide sur le long terme pourrait avoir des conséquences sur les développements futurs dans l'Arctique et la sécurité énergétique mondiale. Laisser un Groenland à la merci d'une aide étrangère, susceptible de provenir d'un État non arctique, et qui pourrait conduire à un contrôle officieux de la politique de gestion des ressources naturelles du territoire est un risque trop important, tant pour le Groenland que pour les États arctiques et l'économie mondiale. L'Union européenne a un rôle à jouer dans ce contexte : proposer au Groenland d'être le " filet de protection " économique dont l'éventuel État groenlandais aura besoin, en l'absence de la subvention annuelle de l'État danois, afin de limiter les conséquences de potentielles difficultés économiques. Toute la question est de savoir la forme que pourrait avoir l'Union européenne à l'époque d'une éventuelle indépendance groenlandaise (selon certains, d'ici à 20 ou 30 ans).
Conclusion
L'Arctique est amené à être une région clé du XXIe siècle et à jouer un rôle important dans l'économie mondiale. De par les conséquences à l'échelle mondiale du réchauffement climatique dans cette région (hausse du niveau des mers, augmentation du CO2 dans l'atmosphère de par la fonte de l'inlandsis groenlandais et du pergélisol), les décideurs du monde entier ne pourront qu'être amenés à mieux connaître une région accélératrice de la mondialisation. D'où un besoin pour les acteurs impliqués dans la région de développer leur recherche stratégique relative à l'Arctique, comme le démontre une puissance non arctique comme la Chine. L'Union européenne ne peut que maintenir son intérêt pour l'Arctique, tout en cherchant à s'impliquer davantage de manière constructive. Si l'adhésion de l'Islande à l'Union européenne portait à quatre (la moitié des États arctiques) le nombre de membres arctiques de l'Union européenne, celle-ci était loin d'être acquise en 2012. Devant l'enjeu de sécurité énergétique pour l'industrie européenne, le renforcement de la relation entre l'Union européenne et le Groenland apparaissait en 2012 comme un enjeu clé de la politique arctique de l'Europe.
[1] European Commission, High Representative of the European Union for Foreign Affairs and Security Policy, "Developing a European Union Policy towards the Arctic Region: progress since 2008 and next steps", Joint Communication to the European Parliament and the Council, 26 juin 2012, http://eeas.europa.eu/arctic_region/docs/join_2012_19.pdf
[2] Traduction de l'auteur. Bo Lidegaard, "Hvis jeg var dansk statsminister, ville jeg udfolde mit yderste for at beholde Færøerne og Grønland inden for det danske rige", http://politiken.dk/politik/ECE1730971/hvis-jeg-var-dansk-statsminister-ville-jeg-udfolde-mit-yderste-for-at-beholde-faeroeerne-og-groenland-indenfor-det-danske-rige/, 19 août 2012.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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