Restaurer la libre circulation dans l'Union

Liberté, sécurité, justice

Eric Maurice,  

Thibault Besnier,  

Marianne Lazarovici

-

8 juin 2020
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Maurice Eric

Eric Maurice

Responsable du bureau de Bruxelles de la Fondation

Besnier Thibault

Thibault Besnier

Assistant de recherche au bureau de Bruxelles de la Fondation Robert Schuman

Lazarovici Marianne

Marianne Lazarovici

Assistante de recherche au bureau de Bruxelles de la Fondation Robert Schuman

Restaurer la libre circulation dans l'Union

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1. Fermer les frontières, réflexe de crise

Depuis la mise en place de l'espace Schengen en 1995, les frontières intérieures entre Etats membres n'ont été fermées que ponctuellement et par un ou quelques Etats à la fois. Dans la plupart des cas, il s'agissait de rétablir des contrôles sur une courte période pour assurer le bon déroulement d'événements politiques ou rassemblements de masse. Dans d'autres cas, la décision de rétablir les contrôles a suivi des événements graves ou exceptionnels - les attentats de 2015 en France ou l'arrivée massive de migrants dans l'Union la même année.

Face à la crise de la Covid-19, le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures a été généralisé et décidé dans la précipitation. En l'espace de deux semaines, la moitié des Etats membres de l'Union ont instauré des contrôles sur tout ou partie de leurs frontières avec leurs voisins. Certains ont de surcroît imposé des interdictions d'entrée sur leur territoire pour les étrangers.

Un effet domino

Alors que le nombre de cas de coronavirus augmentait progressivement dans différents Etats membres, la question de la fermeture des frontières s'est posée dès février. Le 24, le commissaire européen à la gestion des crises, Janez Lenarcic, insistait sur le fait que d'éventuelles mesures aux frontières intérieures devraient être basées sur une évaluation du risque crédible et des preuves scientifiques, proportionnées et prises en coordination avec les autres Etats membres, et précisait qu'" il ne peut y avoir d'autres raisons pour des restrictions ".

Tout s'est accéléré les 10 et 11 mars, lorsque le Président du Conseil italien, Giuseppe Conte, a décrété le confinement de la population sur tout le territoire du pays et la fermeture de l'ensemble des commerces, à l'exception des magasins d'alimentation et des pharmacies. A cette date, l'Italie comptait 12 462 cas sur les 22 000 recensés en Europe, et 827 morts.

Le 11 mars, l'Autriche et la Slovénie ont mis en place des contrôles à leur frontière avec l'Italie, et Malte a imposé des restrictions sur les voyages vers et en provenance d'Italie et de plusieurs autres Etats européens. Le 12, la Hongrie a rétabli des contrôles aux frontières avec la Slovénie et l'Autriche. Le 13, la Suisse a fait de même avec l'Italie, et le Danemark a restreint le franchissement de l'ensemble de ses frontières. Le 14, l'Autriche a étendu les contrôles aux frontières avec la Suisse et le Liechtenstein. Les restrictions aux frontières intérieures se sont ensuite enchaînées comme par un effet domino, principalement en Europe centrale et orientale. Le 16 mars, l'Allemagne a restreint le passage de ses frontières avec la France, l'Autriche, le Danemark, le Luxembourg et la Suisse à quelques points de contrôle.

Restrictions mises en place par les Etats membres de l'Union et de l'espace Schengen

Au 30 mars, 16 pays de l'espace Schengen avaient réintroduit ou étendu des contrôles à au moins l'une de leurs frontières : l'Autriche, la Hongrie, la République tchèque, le Danemark, la Pologne, la Lituanie l'Allemagne, l'Estonie, le Portugal, l'Espagne, la Finlande, la Belgique, la Slovaquie et la France[1], ainsi que la Suisse et la Norvège. L'Islande a rétabli les contrôles en avril.

Tous les Etats, à quelques exceptions dont la France et l'Italie, ont également introduit une interdiction d'entrée pour certains étrangers. Une grande partie des Etats ont, en outre, suspendu les connections aériennes, ferroviaires et par bus avec tous ou certains Etats, principalement l'Italie, l'Autriche, l'Espagne, la France et l'Allemagne. La Grèce, qui ne partage de frontière terrestre avec aucun autre Etat Schengen, a suspendu tous les vols commerciaux avec l'Italie, la Turquie, le Royaume-Uni et les Pays-Bas, et autorisé les liaisons avec l'Allemagne uniquement à l'aéroport d'Athènes. Malte a suspendu les liaisons aériennes vers l'Italie, l'Espagne, la France, l'Allemagne et la Suisse. Seuls de rares Etats comme le Luxembourg et les Pays-Bas ont laissé leurs frontières relativement ouvertes.

L'Italie, quant à elle, n'a pas imposé de contrôles à ses frontières ou suspendu les liaisons aériennes, mais elle a imposé une quarantaine aux personnes en provenance d'autres pays de l'Union et interdit le passage des travailleurs transfrontaliers.

Les Etats membres hors Schengen ont également pris des mesures restrictives. La Bulgarie a interdit l'entrée sur son territoire aux personnes des pays de l'Union considérés comme les plus à risque, la Roumanie a suspendu les liaisons par autobus avec plusieurs pays, et Chypre a suspendu tous les vols passagers.

Limiter les dégâts

La libre circulation a donc été quasiment suspendue en l'espace de quelques jours dans l'Union. Ces restrictions ont engendré différents problèmes, en particulier des perturbations importantes pour les travailleurs transfrontaliers et les échanges de biens et de services. 

Le rétablissement des contrôles aux frontières a eu pour effet premier de perturber les chaînes logistiques des entreprises en retardant l'arrivée de biens et de services destinés à la consommation et à la production. Les retards aux frontières ont entraîné le ralentissement de l'acheminement de matériel médical et de protection, au moment où de nombreux Etats membres en manquaient cruellement.

Les travailleurs transfrontaliers, dont le nombre est estimé à 1,9 million dans l'espace Schengen, ainsi que les travailleurs mobiles ont également été confrontés à des difficultés. Les entreprises et services publics employant des travailleurs transfrontaliers se sont retrouvés en manque de main d'œuvre, tout comme les employeurs de travailleurs saisonniers, en particulier dans le secteur agricole. De nombreux personnels soignants transfrontaliers ont pu éprouver des difficultés et retards sur leur trajet domicile-travail, notamment entre le Luxembourg et la France, la Belgique et l'Allemagne.

Cette situation a obligé la Commission à réagir le 16 mars. Elle a concédé que " dans une situation extrêmement critique, un État membre peut identifier la nécessité de réintroduire les contrôles aux frontières ", mais elle a rappelé que les contrôles devaient être effectués " de manière proportionnée et en tenant dûment compte de la santé des personnes concernées ".

Pour la Commission, la fermeture soudaine des frontières mettait en péril le bon fonctionnement du marché unique. Dans des lignes directrices, complétées quelques jours plus tard par des recommandations aux Etats membres, elle a tenté de limiter les perturbations créées par la multiplication des contrôles et favoriser la coopération et l'échange d'informations entre Etats. Elle a demandé la mise en place de voies réservées aux points de passages pour limiter le temps d'attente des transporteurs routiers, ainsi qu'un allègement des procédures de dépistages sanitaires et des contrôles pour les chauffeurs routiers.

Concernant les travailleurs transfrontaliers, elle a précisé les 17 catégories professionnelles qui devaient être prioritaires aux passages des frontières, au premier rang desquelles les personnels médicaux et paramédicaux, les services de secours et de sécurité, les salariés du secteur des transports ou des infrastructures.

Le 17 mars, la Commission a également recommandé la fermeture des frontières extérieures pour les voyages " non essentiels ", afin de stabiliser la situation et éviter un durcissement des restrictions aux frontières intérieures.

Alors que la pandémie n'avait pas atteint son pic et que son impact économique commençait à se révéler, la réaction de la Commission témoignait d'une prise de conscience mais restait une intervention limitée par l'urgence. Ce n'est qu'un mois plus tard qu'elle a commencé à envisager la réouverture des frontières et le retour à la normale.

Un retour à la normale ?

"Chaque pays décide seul de l'ouverture, et à quelles conditions", a assuré la Première ministre belge Sophie Wilmès le 3 juin. La déclaration illustre bien l'état d'esprit dans lequel les Etats agissent, trois mois après la suspension de la libre circulation. Alors que les Etats membres s'étaient engagés à rouvrir leurs frontières de manière coordonnée, le processus semble répéter, de manière inversée et beaucoup plus lente, la désorganisation qui a présidé au rétablissement des contrôles.

Le 13 mai, la Commission a publié des recommandations pour la reprise des transports et du tourisme, et des principes pour une " approche coordonnée par étapes " du rétablissement de la libre circulation.

Le critère principal pour la levée des restrictions dans l'ensemble de l'Union est l'évolution favorable de la situation épidémiologique. A défaut, "les restrictions de déplacement et les contrôles aux frontières devraient être levés pour les régions, les zones et les États membres qui présentent une situation épidémiologique favorable et suffisamment similaire ". L'assurance qu'une résurgence du virus pourrait être maîtrisée par un nombre de tests et de lits d'hôpitaux suffisant, ainsi que par des capacités adéquates de surveillance et de traçage doivent être pris en compte.

Pour prévenir le risque de " mini-Schengen " régionaux fragmentant un peu plus l'espace de libre circulation, la Commission a insisté sur le fait que la levée des contrôles ne devrait pas être décidée en fonction de la proximité géographique des États voisins mais " devrait reposer sur des situations épidémiologiques comparables et sur la mise en œuvre d'orientations sanitaires dans les régions, quelle que soit leur proximité ". Les trois Etats baltes ont ouvert un espace commun dès le 15 mai, tout en maintenant les restrictions vis-à-vis des autres Etats membres.

Le calendrier de la réouverture des frontières

La France et de l'Allemagne, par la voix notamment des présidents de l'Assemblée nationale et du Bundestag, Richard Ferrand et Wolfgang Schäuble, ont insisté pour une réouverture des frontières intérieures. Mais les gouvernements, qui oscillent entre le besoin de relancer l'économie, la volonté de montrer des résultats à leurs opinions et la réticence à ouvrir de nouveau leur territoire, ne tiennent pas tous compte de l'intérêt commun. Certains pays ont ainsi envisagé l'établissement de corridors touristiques, une idée rejetée par l'Italie et qui n'a pas eu de suite.

Alors que la plupart des Etats se sont engagés à rouvrir leurs frontières le 15 juin, la commissaire européenne aux Affaires intérieures Ylva Johansson a estimé le 5 juin que les condition sanitaires et politiques étaient réunies pour un retour à " un fonctionnement complet de l'espace Schengen et de la libre circulation des citoyens pas plus tard que fin juin ". La commissaire et les 27 ministres de l'Intérieur se sont accordés pour prolonger la fermeture des frontières extérieures jusqu'au 30 juin.

La réouverture des frontières extérieures reste une prérogative des Etats membres. Sa mise en œuvre coordonnée sera cruciale pour éviter que des gouvernements qui ne souhaitent pas cette réouverture ferment à nouveau leur territoire pour se protéger de voyageurs venant de pays tiers qui auraient été acceptés dans un autre Etat de l'espace Schengen.

La manière dont l'espace Schengen et le marché unique retrouveront leur fonctionnement normal d'ici fin juin-début juillet déterminera en partie la reprise économique dans l'Union. Elle préfigurera aussi l'avenir du principe de libre circulation mis à mal par la crise.

2. La liberté de circulation entre parenthèses

La fermeture, partielle ou totale, des frontières nationales a accompagné le développement des mesures sanitaires dans les Etats membres. Elle a donc pu être considérée comme un simple élément, voire une conséquence, du grand mouvement de confinement. Elle répond pourtant à une logique différente, et soulève en cela des questions juridiques et politiques sur l'avenir de la liberté de circulation dans l'Union.

Un principe fondamental

La libre circulation au sein de l'Union est garantie à de multiples reprises par les traités et les textes qui en découlent. L'article 3 du Traité sur l'Union européenne prévoit que " l'Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes. "

L'article 21 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et l'article 45 de la Charte des droits fondamentaux stipulent que " tout citoyen de l'Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. "

La libre circulation des personnes, des services et des capitaux est régie par l'ensemble du titre IV du TFUE. Dans le titre V, consacré à l'espace de liberté, de sécurité et de justice, l'article 77 précise que " l'Union développe une politique visant à assurer l'absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu'elles franchissent les frontières intérieures. "

Directive transgressée

Le " droit fondamental et individuel de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres " est mis en œuvre par la directive sur la libre circulation adoptée en 2004. Cette dernière autorise les États membres à " restreindre la liberté de circulation et de séjour d'un citoyen de l'Union ou d'un membre de sa famille, quelle que soit sa nationalité, pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique " (article 27), et précise que " les seules maladies justifiant des mesures restrictives de la libre circulation sont les maladies potentiellement épidémiques " telles que définies par l'Organisation mondiale de la santé (article 29).

Le rétablissement des contrôles et, plus encore, la suspension des voyages internationaux et l'interdiction d'entrée sur le territoire de certains Etats membres imposée à des catégories entières de population n'ont pas respecté le principe d'individualisation de la décision évoqué à l'article 27, ni le principe de non-discrimination entre citoyens européens. Mais l'article 29, de portée plus générale, laisse une marge d'interprétation des obligations des Etats. La remise en cause de la libre circulation au temps du coronavirus n'apparaît donc pas en violation directe de la législation européenne.

Certaines situations ont toutefois mené à de claires violations du droit fondamental des Européens à circuler librement, en particulier pour retourner dans leur pays. Pendant plusieurs jours, en mars, des ressortissants des pays baltes - Estonie, Lettonie et Lituanie - ont été bloqués par les autorités polonaises à la frontière avec l'Allemagne, avant d'être convoyés à travers la Pologne sous escorte policière, ou d'être acheminés par des ferrys envoyés par leurs gouvernements. Une situation similaire s'est produite à la frontière austro-hongroise pour des Roumains essayent de rentrer chez eux.

Code Schengen contourné

Les Etats membres ont également contourné des éléments importants des règles de l'espace de libre circulation.

Le Code Schengen n'envisage de manière générale le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures " qu'en dernier recours ", avec une notification préalable de 4 semaines minimum. Cependant, en case de " menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure " exigeant " une action immédiate ", les État membres peuvent rétablir des contrôles aux frontières, sans préavis mais avec notification immédiate, pour une période de 10 jours, renouvelable jusqu'à 2 mois (article 28). C'est cette disposition que les Etats, confrontés à une pandémie soudaine posant un risque pour les systèmes de santé, ont invoqué pour fermer leurs frontières.

Dans l'urgence, les Etats membres se sont toutefois affranchis de l'obligation d'évaluer " l'incidence probable d'une telle mesure sur la libre circulation des personnes " au sein de l'espace Schengen (article 26), et sont passés outre les recommandations de la Commission pour des mesures proportionnelles et coordonnées.

Précédent dangereux

Le Code Schengen ne prévoit pas explicitement le cas d'une pandémie se développant de manière aléatoire sur le territoire européen, ni a fortiori celui d'un confinement des populations de l'Union. Le terrain juridique sur lequel les Etats membres ont décidé de réintroduire les contrôles aux frontières et d'interdire l'entrée sur leur territoire de certaines personnes est donc flou et créé un précédent dans l'interprétation du droit au gré des situations et des intérêts des Etats, hors du cadre agréé.

Lors de précédentes remises en cause de la libre circulation en 2015-2016, 8 Etats membres avaient rétabli les contrôles à leurs frontières, contre 15 pendant la pandémie de coronavirus. Le recours à la fermeture des frontières se généralise à chaque crise, dans un respect toujours moins strict des règles.

La réintroduction des contrôles aux frontières intérieures, même si elle est en théorie encadrée, est de la compétence des Etats. La Commission n'a pu que constater les perturbations engendrées et tenter d'y remédier d'un point de vue économique, et non pas dans une perspective de droits fondamentaux. Elle a simplement noté que " dans une situation extrêmement critique, un État membre peut identifier la nécessité de réintroduire les contrôles aux frontières en réaction au risque présenté par une maladie contagieuse. "

Dans la feuille de route publiée conjointement avec le Président du Conseil européen, Charles Michel, le 15 avril, la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, assurait que la Commission continuerait à analyser la proportionnalité des mesures prises et demanderait la levée de celles qu'elle jugerait disproportionnées, " en particulier celles qui ont un impact sur le marché unique ". Aucune évaluation ne semble cependant avoir été publiée, ni de requête adressée à des Etats membres.

La proportionnalité des contrôles et des suspensions de voyages, dans le contexte d'une mise à l'arrêt des sociétés, paraît difficile à apprécier dans la mesure où les Européens n'étaient de toute façon pas en situation de se déplacer. Cet argument méconnaît cependant le fait que pour beaucoup d'Européens, les déplacements individuels n'étaient pas limités à une distance particulière, comme cela était le cas en Italie, en Espagne ou en France, et que les mesures sanitaires prises au niveau local ou national auraient justement pu permettre de ne pas recourir à la fermeture des frontières.

De ce point de vue, il est difficile de défendre au regard de la loi européenne que la " menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure " nécessitait de la part de certains Etats des restrictions généralisées à la libre circulation depuis d'autres Etats, ignorant l'individualisation de la décision requise par les textes, tandis qu'aucune restriction équivalente de circulation n'était en vigueur sur le territoire. Cette différence de traitement entre mobilité interne et celle venue de l'extérieur pose un problème juridique et crée un autre précédent en termes de libertés publiques en Europe.

En outre, le recours aux contrôles aux frontières est prévu par le Code Schengen dans un but sécuritaire. Décidé dans le cadre d'une pandémie, il a été utilisé en appoint de stratégies sanitaires nationales et non coordonnées, sans que cette articulation soit justifiée par les Etats, ni évaluée par la Commission. Si elle peut s'expliquer au vu de la situation et de la nécessité des gouvernements de rassurer leur opinion publique, la suspension de la libre circulation soulève ainsi de sérieuses questions juridiques et politiques pour l'avenir.

Et maintenant

A l'échéance de la période maximale de 2 mois prévues par l'article 28 du Code Schengen, les Etat membres ont à nouveau contourné la règle et prolongé les contrôles en invoquant cette fois-ci l'article 25, qui leur permet de maintenir les mesures pour 30 jours dans un premier temps, et jusqu'à 2 ans avec les renouvellements autorisés. Ce changement de base juridique s'est effectué sans plus d'évaluation de l'impact ou de coordination entre Etats. De plus, la notion de " dernier recours ", pourtant requise par le texte, ne pouvait être avancée alors que la pandémie était en reflux et le dé-confinement engagé.

Alors que la Commission et les Etats tentent d'organiser le retour à un fonctionnement normal de la libre circulation, celle-ci reste donc en sursis aussi longtemps que les Etats membres peuvent invoquer la procédure en cours.

L'espace Schengen, depuis sa conception, repose sur l'équilibre entre l'ouverture des frontières intérieures et la maîtrise des frontières extérieures. Les " circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global ", qui permettent au Conseil de recommander à un ou plusieurs Etats membres de rétablir des contrôles aux frontières intérieures (article 29 du Code Schengen), ne se réfèrent d'ailleurs qu'à des " manquements graves " dans la gestion de la frontière extérieure. Rien n'est prévu pour coordonner, au Conseil ou à la Commission, une telle procédure en cas de toute autre situation de crise, telle la pandémie actuelle.

En 2015-2016, c'est en raison de cet équilibre intrinsèque que la Commission avait pu s'appuyer sur le Code Schengen pour agir malgré le fait accompli de la suspension des règles d'asile par l'Allemagne, puis du rétablissement des contrôles par plusieurs Etats. La crise du coronavirus montre qu'elle est démunie lorsque les Etats agissent de leur propre chef dans des situations indépendantes de la politique migratoire. Il est à cet égard significatif que la principale mesure que la Commission a prise pour prévenir une plus grande désorganisation en mars a été la fermeture des frontières extérieures, sans qu'elle ait pu en expliquer la justification en termes de santé publique.

Toute crise potentielle, sanitaire ou pas, devrait faire l'objet d'un cadre légal spécifique pour l'avenir Dans une résolution adoptée le 4 juin, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen a d'ailleurs appelé à la Commission à proposer des moyens d'assurer une " gouvernance vraiment européenne " de l'espace Schengen.

3. Circuler, un enjeu économique

L'un des acquis fondamentaux de l'Union européenne, autour duquel s'articulent les politiques et programmes européens, est l'ensemble des "quatre libertés" : la libre circulation des personnes, du capital, des services et des biens. Ces libertés sont au cœur des deux réalisations affectées par la crise du coronavirus, le marché unique et l'espace Schengen, dont le bon fonctionnement est essentiel à l'économie européenne.

Les bénéfices de la libre circulation

Dans une étude publiée en avril, la Banque centrale européenne estime que, entre sa mise en place en 1993 et la crise financière de 2008, le marché unique a engendré un gain de croissance de 22% pour les Etats membres. Le CEPII, centre d'analyse qui dépend du Premier ministre français, a calculé en 2018 que le commerce bilatéral au sein du marché unique est trois fois plus important qu'il ne le serait dans le cadre d'un accord commercial régional classique.

La libre circulation des travailleurs engendre aussi des gains économiques. Selon l'EPRS, centre de recherche du Parlement européen, la création de richesse attribuable aux citoyens européens actifs travaillant dans un autre Etat membre que celui dont ils sont originaires était en 2017 de l'ordre de 106 milliards €, et serait beaucoup plus importante si l'on tenait compte des travailleurs transfrontaliers et des travailleurs détachés.

Le marché unique et l'espace Schengen sont donc des sources de revenus et de croissance importantes pour l'Union et ses Etats membres. Leur mise entre parenthèse tend aussi à créer de fortes perturbations économiques venant s'ajouter à celles créées par le coronavirus et les mesures de confinement.

Le coût du confinement

Dans ses prévisions publiées en mai, la Commission évalue à -7,4% la baisse du PIB de l'Union en 2020 en raison de la pandémie et de l'arrêt quais total de l'activité qu'elle a engendré. Si les mesures de confinement levées progressivement ne sont pas réintroduites et qu'un plan de relance massif et coordonné est lancé rapidement, la croissance en 2021 pourrait rebondir à +6%. Mais le PIB resterait de 3% inférieur au niveau anticipé, et le taux d'emploi de 1% inférieur, avec un taux de chômage attendu à 9,5% de la population active. Le choc sera différent d'un Etat membre à l'autre, chacun ayant des économies différentes. 

Deux "écosystèmes" très touchés par la pandémie illustrent les effets économiques de la fermeture des frontières : la mobilité et le tourisme.

La mobilité, qui comprend tous les acteurs du transport et de l'automobile, dont 1,4 million d'entreprises du secteur automobile, représente 5% de la valeur ajoutée de l'Union. 45,3% de sa production repose sur des chaînes de valeur transfrontalières, qui ont été fortement déstabilisés par le confinement et la réintroduction des contrôles aux frontières. Ces perturbations dans les chaînes de production et la chute de la demande d'automobiles et de transports contribuent à des pertes que la Commission évalue entre 91 et 152 milliards € en 2020.

Le secteur du tourisme, qui par définition dépend de la liberté de circulation, représente10% du PIB européen, et jusqu'à 20-25% du PIB pour la Grèce et la Croatie. Ses pertes pourraient s'élever de 171 à 285 milliards € cette année. Cela explique pourquoi la réouverture des frontières a été élaborée principalement en fonction de la saison estivale, plutôt qu'en fonction des problématiques de libertés publiques.

En mars, le mois au cours duquel ont été mises en place les mesures de confinement, les contrôles aux frontières et les restrictions de voyage, le commerce intra-zone euro a chuté de 12,1% par rapport à mars 2019, et le commerce intra-UE de 7,9%. Pour le premier trimestre, la baisse par rapport à l'année précédente est respectivement de 4,7% et 2,4%. Les chiffres pour avril et mai seront certainement plus défavorables, tandis que la reprise dépendra du rythme et des conditions de la réouverture des frontières et du rétablissement des transports.

Réussir la réouverture des frontières

Un bon fonctionnement de l'espace Schengen dans les mois à venir est donc primordial pour accompagner la relance de l'économie européenne, fortement intégrée. Un manque de coordination, ou la réintroduction de contrôles, même à une échelle moindre, annulerait une partie des bénéfices de la reprise de la production.

Le coût des entorses à la liberté de circulation, si elles étaient amenées à se prolonger, est cependant difficile à chiffrer, en grande partie parce qu'il dépendrait du nombre de frontières touchées, des flux passant par ces frontières et de la durée des mesures. En 2016, la Commission estimait que la réintroduction totale des contrôles aux frontières engendrerait des coût directs compris entre 5 et 18 milliards € par an. Elle soulignait que " ces coûts seraient concentrés sur certains acteurs et régions mais ils auraient inévitablement une incidence sur l'économie européenne dans son ensemble ".

Une étude de France Stratégie de 2016 estimait que la fin de l'espace Schengen signifierait une baisse des échanges commerciaux entre les Etats membres de l'ordre de 10 à 20 % et causerait un manque à gagner de plus de 100 milliards € sur une décennie, mais la réduction de la mobilité du facteur travail, la baisse des investissements et des échanges financiers devant avoir un impact supplémentaire est toutefois difficile à quantifier. Les coûts dépendent beaucoup de la méthode des contrôles :spontanés, au hasard ou plus fréquents.

Les enjeux immédiats

La pleine reprise de l'activité économique en Europe dépend de la réouverture des frontières intérieures et la restauration des 4 libertés, en particulier celles des personnes et des marchandises.

Ainsi dans la plupart des secteurs de l'agriculture européenne, la force de travail est principalement constituée de travailleurs saisonniers européens. De nombreuses récoltes n'ont pu être ramassées à cause des mesures de confinement et du blocage des travailleurs européens.

Le rétablissement du fret transnational est également primordial. De nombreuses chaînes de valeurs se sont européanisées, alignées sur plusieurs pays à travers l'Union. Les fermetures de frontières les ont désorganisées et les couloirs prioritaires aux frontières pour les routiers n'ont pas aboli les retards dus aux contrôles.

Enfin, le bon fonctionnement de l'espace Schengen et du marché unique sera un élément-clé du succès du plan de relance européen, basé sur un emprunt massif par la Commission (750 milliards € selon la proposition que doivent encore approuver les Etats membres et le Parlement). Outre la nécessité de rétablir l'activité et les chaînes de valeurs transnationales pour bénéficier à plein de l'effort collectif mis en œuvre, l'attachement des Etats membres à la libre circulation sera un indicateur pour les marchés, sollicités pour l'emprunt, de la stabilité de la zone euro et de l'Union européenne.

***

Comme beaucoup de crises auxquelles a été confrontée l'Union dans son histoire, la crise du coronavirus a pointé les limites politiques et juridiques de sa construction, tout en permettant d'explorer de nouvelles voies sous l'effet de la nécessité.

Une ébauche d'Europe de la santé a été mise en œuvre pour pallier les manquements des Etats membres ; une prise de conscience se développe sur la nécessité d'assurer une autonomie stratégique de l'Union européenne dans le domaine économique et, surtout, le tabou de la mutualisation de la dette et des transferts financiers est en passe d'être levé.

La crise a démontré que la libre circulation, élément fondamental de l'acquis communautaire, n'était pas un principe intangible même lorsque le sujet n'est pas la migration. Cet événement doit aussi amener l'Union européenne à repenser et fortifier le fonctionnement de l'espace Schengen en précisant le cadre légal et en fournissant aux institutions les outils pour le faire respecter, dans l'intérêt de l'Union, de ses valeurs et des droits de ses citoyens.


[1] Par ordre chronologique de notification à la Commission européenne. La Slovaquie n'a notifié que le 8 avril les contrôles introduits le 13 mars. La France a notifié la Commission le 1er mai, en prolongation des contrôles déjà en place face au risque terroriste, auquel s'est ajouté à compter de début mars le risque pandémique.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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