Stratégie, sécurité et défense
Jean-Paul Palomeros
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Sans abuser des superlatifs, l’année 2024 se présente comme une année charnière. Elle est déjà marquée non seulement par la poursuite des conflits et crises en cours, mais aussi par leurs effets et conséquences géostratégiques dont la portée reste en grande partie à évaluer. 2024 est aussi une année de grands moments mémoriels et de rendez-vous électoraux, c’est une année de tous les risques et, souhaitons-le, d’opportunités, en particulier pour l’Europe.
Comme une sorte de filigrane, ou pour certains de serpent de mer, la défense européenne fera l’objet d’analyses, mais aussi d’un véritable « stress test ». Dans cette perspective, il ne saurait être trop tôt pour se poser sans faux fuyants une question existentielle pour l’avenir de l’Europe et en particulier de l’Union européenne.
Quelle défense pour l’Europe ?
Sous une forme quelque peu provocatrice mais stimulante, il s’agit d’évaluer le potentiel des Etats membres de l’Union européenne à se défendre par eux-mêmes. Est-ce là une nécessité, une ambition, un espoir, voire tout simplement un mythe ?
Vue de Sirius, la formulation même de cette problématique pourrait paraître surprenante. Ne parlons-nous pas d’une communauté de vingt-sept pays, peuplée de près de quatre cent cinquante millions d’hommes et de femmes qui, au fil d’une histoire récente issue de la Seconde Guerre mondiale, ont décidé d’unir leur destin autour de valeur communes de paix et de liberté. Et cela seulement cinq ans après la fin du conflit, le 9 mai 1950.
Les deux guerres mondiales, qui ont ravagé l’Europe, décimant de jeunes générations, n’ont-elles pas été suffisantes pour écrire en lettres d’or au frontispice des nations européennes que la liberté et la paix ne sont pas des héritages inaltérables ? que celles-ci ont été acquises par le courage et le sang de nos prédécesseurs et que la Défense doit en être en la gardienne vigilante ?
A cet égard, la valeur mémorielle de 2024 ne saurait être sous-estimée, pour faire écho à Johann Wolfgang von Goethe : « c’est pour le passé et l’avenir que nous devons travailler : pour le passé, afin de reconnaître ses services, pour la postérité afin d’augmenter sa valeur. Ceux qui ne comprennent pas leur passé sont condamnés à le revivre ». Il y a près de cent dix ans le 3 août 1914 éclatait la Première Guerre mondiale. Elle devait être courte et décisive, ce serait la « der des ders ! ». En quatre ans, elle fît près de vingt millions de morts, pratiquement autant de civils que de militaires, cependant cela ne suffit pas à trouver la voie d’une paix viable entre les ennemis qui semblaient héréditaires des deux côtés du Rhin. Quelques vingt ans plus tard seulement, l’Allemagne d’Hitler envahissait la Pologne déclenchant le cataclysme d’une Seconde Guerre mondiale qui fît plus de quarante millions de morts en l’espace de six ans.
Le 6 juin prochain, nous commémorerons ce « jour le plus long » qui vit, il y a 80 ans le premier soldat (GI) américain poser le pied en Normandie pour libérer la France, puis l’Europe occidentale du joug nazi. Pour la deuxième fois en moins de trente ans, des Américains vinrent mourir en Europe pour restaurer notre liberté. Fort heureusement cette fois, des hommes courageux et visionnaires, imprégnés des conséquences de ces deux guerres, ne comptèrent ni leurs efforts ni leur imagination pour fonder, dès 1945, les bases d’une organisation mondiale, l’ONU, liant initialement cinquante et une nations.
Quatre ans plus tard, pour contenir la pression de l’Union soviétique (URSS), douze pays décidèrent de lier leur destin au sein de l’Alliance atlantique.
Ainsi, l’année 2024 marque les 75 ans du traité de l’Atlantique Nord (4 avril) qui n’a pas pris une ride. Essentiellement connu pour son article 5 qui fonde la défense collective des alliés « un pour tous, tous pour un » dont l’actualité brûlante souligne la pertinence, ce traité visionnaire précise également leurs devoirs les uns envers les autres. Il s’agit en particulier pour eux de favoriser la coopération économique et de résoudre pacifiquement leurs contentieux[1]. Il s’agit aussi de contribuer, activement à la défense de l’Alliance, individuellement et collectivement, en mettant à sa disposition les moyens militaires adaptés (article 3), autrement dit d’assumer le fardeau « burden sharing » tel que le réclame systématiquement les différents présidents américains…en y mettant plus ou moins les formes... !).
Un pilier européen de l’OTAN ?
Faut-il souligner, dans cet esprit de droits et devoirs et face au contexte géostratégique d’une guerre de haute intensité en Europe, la pertinence d’un pilier européen de l’OTAN gage de solidarité, de crédibilité et de résilience ?
Par un hasard calendaire frappant, 2024 est une année riche en élections dans le monde : 76 scrutins législatifs ou présidentiels engageant plus de la moitié de la population mondiale, Jamais dans l’histoire autant d’électeurs n’auront été appelés aux urnes. C’est notamment le cas pour l’Union européenne avec les élections au Parlement européen du 6 au 9 juin et pour les Etats-Unis avec les élections présidentielle et législatives du 5 novembre. Dans les deux cas, les enjeux sont lourds dans un monde marqué par l’âpreté de la compétition entre grandes puissances, en particulier les États Unis et la Chine, et par leur rapport de force. Dans cette perspective, l’élection européenne revêt un caractère stratégique qui peut se résumer en une simple formulation : « les Européens souhaitent-ils que l’Union, leur Union, soit en mesure de prendre toute sa place et faire entendre sa voix dans le concert des grandes puissances ? ».
La Défense n’est certes pas le seul levier pour ce faire, il n’en est pas moins essentiel comme le prouvent les efforts de défense considérables, en augmentation constante, consentis par les États-Unis (plus de 800 milliards €), la Chine (plus de 225 milliards €), l’Inde (67 milliards €) ou encore la Russie, il est vrai en mode économie de guerre, (111 milliards €, soit près de 5€% de son PIB). Pour l’Union européenne dans son ensemble, ce budget s’élève à quelques 270 milliards €, soit environ 1,8% de la somme des PIB des Vingt-sept. Là est la question, en la matière, pour l’Union européenne : la somme totale, déjà trop faible, est-elle au moins égale à la somme des parties ? Hélas non. Les efforts sont trop dispersés pour créer une dynamique d’ensemble, produire des grands projets fédérateurs, investir dans la recherche, l’innovation et soutenir une Base industrielle et technologique de Défense (BITDE) à la hauteur des enjeux. Cependant, nous aurions tort de sous-estimer les initiatives de la Commission européenne en la matière. Pour la période 2021-2027, près de 8 milliards € (sur 13 demandés) ont été accordés par les États membres et votés par le Parlement européen en faveur du Fonds européen de défense (FED). Avec la révision du cadre financier pluriannuel, il vient d’être abondé.
L’aide à l’Ukraine
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, 5,6 milliards € d’aide militaire ont été initialement consacrés par l’Union européenne à l’aide militaire au titre de la Facilité européenne pour la Paix (FEP), mais le plafond a été doublé depuis et porté à 12 milliards €, sans compter la contribution directe des Etats évaluée à 21,4 milliards €. Nous pourrions y ajouter aussi 500 millions € pour l’action de soutien à la production de munitions (ASAP) si critiques pour l’Ukraine.
Les élections européennes de juin remettront-elles en cause ces efforts ? La nouvelle Commission et le nouveau Parlement endosseront-ils le fonds de 100 milliards € proposé par le commissaire Thierry Breton pour stimuler la production de l’industrie de la défense européenne et la collaboration entre les Etats membres, les entreprises et les autres acteurs ? Il s’agirait là d’une avancée majeure vers le renforcement de « l’autonomie « stratégique » de l’Union européenne et dans la capacité des pays européens à assurer leur défense tout en faisant bénéficier de ces investissements à leur économie, à leurs emplois qualifiés, à leur croissance.
Actuellement, la dépendance de la grande majorité des Etats membres vis-à-vis des États-Unis en termes d’équipements militaires constitue un risque que les futures élections américaines pourraient encore accentuer. Certes les deux candidats potentiels que sont le président Joe Biden et l’ancien président Donald Trump ne laissent que peu d’espoir pour leurs alliés dans une réelle politique économique concertée telle que l’évoque le traité de Washington. Cependant l’élection du second ouvrirait une période d’incertitude chez de nombreux pays européens quant à son engagement au sein de l’OTAN aussi bien que son soutien à l’Ukraine, comme le confirme ses très récentes déclarations publiques.
Dès lors, il est grand temps pour l’Union européenne - qui vient d’accorder un budget de 50 milliards € à l’Ukraine - de se préparer au scénario du pire qui verrait une réduction sensible, voire un arrêt, de l’engagement pro-ukrainien de la part des Américains. Il est donc intéressant d’analyser les forces et les faiblesses des capacités militaires fournies par les Européens à l’Ukraine depuis près de deux ans de conflit.
Si nous voulions résumer la situation, les armements livrés à l’Ukraine par les Européens sont dans l’ensemble adaptés à leurs besoins, certains même sont extrêmement utiles et efficaces. En revanche, ils ne couvrent pas l’ensemble du spectre qu’exige cette guerre de haute intensité face à une grande puissance. Plus grave, les Européens ont beaucoup de mal à fournir ces équipements en nombre suffisant dans la durée et, contrairement à la Russie, leurs industries ne sont pas véritablement mises sur le pied de guerre. Au titre des satisfactions, nous avons des moyens dits de « frappe dans la profondeur » comme les missiles de croisière français « SCALP » ou leurs équivalents britanniques « Storm Shadow » mais leur nombre est limité.
Il faut souligner les capacités d’innovation démontrées par les Ukrainiens qui ont su adapter ces armements de pointe sur leurs avions de combat d’origine soviétique. L’artillerie joue aussi un rôle clé dans ce conflit tant pour les phases offensives que défensives. Ainsi les canons « CAESAR » français sont particulièrement appréciés même si leur emploi souffre du déficit de munitions que les Européens ou les Américains ont du mal à fournir en nombre suffisant. Quelques 130 chars allemands « Léopard 2 » ont remplacé avantageusement les vieux T72 d’origine soviétique. Pour assurer leur indispensable défense anti-aérienne, les Ukrainiens peuvent compter sur des « Patriot » américains, allemands et néerlandais mais aussi sur les systèmes franco-italiens « SAMPT Mamba » ou, pour la courte portée, sur les systèmes de lance-missiles allemands « IRISIS T », les « Mistral » français et les blindés antiaériens germaniques « Gepard » ou pour la surveillance et la détection du radar multifonctions « GM2000 ».
Au travers de ces exemples, les Européens se montrent capables de déployer un ensemble de systèmes d’armes modernes, efficaces… mais en nombre trop limité. Il en est de même des munitions de toute nature, en particulier les obus d’artillerie consommés en grande quantité même si le plan « ASAP » de la Commission européenne devrait commencer à montrer ses effets - avec l’objectif de 1 million d’obus par an- dans les prochaines semaines.
Un déficit de moyens
Nous ne pouvons évidemment conclure de cet inventaire sommaire que les pays européens seraient capables de se défendre seuls dans l’hypothèse, peu probable à mon sens, d’une attaque russe. Pour les Européens, au problème quantitatif s’ajoutent des déficits capacitaires que cette guerre de haute intensité met en évidence, en particulier en termes de défense antimissiles, de guerre électronique, de renseignement, de drones en général, de lutte anti-drones, de systèmes terrestres de frappe dans la profondeur (de type HIMARS et ATACMS).
Une autre question critique se pose de manière aiguë dans l’inventaire des armements européens : l’extrême dépendance vis-à-vis de l’industrie américaine pour la fourniture de capacités stratégiques telle que l’aviation de combat (à l’exception notable de la France).
Ce phénomène est accentué par le nécessaire remplacement des vieux équipements soviétiques (donnés aux Ukrainiens) par les pays d’Europe centrale et orientale. Cette dépendance porte évidemment sur la fourniture des armements associés et l’indispensable soutien technique des équipements américains. Elle est accentuée par l’impact des nouvelles technologies, en particulier numériques, qui sont au cœur de ces systèmes d’armes de nouvelle génération. L’exemple le plus frappant est certainement l’acquisition massive par les Européens de l’avion de combat F35 (plus de 500 exemplaires d’ores et déjà prévus en Europe). Il s’agit de logiciels, de microprocesseurs et, par extension, de modèles d’intelligence artificielle (IA) que comporteront les futurs armements. Dès lors, nous mesurons le défi que représente l’acquisition par les Européens d’un certain niveau d’autonomie stratégique à l’heure de l’innovation, de la transformation numérique généralisée, de l’automatisation, de la course aux nanoprocesseurs, de l’IA générative, voire du « quantique ». La maîtrise de ces disciplines et technologies est certes un enjeu de défense mais c’est tout simplement l’avenir du projet européen de son industrie, de ses emplois et de sa place dans le monde qui est en jeu.
La dissuasion
A ce titre, au regard de l’affrontement des grandes puissances, de la guerre de haute intensité en cours et du futur statut de l’Europe dans le débat stratégique, la question de la dissuasion nucléaire ne peut être éludée même si elle présente un haut niveau de sensibilité. Suite au départ du Royaume-Uni de l’Union européenne en 2021, la France se retrouve la seule puissance nucléaire européenne. Cette dissuasion nucléaire nationale, indépendante, garante de nos intérêts vitaux, est au cœur de la souveraineté française depuis soixante ans.
En parallèle, l’OTAN a développé, sans la France, une posture nucléaire fondée sur des armes aéroportées fournies et contrôlées par les États-Unis (B61-12) et mises en œuvre par les forces aériennes de quelques pays alliés. Ainsi, toute incertitude sur l’engagement américain au sein de l’OTAN fragilise considérablement la dissuasion nucléaire otanienne.
Le Président français, emboîtant le pas de ses prédécesseurs, a réaffirmé récemment que « la dissuasion nucléaire française avait aussi une dimension européenne ». Nous ne pouvons en déduire comme certains l’ont affirmé que la France serait prête à « offrir sa dissuasion nucléaire » ni à l’OTAN, ni à l’Europe, mais nier qu’il y a un lien entre les intérêts vitaux de notre pays et ceux de l’Union européenne reviendrait à nier l’appartenance même de notre pays à l’Union européenne, mais aussi à l’OTAN.
***
Plus que jamais, la question de défense de l’Europe par les Européens ne peut se réduire à des prises de position radicales quasi théologiques. Elle doit se confronter aux réalités d’un monde en pleine effervescence où nos intérêts et nos valeurs sont à risque. Voulons-nous, nous Européens, nous replier sur nous-mêmes ou continuer sur la voie tracée par nos prédécesseurs après deux guerres dévastatrices ? Sommes-nous prêts comme eux à inventer un avenir commun de paix et prospérité et à le défendre ensemble ?
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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