Franco-allemand
Joachim Bitterlich
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Joachim Bitterlich
Quelle est votre appréciation de la situation en Europe ?
Ces dernières années, les bouleversements politiques et économiques se sont accélérés – la crise migratoire répétée, les débordements de la relation conflictuelle entre les Etats-Unis et la Chine, la pandémie mondiale, la crise énergétique, l’invasion militaire de la Russie en Ukraine et le conflit autour de Gaza suite à l’agression terroriste du Hamas. Face à cette insécurité et volatilité croissante, l’Union européenne ne s’est montrée que partiellement unie, voire convaincante : à certains égards, l’Europe paraît plutôt sur la défensive. Elle est loin d’atteindre son objectif d’être un acteur du même niveau que les Etats-Unis ou la Chine à l’échelle internationale, elle n’arrive pas à démontrer une véritable stratégie face à ces défis accumulés et, surtout, à convaincre nos peuples. A la lumière des tendances électorales que nous observons depuis un certain temps dans différents Etats membres, les élections européennes de juin 2024 risquent même de mettre en danger davantage la solidité et les perspectives de l’Union européenne, ainsi que ses capacités opérationnelles. Comment assurer dans ces conditions sa crédibilité et sa cohésion dans un monde profondément perturbé ? Un programme ambitieux de consolidation et de réassurance est plus que jamais une nécessité politique. Un tel programme, initié par Paris et Berlin, devrait constituer sa boussole commune couvrant l’essentiel de sa vocation pour les cinq ans à venir[1] Selon moi, il comprend 10 urgences.
Quelle serait la première de ces urgences ?
Tout d’abord, il s’agit d’assurer la survie du noyau dur de l’intégration - notre marché intérieur européen et de son modèle économique et social -, le réexaminer, le moderniser, le débureaucratiser et le fortifier, car cela reste un défi permanent. Jusqu’à présent, il semblerait que prévaut une attitude contraire malgré les belles paroles des uns et des autres. Une véritable impulsion profonde manque toujours ! A Bruxelles, la Commission comme le Parlement européen devraient enfin se concentrer sur l’essentiel à l’échelle européenne, et les Etats membres devraient renoncer d’y ajouter leur perfectionnisme bureaucratique national. « L’autonomie stratégique » de l’Europe devrait former notre objectif commun de base, l’Union européenne se doit de défendre ses intérêts vitaux et éviter toute dépendance trop forte d’un partenaire et/ou d’un concurrent, et plutôt prôner la diversification. Dans ce sens, il nous appartient de réduire, voire de choisir, notre dépendance et de développer davantage nos relations avec les Etats-Unis comme avec la Chine et d’autres partenaires sur la base d’une stricte réciprocité pour assurer le libre-échange et la protection des investissements mutuels.
Cette incitation ne nécessite-t-elle une nouvelle impulsion pour la recherche ?
La recherche européenne a besoin de toute urgence d’une nouvelle impulsion stratégique afin de réduire le retard grandissant de l’Europe face aux Etats-Unis et à la Chine dans les technologies du futur. L’inertie des institutions nationales et européennes comme leur timidité face aux risques de la recherche bloquent jusqu’à présent tout changement fondamental. Or, ce n’est qu’une révolution de l’esprit et de l’approche qui pourra nous mettre de nouveau à la tête du progrès. Ayons enfin le courage d’introduire pour les projets importants « disruptif » les méthodes de la DARPA américaine, qui a été à la base d’une véritable révolution et de belles réussites (success story) aux Etats-Unis depuis 1958 comme réponse au Spoutnik soviétique. Inutile d’ajouter que la dernière grande initiative franco-allemande en matière de recherche - « Eureka » - date d’il y a bientôt quarante ans !
Dans la relation franco-allemande, la principale divergence ne porte-telle pas sur l’énergie ?
Afin d’atteindre ses objectifs dans la lutte contre le changement climatique l’Union européenne est appelée à se doter enfin d’une politique énergétique « commune » incluant les énergies renouvelables, l’hydrogène et les moyens d’une transition à long terme, comme le gaz et… le nucléaire. L’Europe a de nouveau besoin d’un véritable compromis historique, comme celui qui a été il y a soixante-treize ans au fondement de l’Europe moderne – créons ensemble cette « nouvelle » CECA, acceptons le choix des voisins et arrêtons nos réflexes idéologiques. Ne tombons pas d’une dépendance incontrôlée, ou incontrôlable, dans une autre, soyons ouverts, établissons rapidement un véritable « réseau » paneuropéen intégrant des infrastructures communes transfrontalières, au niveau des défis communs qui sont devant nous, capables de procéder à des échanges entre nos pays « dans la seconde » pour assurer la stabilité des réseaux et introduire des économies considérables. Un tel réseau pourrait contribuer également à la flexibilité dont nous aurons besoin, en raison notamment des retards et difficultés des programmes nationaux et européens visant à réduire progressivement les émissions de CO2 vers la neutralité carbone (net-zéro) !
L’une des grandes avancées a été la mise en place de l’euro. Où en sommes-nous ?
Le système de l’euro n’est toujours pas complet. Les progrès vers une union bancaire et une union des marchés de capitaux piétinent. Nous restons bloqués par des désaccords de fond à partir de réflexes nationaux et du fait de nos structures existantes. Le Mécanisme européen de stabilité (MES) devrait devenir un véritable « Fonds monétaire européen » ! Cette lacune est incompréhensible face à la scène internationale ! Seule une « feuille de route » claire de la part des chefs d’Etat et de gouvernement pourrait nous faire avancer rapidement et renforcer ainsi l’euro face aux autres monnaies à l’échelle internationale, en particulier le dollar. Il est évident que le Pacte de stabilité et de croissance aura besoin d’une adaptation face aux changements, ou conditions, externes et internes ainsi que de critères clairs comme le désendettement des Etats-membres afin d’assurer la crédibilité de l’euro. Dans ce contexte il n’est en particulier guère compréhensible que les dépenses en matière de défense, ainsi que les investissements pour assurer notre futur, soient traités de la même manière que les dépenses ordinaires.
Selon vous, que devrait faire l’Europe en matière d’immigration, d’asile et de protection ?
Commençons enfin de prendre au sérieux la nécessité d’une politique de sécurité intérieure cohérente en matière d’immigration, d’asile, de coopération policière et judiciaire, de protection de nos frontières. C’est un sujet essentiel pour regagner la confiance des citoyens. Sinon « Schengen » risque de devenir le fossoyeur d’une Europe libre et ouverte ! Nos premiers pas et initiatives datent d’il y a plus de trente ans. Si nous étions honnêtes avec nous-même, nous devrions avouer que nous n’avons atteint en réalité qu’un tiers, peut-être, de ce qui est nécessaire. Certes, il s’agit de sujets très sensibles, mais l’observateur doit, face à ces défis et à la réalité européenne, être sidéré lorsqu’il apprend que des solutions pragmatiques et efficaces existent et se trouvent depuis des années sur la table des discussions. Nos chefs d’Etat et de gouvernement devraient donner des instructions sans équivoque aux ministres de l’Intérieur et de la Justice avec un calendrier précis et des objectifs clairs à atteindre.
La politique de voisinage et l’élargissement reviennent en force dans le débat. Que préconisez- vous ?
Les relations avec nos voisins – en particulier avec la « demi-lune » de nations qui nous entourent - doivent être revues sans attendre ! Non seulement à cause de la guerre en Ukraine ou au Proche- et Moyen-Orient, mais parce que nous nous trouvons face à une situation d’échec. Toutes ces relations - de la Russie au Moyen-Orient en passant par le Maghreb et jusqu’à l’Afrique subsaharienne - sont à reconstruire. Il ne sert à rien de se lamenter sur l’absence d’une politique étrangère et de voisinage. L’Europe est confrontée à la crise internationale la plus grave depuis la fin de la guerre froide. Il nous appartient de revoir et de développer notre « stratégie » de politique étrangère, dite commune, par la concentration sur des priorités axées autour de nos intérêts vitaux. Personne ne voulait voir que le conflit latent entre la Russie et l’Ukraine, caché depuis longtemps par un accord sur le désaccord « agreement to disagree », devait éclater un jour si l’on ne parvenait pas à trouver une solution de compromis acceptable pour les deux « frères-ennemis ». Arrêtons de chercher les coupables d’un tel développement, nos classes politiques ont somnambulé pendant deux décennies. Il est urgent de réfléchir et d’agir en faveur d’une solution de paix, du moins provisoire. C’était la raison de l’appel écrit avec Nicole Gnesotto peu de temps avant le déclenchement de la guerre[2]. Il va de soi que l’Union européenne soutient l’Ukraine contre l’agression russe, mais elle ne doit pas perdre de vue les voies de sortie de ce conflit ainsi que le futur de nos relations avec nos voisins européens. Il est incompréhensible que l’Union européenne n’ait été nullement préparée au conflit au Proche-et Moyen-Orient. Jusqu’à présent, elle n’arrive pas à s’exprimer d’une seule voix, et la dernière pensée stratégique pour contribuer à le surmonter date d’il y a plus de deux décennies. Les perspectives des pays des Balkans occidentaux doivent préoccuper chaque Européen. Il est urgent de développer une perspective crédible, un programme d’accompagnement taillé sur mesure pour chacun de ces six pays. Certes, l’intégration de ces pays et une Europe à plus de 30 membres semble mettre en évidence le dilemme traditionnel « élargissement et approfondissement », mais il nous appartient de trouver une solution intelligente et pragmatique si nous ne souhaitons pas les perdre et risquer une nouvelle poudrière dans cette région. Personne ne parle plus de l’adhésion de la Turquie, est-ce devenu une sorte de « mission impossible » ? Pas a priori. A nous de trouver une voie pour ancrer davantage ce partenaire-clé à l’Europe. J’ose préconiser le système suivant : Pourquoi ne pas procéder par étapes et faire entrer d’abord la Turquie comme membre à part entière dans le marché intérieur et d’examiner après une décennie comment atteindre l’objectif final ?
Une autre urgence n’est-elle pas une nouvelle politique pour et avec l’Afrique ?
L’Afrique est notre voisin au Sud, son importance pour notre futur semble toujours sous-estimée - un grand marché à notre porte, un continent comportant des risques d’envergure pour nous – pour ne mentionner que l’immigration et le terrorisme. Nous y perdons du terrain progressivement au profit de la Chine avec son programme de « nouvelles routes de la soie », au profit des Russes avec les militaires du groupe Wagner ou encore face à la Turquie. Une révision en profondeur de notre politique africaine s’impose. A nous de soutenir – sans le prescrire – la création par étapes et par régions d’un marché commun africain, à nous surtout d’écouter nos voisins sur leurs objectifs et ensuite développer de manière conjointe cette coopération. Et arrêtons de vouloir exporter à tout prix nos « valeurs » sur lesquelles nous sommes en réalité moins unis que la Cour européenne de Justice ou nous-mêmes le prétendons ! Le monde autour de nous a d’autres convictions, concentrons-nous sur ce qui est faisable pour nos politiques et nos industries, développons par exemple l’intérêt pour nos conceptions de la gestion économique et sociale.
Quid de la relation transatlantique ?
Notre relation avec les Etats-Unis et le Canada mérite aussi une réflexion approfondie. Proposons aux Américains –avant les prochaines élections américaines en novembre 2024 – et aux Canadiens un « nouveau pacte transatlantique » couvrant la défense, le commerce, les investissements, ainsi que la coordination internationale sur des sujets d’intérêt commun ! Les Américains nous protègent et, depuis des années, nous reprochent avec raison de ne pas assez contribuer à notre propre sécurité et notre défense. Les Européens ont accepté, pour ceux qui ne le remplissait pas déjà, l’objectif de dépenser 2% du PIB en matière de défense - sans exécuter la promesse. A nous de conclure avec les Américains l’aménagement d’un pilier européen au sein de l’OTAN. Les Américains devront accepter une véritable défense européenne autonome, comme les Européens une défense commune avec un certain leadership américain. Dans ce contexte, Joschka Fischer a eu raison de relancer le débat sur une force nucléaire européenne, pour laquelle les forces françaises et britanniques constituent une base incontournable.
La guerre est réapparue sur le continent européen. Comment mieux assurer la défense de l’Europe ?
L’Europe de la défense en est toujours à sa phase initiale. La « boussole stratégique » européenne constitue certes une avancée sérieuse, mais aux chefs d’Etat et de gouvernement européens de donner instruction aux ministres de la Défense de constituer une feuille de route ambitieuse à concrétiser par étapes, en rapprochant nos « réflexes » et nos conceptions de l’emploi de nos armées. Il s’agit de créer progressivement des formations et structures communes – un véritable « quartier général » européen devrait déjà exister depuis plusieurs années, de même qu’une académie militaire. Engageons la réflexion sur des spécialisations possibles entre nos armées et sur des unités communes – pas une armée européenne, mais à terme une armée commune des nations européennes. En réalité, nous n’avons pas d’autre alternative que de développer une véritable industrie européenne de défense, avec les mêmes règles que celles en vigueur au sein de l’OTAN, l’achat par et auprès des gouvernements européens et hors TVA ! L’utilisation enfin des deux institutions existantes, l’Agence européenne de défense (AED) et l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr), ainsi que l’échange des meilleurs systèmes d’armes devraient être la normalité comme des projets à plusieurs nations. Les ministres de la Défense devraient – comme les ministres des Finances au sein de la zone euro – élire un de leurs pairs Président du Conseil « Défense », qui devrait également présider l’AED.
Tout cela ne va-t-il pas affecter la gouvernance européenne ?
Comment développer les institutions pour faire avancer une Europe élargie à plus de 30 membres à moyen terme ? S’agit-il d’aller ouvertement vers une Europe à plusieurs cercles ? ou à plusieurs vitesses ? Réformons d’abord nos politiques avant d’attaquer ce sujet épineux et utilisons les moyens existants du Traité de Lisbonne ! Arrêtons de répéter sans arrêt, et de manière aveugle, le plaidoyer en faveur de la généralisation du vote à la majorité qualifiée comme remède suprême – un vote qui règle déjà 80% des sujets de l’Union européenne ! La France et l’Allemagne sont-elles vraiment disposées à accepter dans des domaines vitaux comme la défense, la politique étrangère ou l’économie et les finances d’être mises à l’écart ? Nos règles de pondération de voix ne méritent-elles pas d’être réexaminées dans la perspective d’une Europe à 30 et plus ? Pourquoi ne pas appliquer de manière intelligente un nouveau « compromis de Luxembourg » pour dépasser la menace d’un veto d’un Etat membre par une négociation ciblée ? Voilà le sens profond de ce compromis, développé avec succès il y a plus de cinquante ans par des diplomates allemands afin de surmonter la « politique de la chaise vide » pratiquée par la France du Général de Gaulle ! Cela n’exclut pas, si nécessaire, de trouver une sortie positive, par une voie intelligente, correspondant à la volonté et à la conviction de la grande majorité des Etats membres. De ma fréquentation des institutions européennes pendant près de vingt ans, j’ai vécu des moments cruciaux où cela a été rendu possible par la sagesse de grands Européens. Enfin, comment impliquer davantage les Parlements nationaux dans le concert européen ? Depuis des années, je défends l’idée d’un Sénat européen composé d’un nombre limité de parlementaires nationaux avec des compétences bien définies – une institution qui pourrait compliquer peut-être notre réseau institutionnel, mais qui pourrait sans doute constituer un jour un moyen de ratification d’éventuels changements des traités. L’Union européenne et ses Etats membres doivent apprendre davantage à « co-exister de manière constructive » et à coopérer, si nécessaire en confiant un dossier spécifique, ou un domaine, à un Etat membre ou même à un personnage en tant que « chef de file ». Il est urgent de réfléchir à des structures et des processus de décision innovants.
Quel message souhaiteriez-vous faire passer aux jeunes générations ?
Le citoyen européen observe les institutions et la politique européenne avec un scepticisme, voire une méfiance grandissante. Il a le droit et le besoin d’être (ré)assuré que l’Europe est sur les bons rails, qu’elle l’encadre et qu’elle le protège. Die Zeitenwende, le changement d’époque, n’est pas encore durable, ni pour l’Allemagne, ni pour la France, ni dans les domaines de l’énergie ou de la défense, ni dans les autres matières fondamentales pour la survie de l’Europe. Notre intégration commune a plus que jamais besoin d’un véritable sursaut réaliste, d’un « Ruck » pour reprendre les termes du discours du président allemand Roman Herzog en 1997. La relation franco-allemande a connu des hauts et des bas, elle reste le noyau dur, la base fondamentale de l’intégration européenne. Elle doit prendre ses responsabilités, ensemble et avec l’aide de ses partenaires et amis qui l’attendent ! La tâche politique reste rude, les dix points développés ici représentent les défis essentiels auxquels l’Union européenne doit faire face. Il s’agit, sans relâche, de traduire et déchiffrer les avis, attitudes, perceptions et positions des deux pays et de leurs partenaires, d’établir un état des lieux sans complaisance, de déminer certains terrains afin de ne pas mettre en danger la construction européenne, afin de la faire avancer. Un travail qui peut parfois faire penser à Sisyphe ou à Don Quichotte, mais qui de nos jours est plus que jamais essentiel dans le but d’assurer la survie de nos pays et celle de l’Europe !
[1] Cet entretien se base sur la préface du livre „Le passeur – l’Allemagne et la France face à l’Europe“, Ginkgo, Paris 2023
[2] Le Monde 8 février 2022
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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