Démocratie et citoyenneté
Pascale Joannin
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Les Européens sont appelés aux urnes entre les 6 et 9 juin 2024, selon les pays, pour renouveler les membres du Parlement européen[1]. Ils en éliront 720, soit quinze de plus qu’au précédent scrutin de 2019. Douze États membres, du fait de leur situation démographique, ont gagné des sièges. Trois pays obtiennent chacun deux sièges supplémentaires : la France, qui passera à 81 députés, l’Espagne à 61 et les Pays‑Bas à 31. Neuf pays en obtiennent un de plus : la Pologne (53), la Belgique (22), l’Autriche (20), le Danemark (15), la Finlande (15), la Slovaquie (15), l’Irlande (14), la Slovénie (9) et la Lettonie (9).
Un scrutin secondaire ?
Les élections européennes sont encore trop souvent perçues comme sans véritable enjeu politique immédiat.
D’abord parce que le système proportionnel en vigueur dans tous les États ne donne pas de victoire claire à un seul parti. Il faut bâtir une coalition avec d’autres partis. Et la réalité européenne est qu’il en faut plusieurs, au moins trois dorénavant, et non plus seulement deux comme ce fut le cas depuis les premières élections au suffrage universel direct en 1979.
Ensuite parce que le résultat n’a que peu d’impact sur les équilibres politiques nationaux au sein des États membres. Le fait qu’un parti d’opposition arrive en tête du scrutin européen n’a pas de conséquences politiques instantanées : la responsabilité politique du gouvernement n’est pas directement ou immédiatement engagée. Dès lors, certains électeurs en profitent pour exprimer leur mauvaise humeur sachant que cela n’aura pas, ou peu, d’incidences sur la marche politique des affaires nationales.
D’autres enfin, estimant que le scrutin européen n’est pas déterminant, choisissent de s’abstenir. La participation s’est légèrement améliorée en 2019, dépassant de peu la barre de 50 % (50,66 %), mais elle reste faible et inférieure à 40 % dans sept États membres.
Dans l’espoir d’attirer de nouveaux électeurs, certains États (Allemagne, Belgique) ont abaissé l’âge du droit de vote à 16 ans pour les élections européennes. Mais pour qui vont voter ces primo‑votants ?
Quelle coalition possible au Parlement européen ?
En 2019, lors du dernier scrutin européen, les électeurs avaient mis fin au « duopole » que détenaient les deux plus grands partis… depuis 1979. Pour la première fois, le PPE et le PSE, et leurs groupes, PPE et S&D, n’avaient pas obtenu la majorité absolue à eux seuls (336 sur 751). Cette nouvelle situation politique les avait obligés à recourir à une troisième force, les Libéraux, (102 élus) pour constituer une majorité. Malgré cela, la candidate au poste de présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait été élue de justesse de 9 voix. Il faut rappeler qu’elle n’était alors pas la candidate d’un parti et qu’elle avait été choisie par le Conseil.
Qu’adviendra‑t‑il en 2024 ? Certains sondages pronostiquent d’ores et déjà la poussée de partis radicaux et moins européens, du fait de leurs résultats lors de récents scrutins nationaux (Pays‑Bas, Italie, Suède, Finlande, Italie ou Hongrie). Certains d’entre eux ambitionnent de troubler le jeu et, dès lors, d’imaginer faire émerger une nouvelle coalition… à droite.
Est‑ce crédible ? Les deux principaux partis, même en baisse depuis plusieurs années, restent à un niveau plus élevé que les autres (176 et 141 élus), et cela devrait être encore le cas après les élections de juin même si leur score pourrait être moindre qu’en 2019. Il leur faudrait trouver un allié pour former une majorité solide.
Ce pourrait‑il de nouveau être Renew ? Certains en doutent tant les récentes enquêtes d’opinion montrent que les Libéraux obtiendraient un moins bon résultat qu’en 2019 du fait notamment des revers électoraux de Ciudadanos en Espagne, d’un FDP en Allemagne en difficulté à 3 % d’intentions de vote et de mauvais sondages en France pour Renaissance (moins de 20 %).
En revanche, ce groupe pourrait voir croître sa délégation polonaise (une seule élue sortante) grâce au parti Polska 2050 qui a obtenu 14,4 % lors des élections législatives d’octobre 2023 et qui est membre de la nouvelle coalition gouvernementale à Varsovie.
Une autre coalition est‑elle possible ? Pour envisager une coalition inédite, il faudrait d’abord que ces trois groupes n’obtiennent pas la majorité absolue de 361 voix. Selon nos calculs, ils seraient en mesure d’en obtenir plus de 400, ce qui leur permettrait de renouveler leur contrat.
C’est d’ailleurs la seule coalition majoritaire possible à ce stade.
Des velléités… limitées
Au sein de deux groupes politiques, des recompositions sont à l’œuvre et des manœuvres en cours.
Notamment au sein des conservateurs et réformistes européens (CRE/ECR), 68 élus, dont le parti européen est dirigé par la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, qui se verraient bien en faiseurs de rois. Ils voudraient bien perturber l’équilibre actuel et conquérir suffisamment d’élus pour être en position de force, faire partie des négociations futures et obtenir un poste pour leur courant politique. Pour cela, il leur faudrait devancer largement les Libéraux, troisième force politique actuelle. Une hypothèse qui comporte encore quelques incertitudes.
Giorgia Meloni a gagné les élections législatives italiennes en septembre 2022 à la tête d’une coalition surprenante, et non reproduite ailleurs, comprenant à la fois Forza Italia (PPE) et la Lega (ID). Mais ses homologues polonais du PiS ont perdu le pouvoir lors des élections parlementaires d’octobre 2023. Le nouveau Premier ministre, Donald Tusk, ancien président du PPE et ancien président du Conseil européen, a fait alliance avec les Libéraux de Polska 2050 et la Nouvelle Gauche, soit une réplique similaire à la majorité actuelle du Parlement européen.
Si Giorgia Meloni affiche une volonté de se rapprocher de « grands » partis comme le PPE, cela ne semble pas être le cas – loin s’en faut – des Polonais (PiS) qui constituent actuellement la délégation la plus nombreuse du groupe ECR (27 élus). Ainsi, les relations sont extrêmement tendues, pour ne pas dire exécrables, entre le gouvernement de Donald Tusk, le président Andrzej Duda, proche du PiS, et les anciens dirigeants, maintenant dans l’opposition.
Et que dire des Démocrates suédois, qui évoquent une possible sortie de la Suède de l’Union européenne ? Provocation ou aveuglement ? Il n’est pas du tout certain que cette ligne soit partagée par les autres membres du groupe ECR, qui souhaiteraient plutôt « normaliser » l’image de leurs partis, entamer un processus de respectabilité et faire en sorte qu’ils ne soient plus systématiquement ostracisés. Giorgia Meloni a d’ailleurs décidé d’être candidate dans son pays pour peser davantage sur ce scrutin. Son parti, Fratelli d’Italia, est donné vainqueur dans les sondages (28,5%). Sera-ce suffisant pour bousculer la l’ordre européen établi ?
Dans la même veine, le groupe « Identité et démocratie » (ID), 59 élus, compte sur des résultats en hausse, au point d’espérer se hisser devant ECR, voire même devant les Libéraux. Le récent succès du PVV aux Pays‑Bas et de bons sondages du RN en France et du FPÖ en Autriche laissent pressentir en 2024 des résultats supérieurs à ceux de 2019. Mais d’où viendront les gains tant attendus ?
Pas de la Lega en Italie, qui constitue actuellement la principale délégation de ce groupe avec 23 élus et qui devrait subir la plus forte perte si les sondages se confirment (moins de 10 %). Pas du RN en France (18 élus) qui a déjà obtenu un bon résultat en 2019 (23,34 %) et qui gagnerait quelques sièges supplémentaires, selon les sondages actuels qui le créditent de 30%. Probablement pas du PVV (aucun élu) où le succès aux élections législatives de novembre 2023 semble avoir beaucoup de mal à se concrétiser.
Restent les Allemands de l’AfD (9 élus). Mais les sondages en faveur de ce parti sont beaucoup moins bons qu’escomptés il y a quelques mois. Dès lors, les gains attendus français, néerlandais, allemands et autrichiens suffiront-ils à compenser ainsi les pertes italiennes de la Lega. ? Si le nombre d’élus de ce groupe augmentera un peu, sera-ce suffisant pour dépasser ECR qui compte davantage d’élus sortants ?
Une nouvelle majorité ?
Pour certains analystes, ECR et ID seront les deux seuls groupes avec beau- coup plus d’élus qu’en 2019 et ils pourraient donc s’allier et constituer une nouvelle majorité. C’est aller un peu vite en besogne : la grande fragilité de ce calcul provient du fait que ces partis radicaux ne semblent pas en état de former un seul groupe. En effet, ils n’ont pas toujours les mêmes affinités électives, ni les mêmes positions, notamment sur l’Ukraine ou sur la Russie. Et ce sujet reste un vrai facteur de divisions profondes deux ans après le début de la guerre russe en Ukraine. Comment imaginer les partisans du soutien à l’Ukraine partager quoi que ce soit avec les suppôts de Poutine ?
Leurs divisions sont bien plus fortes qu’il n’y paraît et il semble illusoire en l’état présent de les voir s’unir sur le moindre programme. Longtemps, les membres du groupe ID ont fait figure de repoussoir, prétexte pour les autres (Démocrates Suédois, Vrais Finlandais et NVA belge) à ne pas siéger avec eux. Et leurs dirigeants tiennent eux-mêmes des propos peu amènes les uns envers les autres. C’est peu dire que l’ambiance n’est pas au beau fixe pour faire l’union.
Une coalition de droite, outre qu’elle semblerait fort peu crédible en termes programmatiques, de collaboration institutionnalisée et surtout de ligne poli- tique, n’arriverait pas, selon nos calculs, à atteindre la majorité absolue !
L’inconnue hongroise
Que va faire Viktor Orban ? Élus en 2019 dans les rangs du PPE, dont ils ont pris la porte en 2021, les 13 élus du Fidesz hongrois siègent depuis comme non-inscrits. Cela serait un apport non négligeable pour le groupe qu’ils choisiraient de rejoindre. Mais lequel ? ECR ou ID ?
Les difficultés dans lesquelles paraît englué le parti après la démission de la présidente de la République hongroise issue de ses rangs et de sa tête de liste, Judit Varga, pour les élections européennes de juin, sont de mauvais augure. L’apparition de Peter Magyar, le bien nommé et ancien mari de Judit Varga, dont les sondages prédisent un score élevé, pourrait venir perturber le système illibéral bâti par Viktor Orban depuis 2010. Rien ne dit que le parti fera le même score qu’en 2019. Ni qu’il ait d’ores et déjà décidé qui il rejoindra et s’il le fera. En effet, lorsque l’on a été membre du plus important groupe (PPE) du Parlement européen depuis son adhésion à l’Union européenne il y a 20 ans, comment se satisfaire d’être « déclassé », voire « relégué » dans un groupe moins prestigieux ? Les positions tranchées et originales de Viktor Orban ne lui valent pas que des amis et il est difficile de pouvoir avec certitude le rattacher à un groupe plutôt qu’à un autre. Et s’il décidait finalement de faire cavalier seul ?
Vers la reconduction de la majorité actuelle ?
Selon toute vraisemblance, les deux partis de centre‑droit (PPE) et centre‑ gauche (S&D) pourraient perdre quelques sièges lors de ce dixième scrutin européen, mais ils compteraient encore largement plus de cent députés chacun, ce qu’aucun autre groupe ne semble en mesure de réaliser. Contrairement à 2018 où Renew était parvenu à franchir ce seuil.
Dans le même temps, certains groupes pourraient progresser, notamment ECR, au sein duquel la délégation italienne devrait largement se renforcer d’une vingtaine de sièges et, de ce fait, en constituer la délégation majoritaire au détriment de la représentation polonaise. Inversement, le bond attendu du groupe ID ne viendrait pas d’Italie (qui perdrait près de 20 élus), et la principale délégation de ce groupe serait celle du RN français.
Ces deux groupes semblent d’ailleurs en compétition directe pour être l’un devant l’autre à l’arrivée. L’arbitre pourrait en être le Fidesz hongrois, dont les 13 élus siègent sur les bancs des non‑inscrits.
Enfin, certains autres groupes pourraient voir leurs effectifs diminuer. Cela pourrait concerner le groupe de la gauche radicale. De manière plus inattendue, cela pourrait être aussi le cas des Verts, alors que le sujet de la transition écologique est au cœur de l’actualité. Les tensions et inquiétudes que celle‑ci soulève ne seraient alors pas étrangères à un mauvais résultat.
Reste le cas du groupe libéral, dénommé Renew, qui constitue actuellement la troisième force politique du Parlement européen, membre de l’actuelle coalition majoritaire. Cette position de troisième force étant vivement convoitée, son résultat sera particulièrement scruté. La plupart des forces de ce groupe semblent, à ce jour, en relative difficulté dans les sondages alors que la campagne entre dans sa dernière ligne droite.
Finalement, les équilibres politiques pourraient ne pas connaître le profond bouleversement tant attendu par certains. Ce sera une vague mais pas un raz-de-marée. Ses trois composantes actuelles, même amoindries de quelque vingt sièges environ, pourraient toujours constituer une majorité avec plus de 400 sièges sur 720, C’est d’ailleurs la seule coalition pouvant parvenir à atteindre ce seuil. Jusqu’à quand ?
En tout état de cause, les élections européennes du mois de juin 2024 constitueront un avertissement lancé aux partis politiques traditionnels, mais aussi aux institutions européennes dont les politiques et la gouvernance ne sauraient ignorer la poussée d’interrogations et de contestations constatées dans la plupart des États membres. Ursula von der Leyen, candidate à un nouveau mandat à la tête de la Commission, avec le soutien de son parti, la CDU, et donc du PPE cette fois‑ci, l’a déjà compris sur les questions agricoles. Si elle veut être réélue en juillet prochain, elle devra « mouiller sa chemise » et faire activement campagne.
***
Face aux crises en cours et aux défis à relever, dont celui des interférences étrangères et de la désinformation en ligne qui prend une importance accrue, comme l’ont signalé plusieurs rapports parlementaires ou études récentes comme celle de Viginum pour éviter que la campagne électorale soit faussée ou altérée, le véritable enjeu du scrutin est de choisir de bons représentants. Quelle que soit leur couleur politique, ils devront s’engager pour que l’Europe progresse et poursuive sa construction, entamée il y a soixante‑quatorze ans avec succès. Et non s’adonner, par un mouvement de colère ou de frustration, à une expérience qu’ils pourraient amèrement regretter. Les partis politiques devront donc présenter un programme solide, clair et crédible, surtout s’il se veut alternatif, et dire clairement ce qu’ils feront à Strasbourg, siège du Parlement européen. Aux électeurs enfin de regarder attentivement les votes qui ont été émis par les représentants des partis lors de la mandature qui s’achève et pour lesquels ils aspirent à donner leur suffrage. Ils pourraient bien avoir quelques mauvaises surprises à leur lecture, tant il est vrai qu’à côté des grandes familles politiques européennes, au sein desquelles se trouvent des législateurs de qualité, avisés et travailleurs, les partis extrémistes et populistes n’ont pas particulièrement brillé par leurs apports aux travaux du Parlement européen !
[1] Ce texte a été originellement publié dans le « Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union 2024 », Editions Marie B., avril 2024, 296 p.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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