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Victoire sans précédent des islamistes aux élections législatives de Turquie

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Corinne Deloy,  

Fondation Robert Schuman

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3 novembre 2002
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Corinne Deloy

Chargée d'études au CERI (Sciences Po Paris), responsable de l'Observatoire des élections en Europe à la Fondation Robert Schuman

Robert Schuman Fondation

Fondation Robert Schuman

Annoncée par toutes les enquêtes d'opinion, la victoire des néo-islamistes aux élections législatives turques est d'une ampleur supérieure à celle prévue par les sondages et constitue un événement politique sans précédent. Le Parti de la justice et du développement (AKP), créé il a un peu plus d'un an sur les cendres d'une formation islamiste interdite (le Refah, Parti de la prospérité), a réalisé une percée inattendue, remportant 34,2% des suffrages exprimés, soit près de 10% de plus que ce que les enquêtes d'opinion prévoyaient. Le parti néo-islamiste obtient la majorité absolue au Parlement en remportant trois cent soixante-trois sièges. Deuxième formation du scrutin, le Parti républicain du peuple (CHP) recueille 19,3% des voix et obtient cent soixante dix-huit sièges au Parlement. Le CHP sera la seule formation d'opposition de la Grande Assemblée nationale de Turquie, chambre unique du Parlement turc. Aucune des seize autres formations, qui se présentaient devant les électeurs, ne recueille les 10% des suffrages nécessaires pour être représentée au Parlement.

Un événement historique pour la Turquie

Plus encore que le succès des néo-islamistes, ces élections législatives consacrent la défaite sans appel des partis traditionnels. Les électeurs turcs ont exprimé un rejet de la classe politique traditionnelle, éliminant l'ensemble des partis sortants du Parlement. Le Parti de la gauche démocratique (DSP), formation du Premier ministre Bülent Ecevit, recueille 1,2% des suffrages (contre 22,19% aux précédentes législatives du 18 avril 1999), le Parti de l'action nationale (MHP) obtient 8,3% des voix (contre 17,89% il y a trois ans) et le Parti de la mère patrie (ANAP) recueille 5% des suffrages (contre 13,22% lors du précédent scrutin). Bülent Ecevit a reconnu publiquement sa défaite électorale comme Devlet Bahceli, leader du Parti de l'action nationale (MHP), qui a annoncé qu'il quitterait prochainement la tête de sa formation. Le chef de la troisième formation faisant partie de la coalition sortante, Mesut Yilmaz, a, de même, annoncé son départ de l'ANAP et de la vie politique. Outre les trois partis de la coalition gouvernementale, la formation d'opposition, le Parti de la juste voie (DYP), enregistre une baisse plus légère, obtenant 9,5% contre 12,01% en 1999, mais néanmoins suffisante pour être écarté du Parlement. Le Parti jeune (Genc) de Cem Uzan a contribué à la déroute des partis traditionnels, recueillant 7% des voix, un score honorable comparativement aux partis traditionnels et pour une formation qui se présentait pour la première fois à un scrutin national. Il risque toutefois de disparaître purement et simplement.

Le Parti de la justice et du développement (AKP) fait son entrée au sein de la Grande Assemblée nationale de Turquie et le Parti républicain du peuple (CHP), plus ancienne formation politique du pays, créée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, retrouve les bancs du Parlement dont il avait été évincé en 1999 pour la première fois de son histoire. Depuis l'apparition de la Turquie moderne il y a 79 ans, une formation néo-islamiste obtient la majorité absolue au Parlement et peut donc diriger seule le pays. En raison de la loi électorale actuelle (qui fixe à 10% le pourcentage de suffrages requis pour qu'un parti entre au Parlement), 45% des 31 millions d'électeurs ne seront pas représentés dans la future Grande Assemblée nationale de Turquie. Ce problème constitue d'ailleurs l'une des raisons avancées par le leader du Parti de la justice et du développement, Recep Tayyip Erdogan, pour expliquer la nécessité de modifier la Constitution. Le Parti démocratique du peuple (DEHAP), formation pro-kurde, recueille ainsi 6.5% des suffrages au niveau national et ne sera donc pas représenté au Parlement alors qu'il a obtenu plus de 40% des voix dans les principales villes du Sud-Est anatolien.

Dès l'annonce de la victoire de son parti, Recep Tayyip Erdogan a envoyé des messages rassurants à la communauté internationale, et particulièrement à l'Union européenne, comme à la société turque. Il a donné des garanties à l'opinion publique turque et internationale. « Nous allons accélérer la candidature de la Turquie à l'intégration européenne » a-t-il déclaré annonçant une tournée des capitales européennes avant le Conseil européen de Copenhague les 12 et 13 décembre où les Turcs attendent des Quinze une date pour l'ouverture de leur négociation d'adhésion. « Nous renforcerons l'intégration économique de la Turquie avec le reste du monde » a t-il également promis, se disant « déterminé à appliquer le programme économique avec le Fonds monétaire international ». Recep Tayyip Erdogan a affirmé sa volonté de « ne pas intervenir dans la vie des citoyens turcs », tenant à souligner que le port du foulard ne constituait pas une priorité pour lui. Enfin, il a annoncé sa volonté de modifier la Constitution afin d'améliorer le système électoral, soulignant à l'intention de la hiérarchie militaire, particulièrement inquiète de sa victoire, « nous ne créerons pas de tensions en Turquie, il n'y aura pas de répétition du problème du 28 février », faisant allusion aux événements de 1997 lorsque l'armée avait acculé à la démission le Premier ministre islamiste de l'époque, Necmettin Erbakan.

Si le Parti de la justice et du développement (AKP) affirme être une formation conservatrice en faveur de la laïcité, de l'Europe, de l'OTAN et du FMI, il reste des questions en suspens sur la façon dont il va diriger le pays, alors que la plupart des dirigeants n'ont jamais eu de responsabilités politiques. Une chose est sûre : Recep Tayyip Erdogan ne sera pas le prochain Premier ministre, la loi obligeant celui-ci à être également député. Il a, en effet, été déclaré inéligible le 16 septembre dernier par le Haut Conseil électoral. L'AKP devrait indiquer prochainement le nom de son candidat au poste de chef du gouvernement. Abdullah Gul, vice-président et théoricien du parti, fait figure de favori.

Agé de quarante-huit ans, Recep Tayyip Erdogan a commencé sa carrière politique dans les rangs de la Vue nationale, organisation dirigée par Necmettin Erbakan avant de le suivre au Parti islamiste du salut national (MSP) puis au Refah (Parti de la prospérité). Elu maire d'Istanbul en 1994, il devint très populaire grâce à une campagne d'amélioration des conditions sanitaires et à sa lutte contre la corruption avant d'être interdit d'activité politique pour cinq années par la Cour constitutionnelle de Turquie et emprisonné pour « incitation à la haine religieuse » après avoir récité en public quelques vers du poète nationaliste Ziya Gökalp (« Nos mosquées sont nos casernes, nos dômes nos casques, les minarets sont nos baïonnettes et les croyants sont nos soldats »). Depuis, Recep Tayyip Erdogan s'est éloigné de son mentor politique et a fondé, en 2001, le Parti de la justice et du développement (AKP). Le leader néo-islamiste, dont la femme et les deux filles portent le voile, ne parle aucune langue étrangère et se déclare opposé à l'alcool et à la contraception. Il est actuellement sous le coup d'une accusation d'enrichissement personnel à propos d'une affaire alors qu'il était maire d'Istanbul et devrait prochainement comparaître devant un tribunal. Par ailleurs, son parti fait l'objet d'une demande d'interdiction devant la Cour constitutionnelle (qui a refusé de se prononcer avant les élections) pour non-respect des lois sur les partis politiques.

Quant à l'autre vainqueur de ces élections, le Parti républicain du peuple (CHP), formation social-démocrate et connue pour son attachement aux valeurs laïques de l'Etat, son leader Deniz Baykal s'est déclaré « prêt à assurer une opposition constructive ».

Les interrogations de la communauté internationale

Si la victoire des néo-islamistes constitue un défi pour la communauté internationale et particulièrement pour l'Union européenne, le challenge est encore plus grand pour l'ensemble des pays musulmans. Car l'enjeu est d'importance : ou bien le Parti de la justice et du développement parvient à concilier islam et modernité et l'exemple de la Turquie vaudra alors pour l'ensemble du monde arabo-musulman, ou bien l'AKP échoue dans sa tentative de diriger démocratiquement le pays et cet échec retardera encore d'autant de précieuses années la démocratisation des pays musulmans, retardant par là-même le rapprochement des civilisations.

La victoire des néo-islamistes est moins le résultat de la volonté des Turcs de vivre dans une société islamisée que d'un vote rejetant le système politique. Le Parti de la justice et du développement a d'ailleurs mobilisé bien au-delà d'un électorat seulement islamiste, contrairement au Parti de la vertu (Fazilet) de Necmettin Erbakan qui ne recueille que 2.5% des voix. La Commission européenne l'a bien compris et s'est déclarée, dès lundi matin, « prête à coopérer » avec le Parti de la justice et du développement, en soulignant son attachement à la poursuite des réformes engagées par la Turquie. « Nous devrons juger le prochain gouvernement turc à ses actes... Si nous prenions des décisions ou faisions des déclarations sur le simple fait qu'un parti est islamiste, modéré ou pas, nous ferions une grande erreur... » a déclaré Javier Solana, Haut représentant de l'Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité commune.

La Turquie va donc devenir le premier pays membre de l'OTAN dirigé par des islamistes. Une situation difficile à gérer pour les Etats-Unis alors que, dès l'annonce des résultats, le vice-président du Parti de la justice et du développement, Abdullah Gul, s'est prononcé contre une action militaire américaine en Irak. Néanmoins, l'armée turque assure déjà une présence au nord de l'Irak. De même, lorsque le vice-président américain Dick Cheney, qui s'est rendu en mars dernier à Ankara, veut s'assurer du soutien turc sur la question d'une éventuelle intervention militaire en Irak, il consulte plus volontiers le chef d'état-major de l'armée turque que le Gouvernement. En matière de politique intérieure, le Conseil de sécurité nationale continue d'exercer une influence prédominante. Composé dorénavant d'un plus grand nombre de civils que de militaires, à la suite de pressions venues de l'Union européenne, le Conseil réunit chaque mois le Président de la République, les principaux ministres et généraux turcs et exerce une véritable tutelle sur la politique intérieure du pays. Les militaires, très sceptiques sur la récente conversion des néo-islamistes aux valeurs occidentales, surveilleront très attentivement les futurs dirigeants dont ils attendent des preuves concrètes de leur attachement à la démocratie et à la laïcité.

L'annonce officielle des résultats du scrutin législatif par le Haut conseil électoral aura lieu au cours de cette semaine. Cinq jours après cette proclamation officielle, la Grande Assemblée nationale de Turquie sera convoquée. Les députés prêteront serment et le Président Ahmet Necdet Sezer désignera alors le Premier ministre qui devra obtenir la confiance du Parlement.

Depuis sa fondation en 1923, la Turquie a choisi de s'ancrer à l'Ouest. Sans négliger complètement le monde arabe et perse qui l'entoure, le pays a toujours reconnu l'importance de son intégration au sein de l'Europe. Par ce vote historique en faveur des néo-islamistes, la Turquie devient dorénavant le laboratoire d'une expérience politique encore inédite alliant démocratie et islam. Espérons que les espoirs du peuple turc comme ceux de la communauté internationale ne seront pas déçus.

Résultats des élections législatives du 3 novembre :

Participation : 79% (le vote est obligatoire en Turquie)

Source Agence France-Presse

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