Santé
Tiphaine Maloingne
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ENTiphaine Maloingne
Doctorante contractuelle en droit public, Université de Lorraine, IRENEE – UR 7303, Nancy
L’Union européenne s’adapte, vit avec son époque et évolue. Ce sont ces petits pas, souvent réactionnels, qui permettent à l’Union européenne d’avancer et de créer ce « récit commun » qui assure sa solidité depuis 74 ans. Dans cet ensemble, elle s’attèle depuis plusieurs années à renforcer sa politique de santé. En d’autres termes, l’Union européenne construit progressivement un nouveau récit commun : la santé européenne.
Une Union qui protège, maintenant ? Des considérations de temporalité
La politique européenne de la santé se prête parfaitement à cette tradition, ancrée dans les discours politiques, selon laquelle l’Union européenne se ferait dans les crises. En effet, elle s’emploie actuellement à redonner un souffle à sa politique de santé, principalement pour tirer les leçons de la pandémie de covid-19. Une crise devenant ainsi une étape supplémentaire dans la construction d’une politique européenne de la santé.
Certes, lors de cette crise sanitaire, l’Union européenne s’est illustrée par son temps de latence réactionnel. Une lenteur admise et due, en partie, par une certaine réticence des États membres lorsque le vent d’une solidarité européenne s’est levé. Mouvement regrettable, à l’heure où l’unilatéralisme n’est plus synonyme de puissance ou de pertinence, une intervention à l’échelon européen ne faisait alors que peu débat.
Toutefois, l’Union européenne a fini par mettre à profit ses instruments et compétences pour ne pas rester passive dans la gestion de cette crise sanitaire. Une initiative qui n’allait pas de soi, car en matière de santé, l’Union européenne ne possède qu’une compétence d’appui et de coordination, compliquant le développement d’un plan d’action européen. Bien que l’article 168 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ne semble pas laisser de grandes marges de manœuvre, son interprétation permet, en cas de fléau comme la pandémie de covid-19, de parvenir à une action européenne, tant que les volontés étatiques suivent. Les institutions européennes, par une mise en balance de leurs fonctions et de leurs contraintes systémiques, ont toutes participé à cet effort de crise. Ainsi, malgré la minceur du paquet législatif européen en matière de santé, l’Union européenne est parvenue à s’adapter pour offrir une réponse cohérente. Au regard des dysfonctionnements organiques révélés lors de cette pandémie, il serait délicat de ne pas voir que certains mécanismes et organes épidémiologiques ont failli au « stress test » qu’a constitué la crise sanitaire. Mais, à l’inverse, il ne serait pas raisonnable d’opposer une absence d’action lorsque les moyens de cette entreprise n’ont pas été donnés. La Commission européenne a par ailleurs admis un manque de préparation et de planification, ainsi qu’une inadéquation des structures, preuve d’une prise de conscience européenne de la nécessité d’investir dans le « au cas-où ».
Il est important de préciser ici que la réaction européenne lors de la pandémie de covid-19, non négligeable bien que tardive, doit être vue comme l’ajout d’une pierre à un édifice en construction, plutôt que comme une introduction ad hoc. En effet, l’Union européenne avait posé les fondations d’une politique européenne de la santé bien avant la pandémie ; à ce titre, une mention de la préservation et de la protection de la santé du travailleur était présente dès les débuts de l’Union[1]. C’est toutefois par le biais d’aspects économiques que la politique européenne de la santé s’est façonnée. Les libertés de circulation et le marché intérieur ont notamment porté l’introduction, par le concours significatif des juges européens, de la libre circulation des médicaments, des patients, des soins ou encore des praticiens de santé. Libertés, amenant à leur tour des introductions conséquentes au sein de l’Union, comme une compétence et des moyens dédiés[2].
Une fois ce bilan dressé, il faut souligner que la politique européenne de santé a encore beaucoup à offrir. Non seulement la réaction sanitaire européenne n’était qu’une solution palliative, mais c’était surtout une étape dans l’histoire de l’intégration européenne. Ne représentant pas une finalité en soi, les solutions apportées à cette crise ont tout de même démontré la nécessité d’une politique européenne de santé plus aboutie. C’est d’ailleurs ce que laisse présager le dynamisme européen en la matière : l’Union cherche dorénavant à s’adresser à de nouvelles ambitions sanitaires, à renforcer une « Europe qui protège »[3].
Une Union qui protège, pourquoi ? De l’enjeu d’une politique européenne de santé
Multiforme, la santé est un domaine qui se retrouve au sein de chaque élément européen et c’est précisément la raison fondamentale pour laquelle l’Union européenne doit se concentrer sur le dossier « titanesque » que représente la santé de ses citoyens. La santé est à la fois humaine, sociétale, politique, publique, privée, économique, scientifique, numérique, industrielle. Enjeu tant transversal que polyvalent, la santé contient donc des ramifications dans tous les domaines d’action de l’Union européenne, que ceux-ci soient exclusifs ou partagés. En d’autres termes, la santé transcende les considérations et limitations traditionnelles.
À titre d’exemple, car en dresser une liste exhaustive ne serait pas possible pour des contraintes évidentes, la santé est une composante des libertés de circulation, du marché intérieur, de la politique agricole commune, de la politique environnementale, de la recherche européenne, etc. C’est justement en ce sens que l’article 35 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne stipule qu’« un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l'Union ».
Ensuite, la santé est universelle, elle constitue ce qu’il y a de plus cher pour chaque être humain. Affaire de tous et de chacun, la santé est à la fois collective et personnelle. Elle concerne ainsi chaque citoyen européen sans distinction et de manière égalitaire, mais aussi l’ensemble des citoyens européens en tant que membres d’une construction politique plus vaste. En mobilisant autant les droits fondamentaux[4] que les valeurs de la construction européenne comme la démocratie, l’égalité et la solidarité, la santé s’inscrit comme point d’intérêt premier aux yeux de tout citoyen. Voilà pourquoi la santé s’inscrit parfaitement dans le projet européen : elle rassemble. À défaut de parvenir à construire un demos européen[5] accepté de tous, ou de trouver un consensus autour de ce que sont l’identité et la culture européennes, la santé semble offrir une véritable communauté de destin. La santé, plébiscitée comme leitmotiv en devenir de la construction lors de la crise sanitaire, est pour ces deux raisons en adéquation totale avec ce qu’a toujours représenté l’Union européenne.
Plus encore, ce projet de « nouvelle santé » pour les Européens, passant par une politique plus intégrée, correspond parfaitement aux objectifs actuels de l’Union européenne tels que la résilience, la souveraineté industrielle, la compétitivité, l’autonomie stratégique ou encore l’innovation. En effet, une politique de santé plus intégrée serait sans doute de nature à intéresser davantage de citoyens aux questions européennes. L’opinion publique se prononce depuis la pandémie en faveur de la création d’une Europe de la santé « qui fait plus ». Plus d’un tiers des Européens estiment prioritaire la mise en place d’une stratégie européenne pour faire face aux futures crises pandémiques, et presque autant (30%) voient l’élaboration d’une politique européenne de santé comme une priorité politique. Il est temps d’humaniser, un peu plus encore, le projet européen et d’entamer le prochain chapitre de cette construction historique qui se veut sanitaire.
Une Union qui protège, comment ? Des possibilités européennes
Depuis la pandémie, l’actualité en matière de santé foisonne. Mais parmi cette profusion, quelles sont les avancées européennes les plus pertinentes ?
Une nouveauté pouvant être considérée comme emblématique serait la proposition de révision des traités. Le Parlement européen a appelé les chefs d’État et de gouvernement à mettre en place une Convention pour une révision des traités. Cet appel fait suite à un rapport approuvé par la commission des Affaires constitutionnelles le 25 octobre 2023. Dans ce rapport est exprimée la volonté d’une compétence partagée dans le domaine de la santé publique, modification conséquente dans ce champ d’étude qu’est la politique européenne de santé[6].
Néanmoins, il faut à ce stade exprimer une réserve majeure : l’aboutissement de cette révision dépendra du bon vouloir des États. Point essentiel qui ne semble pas emprunter la voie d’une issue positive à court terme, en raison du contexte géopolitique et économique actuel. Alors qu’il suffit d’un vote à la majorité simple, une révision apparaît en ce moment plus idéaliste que réaliste.
Dans l’hypothèse d’un report de ce projet de révision, il serait déjà possible de tempérer toute déception par la force d’adaptation européenne. Si l’histoire européenne a permis de montrer un apport central, c’est la démonstration selon laquelle la pratique peut l’emporter sur les restrictions législatives. Les institutions ont régulièrement démontré leur capacité à surmonter les frontières systémiques et à tirer profit des zones grises de leurs compétences, même les plus ténues.
Plus encore, si l’attribution d’une compétence partagée en matière de santé publique apparaît comme un sacrifice en termes de souveraineté nationale, il reste la possibilité d’introduire, dans l’article 168§4 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la lutte contre les crises sanitaires. Devenant un enjeu commun de sécurité, la gestion des pandémies relèverait alors des compétences partagées. Certes, une compétence partagée uniquement en temps de crises peut être considérée comme une maigre consolation face aux ambitions proposées par les députés, mais ce point devrait rester ouvert à la réflexion, surtout en cas de réticences ou timidités nationales. Malgré ces considérations, cette introduction reste l’un des principaux points à surveiller. Si elle n’aboutissait pas, le champ des possibles reste ouvert pour la santé.
En second lieu, et intimement liée à cette proposition de révision des traités, une veille doit être conduite autour des aboutissements de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Premier exercice démocratique participatif de cette dimension, elle a permis de recentrer la construction européenne sur le citoyen européen. Lui donner une voix plus directe était une première étape, la seconde étant de respecter ses volontés, et c’est ce que les institutions ont été promptes à mettre en œuvre. Ainsi, l’Union européenne a introduit quatre propositions concernant la santé. Non seulement l’Union européenne affirme sa volonté de développer une politique de santé préventive et non seulement curative, adoptant par ce biais une définition plus globale de la santé – se rapprochant de celle de l’Organisation mondiale de la santé – mais elle affirme souhaiter établir un « droit à la santé ». Reste à observer les aboutissements et conséquences pratiques de cet engagement.
Déjà, les évolutions de la mobilisation du concept de santé unique (One Health) semblent emporter un certain enthousiasme. Sous un aspect organique, on retient les évolutions notables de l’espace européen des données de santé (EHDS), de l’Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire (HERA) ou encore des aboutissements du programme pour la santé (EU4Health).
S’il fallait désigner un trait commun entre ces points, c’est de relever plus d’une administration de la santé – et par extension d’un prisme organisationnel – plutôt que d’un prisme créateur. L’Union européenne cherche à catalyser des problématiques nouvelles, souvent pensées dans l’urgence. Bien que conséquentes, ces nouveautés laissent parfois le sentiment du développement d’un ersatz d’une politique européenne de santé aboutie.
La santé idéale pour les européens ? Des pistes de réflexion
Conscients du fait que la santé peut beaucoup intellectuellement, mais qu’elle peut moins institutionnellement, il convient de s’intéresser à ce qui peut être perçu comme le noyau dur d’une politique européenne de santé repensée capable de créer de nouveaux outils pour les citoyens. L’exercice impose ici de laisser de côté certaines considérations, peut-être à tort, pour se concentrer sur une prospective envisageable, d’un point de vue pratique. Comment l’Union européenne peut-elle s’occuper de la santé de ses citoyens, sans seulement l’administrer ? Une santé repensée qui serait à la fois citoyenne, holistique, opérationnelle, inclusive et complète par ses dimensions défensive et préventive. Autant de caractéristiques pouvant renforcer l’horizon d’un affectio societatis sanitaire européen.
La première piste de réflexion serait le développement, pour le moins vital, des notions de démocratie sanitaire, de patient citoyen et de patient acteur. L’Union européenne devrait accentuer l’inclusion de ses citoyens dans le processus d’élaboration des normes sanitaires. Par ces consultations et collaborations fréquentes, les Européens seraient reconnus en tant que patient citoyen et patient acteur, désormais en prise avec sa santé. Ce processus d’inclusion exacerbé pourrait, à terme, amener à l’échelle européenne le concept de démocratie sanitaire. Sur ce point, l’Union européenne est certes en phase avec cette tendance, mais peut encore l’amplifier. L’essor de l’inclusion du citoyen en tant qu’acteur de sa santé, dans le cadre d’une démocratie sanitaire européenne, permettrait de pallier, du moins en partie, la mésinformation dans le domaine de la santé, ainsi que la méfiance globale à l’égard des mesures sanitaires. En effet, si dans des domaines purement techniques cette inclusion n’aurait que peu de retombées positives, la santé semble être le terrain d’expérimentation à privilégier.
La seconde piste de réflexion serait de reconsidérer le rayonnement que l’Union européenne souhaite avoir sur la scène internationale, principalement dans le domaine de la recherche et de l’innovation. L’évaluation de l’opportunité d’une mise en commun des savoirs et moyens européens ne devrait pas être écartée, constituant un enjeu majeur pour la place de l’Union européenne et son influence sur les États tiers. Les prémisses d’un tel projet se retrouvent déjà par le biais du Centre commun de recherche (JRC) et d’Horizon Europe, mais il gagnerait à connaître une consécration plus forte.
La troisième piste de réflexion serait, face à de nouvelles considérations mondiales telles que le bio- droit, le numérique ou l’intelligence artificielle, la création d’un groupe de réflexion sur la santé européenne. De nombreux questionnements restent à ce jour en suspens et mériteraient un approfondissement. À ce titre, que veut l’Union européenne pour la santé de ses citoyens ? Quelles sont les limites et les implications de ce « droit à la santé » ? Est-il un droit- créance et est-il opposable ? Comment parvenir à la garantie d’une santé optimale ? Autant d’interrogations laissées pour l’instant sans réponse, cette absence desservant par ailleurs toute possibilité de plan d’ensemble pour la santé du citoyen européen.
Enfin, l’intérêt recherché par la création d’une santé repensée est évidemment celui du citoyen, mais quels en seraient les apports si le défi de l’intelligibilité n’est pas relevé ? En matière de santé publique, relever ce défi représenterait la dernière, et la plus essentielle, piste de réflexion. Rendre la politique de santé accessible au citoyen européen, offrant une éducation, permettrait de rapprocher les citoyens de la construction européenne. En réponse à ce défi de l’intelligibilité, l’Union européenne devrait envisager la création d’une plateforme proposant une cartographie simplifiée de ses acteurs de santé et de leurs interactions. Cela permettrait de démontrer l’ampleur de ses agissements en la matière, ce qui n’est visiblement pas encore perçu par les citoyens. Ensuite, pourquoi ne pas proposer la mise en place d’un interlocuteur direct, incarnant la santé européenne en temps de crises sanitaires tout particulièrement ? Sur le modèle du rôle adopté par le négociateur en chef, Michel Barnier, lors du Brexit, cet interlocuteur offrirait une forme de personnification de la santé européenne, qui serait alors plus accessible pour les Européens.
Une chose reste certaine : les prochaines introductions en matière de santé publique seront suivies avec attention, en maintenant l’espoir que l’Union européenne fasse le pari de l’innovation, sous le prisme de la citoyenneté.
[1] Articles 46 et 55 du Traité CECA de 1951 ; Articles 117 et 118 TCEE de 1957 ; Articles 30 et s. TCEEA de 1957.
[2] Bien que comme mentionné, cette compétence soit restreinte. Pour ce qui est des organes dédiés et à titre d’exemple l’Agence européenne des médicaments (EMA) ou encore le Centre de prévention et de contrôle des maladies (ECDC).
[3] N. DE GROVE-VALDEYRON, « Une Union européenne de la santé, enfin ? », Revue des affaires européennes – L.E.A, Strada lex, N°2021/2 p.277.
[4] À titre non exhaustif : dignité humaine, droit à la vie, droit à l’intégrité de la personne, interdiction de traitements inhumains ou dégradants, respect de la vie privée et familiale, protection des données à caractère personnel, égalité, non-discrimination, conf. Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 326 JOUE (2012).
[5] Comme pouvait le laisser apparaître le « pool blanc » de 1952, le projet de Communauté européenne de la santé de P. RIBEYRE.
[6] Résolution du Parlement européen du 22 novembre 2023 sur les projets du Parlement européen tendant à la révision des traités (2022/2051(INL)), P9_TA(2023)0427.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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