Climat et énergie
Valérie Plagnol
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Valérie Plagnol
Commissaire, membre du Collège de la Commission de Régulation de l’Energie, Membre du Comité Scientifique de la Fondation Robert Schuman
A bien des égards, l’Europe a connu, ces derniers temps, un réveil brutal, même s’il n’en est pas moins salutaire. A peine relevée de la pandémie de Covid, elle a dû faire face à la plus grave crise d’approvisionnement énergétique depuis les chocs pétroliers des années 1970, du fait de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et de la rupture consécutive des livraisons de gaz russe notamment par les gazoducs Nordstream.
Après que les prix de l’électricité ont connu des tensions extrêmes, leur reflux récent en Europe est particulièrement bienvenu. Mais ce répit est loin de suffire. D’une part parce que les prix de l’électricité sont encore supérieurs à la période d’avant crise et qu’ils restent d’autre part près de deux fois supérieurs à ceux de nos principaux partenaires commerciaux, obérant le pouvoir d’achat des ménages comme la compétitivité des entreprises.
De telles contraintes, auxquelles s’ajoutent la montée des tensions géostratégiques et commerciales, et la nécessité de renforcer notre défense commune, ont conduit certains segments des opinions publiques européennes, comme une partie des acteurs économiques, à remettre en cause les efforts entrepris en matière de transition énergétique et climatique.
Pourtant, il ne saurait être question d’abandonner le chemin de la transition énergétique, alors que les tensions actuelles sont la confirmation de la nécessité et de la légitimité de cette démarche.
- Il en va, bien entendu, de notre avenir climatique : de nombreuses et concordantes études montrent en effet que ne rien faire plutôt que d’agir coûtera bien plus cher à nos économies et à nous-mêmes.
- Les tensions géopolitiques et économiques accentuent la convergence entre ces impératifs et la nécessité de renforcer notre souveraineté, par la diversification des sources d’approvisionnement, comme par une plus grande maîtrise des cycles de production, sur notre sol même.
- L’électrification croissante des usages génère une nouvelle révolution industrielle – notamment dans les secteurs de la mobilité et de l’intelligence artificielle – créant une dynamique économique et écologique que l’Europe est en mesure de capter.
Combiner ces impératifs implique donc d’accélérer sur le chemin de la transition énergétique et de la décarbonation de nos consommations. La crise actuelle nous a montré que le recours massif au gaz naturel ne peut être une solution de transition aussi stable qu’on l’avait espéré. La hausse des prix de l’électricité a entraîné une accélération des projets et des installations de sites de productions renouvelables. Un plus grand nombre d’Etats membres se montrent favorables au développement de la production nucléaire, mieux intégrée dans le mix global et inclus dans la taxonomie de l’Europe. La France, engagée dans le renouvellement de son parc, est au premier rang de ces efforts. Enfin, le renforcement et la réorganisation de nos réseaux électriques, comprenant le développement des interconnexions, est d’ores et déjà au cœur de nos stratégies industrielles.
C’est dans ce cadre que les régulateurs de l’Union européenne agissent de concert pour accompagner la transition énergétique de l’Europe. Pour ce qui est de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) elle insiste sur les points suivants :
Tout d’abord, au regard de nos contraintes financières, il est évident que nous aurons besoin des marchés de capitaux pour décarboner. Et cela se fera principalement par l’électrification des productions et des usages, car les montants à investir sont considérables.
En France et en Europe, les énergies renouvelables sont valorisées par deux vecteurs :
- Les financements publics, comme c’est notamment le cas en France où les ENR sont quasiment intégralement soutenues par les deniers publics pour plusieurs milliards d’euros chaque année, la CRE ayant la charge d’évaluer ce coût.
- Les financements privés :
• soit en appuyant leur stratégie de vente sur les marchés de gros, ce qui reste encore marginal en France mais qui est davantage développé chez nos voisins pour les grands parcs offshores notamment.
• soit en signant des contrats de gré à gré, les « power purchase agreement » (PPA). Ceux-ci sont encore à développer, car ils nécessitent de trouver des consommateurs solides prêts à s’engager, et des producteurs estimant qu’il s’agit d’une meilleure solution que le soutien public[1].
La Commission de Régulation de l’Energie est impliquée dans le soutien aux énergies renouvelables. Elle instruit les appels d’offres et rend des avis sur les bons niveaux de soutien. Mais il serait illusoire de penser que le soutien public sera toujours présent, en tous cas à un niveau aussi élevé qu’aujourd’hui. Il faut donc développer d’autres leviers pour favoriser l’investissement dans les énergies renouvelables. Cela a été un des sujets de la réforme du marché de l’électricité adoptée en 2024, afin de développer les échéances à moyen et long terme pour donner davantage de visibilité aux investisseurs, au-delà des contrats à un ou deux ans.
La liquidité s’est bien développée à trois et quatre ans, nous devons désormais encore aller plus loin et réfléchir aux modalités techniques qui nous permettront de passer un nouveau cap temporel. Cela peut également concerner les allocations de capacité aux interconnexions par exemple.
Dans cette perspective, l’attractivité grandissante des PPA dépendra d’un accès élargi à ces offres d’une part, et à une adaptation des modalités des soutiens publics d’autre part, permettant de créer un espace plus attractif de financements privés.
Par ailleurs, la CRE ne perd pas de vue les enjeux de souveraineté et de réimplantation ou de préservation d’industries énergétiques sur le continent européen. C’est pourquoi, dans le cadre des appels d’offres, notamment pour l’éolien en mer, la CRE pousse pour un renforcement des critères non strictement financiers, en faveur de critère d’appréciation de la robustesse générale des projets. Ainsi, le Règlement pour une industrie « zéro émission nette » (NZIA), adopté par l’Union européenne en 2024, s’inscrit dans cette réflexion. Il vise à la mise en œuvre de critères hors prix (empreinte carbone, résilience, responsabilité sociale), encourageant la relocalisation de la production de panneaux photovoltaïques (ainsi que leurs composantes et les outils de modulation et de stockage) en Europe. On devra également compter sur le développement d’une filière de recyclage des matières premières rares contenues dans les nouveaux composants de ces filières. Ce dispositif vient compléter les règles du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières instaurées en 2023 et visant à soumettre les produits importés dans l’Union européenne à une tarification carbone, afin de les placer à un niveau de coût et de contrainte équivalent à ceux appliqués aux industriels européens.
De plus, nous ne pouvons négliger l’évolution de la demande finale, qu’il s’agisse des consommateurs ou des entreprises.
La crise russe et la hausse des prix du gaz et de l’électricité a induit une forte baisse de la demande finale, et une plus grande attention aux gestes de sobriété. La baisse tendancielle de la consommation avait commencé avant la crise, et se poursuit désormais. Cette tendance reflète principalement l’amélioration de l’efficacité des matériels et des équipements électriques, tandis que le repli de l’industrie dans nos pays a également pesé sur la consommation globale. Enfin, on ne saurait qu’encourager les nouvelles habitudes de sobriété, qui permettront de modérer les besoins croissants en électricité de nos pays.
Néanmoins, la CRE considère que ce serait une erreur de réduire les investissements dans la production ou dans les réseaux comme certains le suggèrent, sur le seul constat du ralentissement actuel de la demande. Au contraire, pour décarboner notre société, il est absolument vital de soutenir l’électrification des usages. C’est-à-dire inciter les consommateurs à se tourner vers l’électricité, par exemple pour leur chauffage ou encore les mobilités. Par ailleurs, préserver notre tissu industriel signifie qu’il faut l’accompagner dans sa transformation énergétique. Notons à ce propos que de nombreux axes de développement sont encore à explorer et à exploiter. Le passage au biométhane par exemple implique que nous disposerons d’une des quantités de gaz moindre que nos capacités d’importation de gaz fossile. Faudra-t-il réserver ces puissances pour les industries qui ne peuvent se passer de cette molécule, ou pour les consommateurs individuels, encore attachés à cette énergie – ou manquant de moyens pour se convertir ? Enfin, les projets de développement de la production d’hydrogène vert, de capture du carbone, n’ont pas encore atteint leur masse critique.
Pour ce qui concerne l’électricité, la CRE s’est engagée dès à présent à soutenir les plans de financements des investissements dans les réseaux et dans les installations de production en misant sur une consommation au rendez-vous à partir de 2030. Cela ne nous immunise pas totalement du risque de connaître un décalage durable entre offre en hausse et demande encore inférieure. Mais le cycle industriel en matière énergétique est long, ce qui implique d’adapter les capacités de production et de transport aux besoins futurs. De plus, il sera nécessaire de maintenir une politique de soutien à la consommation / conversion électrique, par exemple pour le chauffage ou les mobilités. De ce point de vue, le prix de l’électricité est un élément déterminant pour faire évoluer les usages. Dans les trois composantes de la facture - les prix de marché, la part des réseaux et la taxation - cette dernière doit nécessairement rester modérée et non discriminante par rapport aux autres énergies. Ainsi il ne s’agira pas seulement de consommer plus d’électricité – la CRE n’entend pas encourager le gaspillage - mais de la consommer mieux, c’est-à-dire au meilleur moment pour le système électrique et pour le consommateur en termes de prix.
Aussi, la flexibilité de la demande est une des clés de la réussite de la transition énergétique. Les industriels ont déjà la possibilité de contractualiser des offres précises et de participer aux mécanismes d’effacement. Pour les consommateurs résidentiels et les entreprises plus classiques, le signal heures pleines/heures creuses reste le principal levier leur permettant de décaler leur consommation. Avec l’apport croissant des énergies renouvelables, mais intermittentes, l’objectif est de déplacer – puis d’accroître – les plages d’heures creuses de la nuit vers les heures méridiennes l’été, afin de profiter de la production renouvelable au moment où elle est la plus abondante et la moins chère. Cette réforme est très importante pour que notre consommation tire le meilleur parti de l’évolution du système électrique. C’est pour nous une réponse « gagnant – gagnant » au phénomène des prix négatifs dont nous constatons le développement, et qui permettra de limiter les contraintes de modulation du ruban de production électrique.
Enfin il convient de mettre l’accent sur les réseaux.
Pour accompagner le développement de la production, les réseaux de transport et de distribution électriques doivent se transformer pour être au rendez-vous. Chaque État membre de l’Union européenne connaît à des degrés divers, les mêmes contraintes. En effet, les réseaux font face à des besoins de développement en forte croissance liés à leur renouvellement et leur adaptation aux risques climatiques, à l’accélération des raccordements des nouvelles énergies renouvelables, à la décarbonation des zones industrielles et aux besoins de flexibilité. Tout l’enjeu de la régulation est de donner aux gestionnaires les moyens nécessaires pour assurer leurs missions tout en étant vigilant quant à l’efficacité des dépenses qui se répercutent sur la facture des consommateurs. Ainsi, les gestionnaires de réseaux électriques vont massivement investir pour, maintenir, renouveler et développer leurs actifs. En France par exemple, RTE prévoit 100 milliards € d’ici 2040 et Enedis 96 milliards € sur la même période. Pour cela, RTE aura recours à de la dette, financée principalement sur les marchés obligataires. Les gestionnaires de réseaux de gaz auront besoin de financement dans des proportions moindres, malgré la baisse de consommation de cette énergie fossile, car les infrastructures doivent continuer à être entretenues pour d’évidentes raisons de sécurité et également s’adapter au transport du biométhane, du carbone et de l’hydrogène. Il reviendra aux actionnaires de ces entités d’accompagner ces investissements. La régulation des réseaux est une des missions principales de la CRE et une des façons d’agir concrètement pour la décarbonation pour favoriser le raccordement dans les zones industrielles qui se décarbonent et inciter à la performance sur le raccordement des énergies renouvelables.
En conclusion, rappelons que l’Europe et la France se sont fixé des objectifs ambitieux en matière de décarbonation. Ils se traduisent à présent par des résultats concrets. Au niveau national, en 2023, nous avons connu une réduction des émissions de 5,8% par rapport à 2022, après une baisse de 2,7% l’année précédente. La dynamique s’est poursuivie en 2024, bien que plus modestement, ce sont des résultats essentiels.
En France, la CRE insiste sur l’importance de disposer au plus vite d’une Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE3) afin de pouvoir :
- programmer la suite du développement des énergies décarbonées au niveau le plus ajusté, et en évitant le « stop and go », et incluant la gestion et le renouvellement du parc nucléaire français ;
- disposer d’un cadre clair pour permettre le bon dimensionnement des réseaux électriques et gaziers ;
- et enfin donner de la visibilité à toutes les filières industrielles françaises et européennes concernées.
Cette nouvelle PPE confirmera la stratégie de souveraineté sur les approvisionnements en énergie et de décarbonation. Ainsi devra-t-elle permettre de :
- poursuivre le développement des énergies renouvelables et l’optimisation du parc nucléaire. Ce sont les ENR qui permettront de répondre à la demande supplémentaire dans l'attente de la mise en service des nouveaux réacteurs au-delà de 2035. Ce développement peut se faire de manière optimisée pour les finances publiques en faisant encore évoluer les caractéristiques techniques des mécanismes de soutien et en augmentant le nombre de projets financés sans soutien public ;
- développer les flexibilités, afin de garantir le meilleur équilibre offre-demande et d’assurer un fonctionnement satisfaisant de toutes les composantes du système électrique, chaque type de production prenant sa part dans les mécanismes d’ajustement. Les solutions de stockage devront également poursuivre leur développement ;
- encourager la complémentarité des énergies décarbonées pour profiter des avantages de chaque vecteur énergétique (gaz et chaleur renouvelables, géothermie, etc.).
Pour tout cela, il sera donc essentiel de mettre en œuvre des politiques publiques engageantes et stables dans le temps dans les domaines des transports, des bâtiments et des entreprises, en particulier industrielles. Sur la question du soutien à la demande, la prévisibilité est également un facteur important.
Plus que jamais, l’exigence de décarbonation du secteur énergétique aura pour effet de renforcer la souveraineté européenne, en préservant la sécurité d’approvisionnement et en demeurant attachés à un prix de l’énergie abordable tant pour les consommateurs particuliers que pour les acteurs économiques, dans un contexte d’amélioration de la compétitivité.
C'est dans cette optique que la présidence polonaise du Conseil de l'Union organise le 23 avril une conférence consacrée à la sécurité énergétique. Le Conseil aura pour objectif d'améliorer la résilience de l'économie européenne dans un nouveau contexte mondial d'accès aux ressources énergétiques, afin de se doter des moyens de faire face aux menaces et pressions extérieures et d’envisager les meilleures pistes pour accroître la compétitivité de l'Union.
Le nouvel environnement international nous pousse dans cette voie et nous conforte dans nos efforts. Le défi est de taille. Nous pensons que les circonstances présentes, aussi dures et incertaines soient-elles, ne peuvent que renforcer notre détermination en faveur de la décarbonation de nos économies, en nous fondant sur la diversité du mix énergétique européen, organisé autour d’un marché efficient et régulé, et soutenu par un réseau efficacement interconnecté.
[1] Voir l’observatoire de la CRE sur les contrats d’achat d’électricité renouvelable (PPA) https://www.cre.fr/fileadmin/Documents/Rapports_et_etudes/2025/250327_Rapport_PPA.pdf
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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