Numérique et technologies
Lorenzo Ancona,
Niccolò Bianchini
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ENLorenzo Ancona
Fondateur et éditeur de la newsletter Artifacts
Niccolò Bianchini
À ce jour, il n'existe pas de définition universellement acceptée de l'intelligence artificielle (IA). Cependant, plusieurs définitions en saisissent les aspects fondamentaux, comme celle mise à jour par l'OCDE, à partir d'une version antérieure de 2019, qui sera probablement intégrée dans la loi sur l’intelligence artificielle actuellement en cours de discussion dans l'Union européenne. Cette définition stipule : « Un système d'IA est un système basé sur une machine qui, pour des objectifs explicites ou implicites, déduit, à partir des entrées qu'il reçoit, comment générer des sorties telles que des prédictions, du contenu, des recommandations ou des décisions qui peuvent influencer des environnements physiques ou virtuels. Les différents systèmes d'IA varient dans leurs niveaux d'autonomie et d'adaptabilité après déploiement. » Cette définition trace un périmètre large, utile pour encadrer le plus grand nombre de technologies d'IA existantes et, bien qu'elle ne considère pas la composante humaine, elle clarifie le fonctionnement des technologies d'IA comme des systèmes statistiques d'inférence qui, à partir du traitement d'entrées, génèrent différents types de sorties.
Mais cette définition ignore d'autres éléments essentiels de l'intelligence artificielle. De manière aussi immédiate que provocatrice, il est nécessaire de clarifier que l'IA n'est ni intelligente, ni artificielle. Comme l'affirme Kate Crawford, co-fondatrice de l'AI Now Institute de l'Université de New York, l'intelligence artificielle n'est pas un produit synthétique mais « est composée de ressources naturelles, de combustibles, de travail humain, de données, d'infrastructures et de classifications », qui illustrent combien les dynamiques économiques, politiques et techniques sont centrales. En ce qui concerne l'intelligence, Luciano Floridi, fondateur du Digital Ethics Center de l’Université de Yale, parle d'« artefacts dotés de la capacité d'agir sans être intelligents », c'est-à-dire d'accomplir des tâches sans avoir de conscience autonome, mais uniquement grâce à la puissance de calcul et à des inférences statistiques. Ces précisions ne sont pas de simples élucubrations philosophiques, mais les prémices d'une réflexion consciente sur le sujet.
Si le grand public a découvert l'IA avec ChatGPT il y a un an, il est bon de comprendre que l'IA générative, qui en est la base, n'est qu'une des différentes typologies d'IA et que diverses applications d'IA étaient déjà présentes dans notre vie quotidienne. Parmi celles-ci, les algorithmes des réseaux sociaux pour suggérer du contenu, d'analyse prédictive pour la finance ou des programmes pour le diagnostic et la personnalisation des thérapies en médecine.
Une fois ces doutes dissipés, il est possible d'évaluer certaines considérations soulevées jusqu'à présent. Ce qui est clair, c'est la nature transformatrice de cette technologie : l'IA a le potentiel de révolutionner différents domaines de l'expérience humaine et, plus profondément, de modifier la réalité et le rôle même des êtres humains en son sein[1]. Parmi les différents domaines d'application, le monde du travail est sous observation particulière, avec plusieurs analyses qui prévoient d'importants changements de métiers et un impact significatif sur la productivité.
Le défi de l'IA a récemment été pris en considération par la communauté internationale, notamment au niveau de la réglementation. Les efforts sont nombreux pour assurer une action législative à l'épreuve du futur, étant donné l'extrême rapidité de l’évolution des technologies d'IA, en particulier l'ascension des modèles fondamentaux. Bien que diverses initiatives récentes, comme le décret exécutif du président américain Biden, le sommet sur la sécurité de l'IA à Bletchley Park, le Code de Conduite du G7 ou encore l'initiative mondiale de gouvernance de l'IA lancée par la Chine, témoignent de la prise de conscience croissante sur le sujet, l'Union européenne se révèle être un précurseur dans la réglementation de cette technologie avec la loi sur l'IA. Pour cette raison, selon Anu Bradford, théoricienne de l'effet Bruxelles « il est raisonnable de s'attendre à ce que le rôle régulateur européen perdure. De plus, l'Union européenne influence les autres acteurs dans ce domaine : les États-Unis se rapprochent constamment du modèle européen, abandonnant ainsi un modèle purement libertarien » [2].
À côté de ces efforts, le développement industriel des technologies d'IA est en cours depuis un certain temps, et s'annonce comme un nouveau terrain de confrontation farouche entre les acteurs mondiaux. Il est en effet vraisemblable que le modèle américain axé sur le marché, le modèle chinois axé sur l'État et le modèle européen axé sur les droits se confronteront non seulement dans un défi global de réglementation, mais aussi de développement technologique.
Vision et approche européennes
L'Union européenne a saisi l'opportunité et le défi de l'Intelligence Artificielle dès 2018, avec la publication du document « L'intelligence artificielle pour l'Europe » par la Commission, suivie de plusieurs engagements, dont la création du « Groupe d'experts de haut niveau sur l'IA », la publication du « Livre blanc sur l'IA », et surtout la proposition de réglementation de la loi sur l’IA en avril 2021, qui est actuellement en phase de discussion dans les trilogues où elle fait face à des positions divergentes.
L'approche européenne est claire, du moins dans ses intentions : renforcer la recherche et la capacité industrielle en IA tout en garantissant les droits fondamentaux. Les principes qui l'inspirent sont tout aussi clairs : la souveraineté technologique de l'Union européenne pour l'autonomie stratégique et la centralité des personnes dans la transformation numérique. Deux domaines, celui de l'innovation et du développement et celui de la protection des droits, qui ne sont pas isolés mais interconnectés : l'Union européenne pourra affirmer ses règles et ses valeurs pour l'IA à l'ère numérique uniquement à travers son propre écosystème solide et compétitif d'excellence.
Malgré l'ambition de cette approche, il faut reconnaître que l'Union européenne est actuellement, au mieux, un acteur secondaire dans le développement de l'IA. Loin d’être étonnant, cela reflète les retards chroniques du secteur de l'innovation européen. Le manque d'investissements, un marché unique européen incomplet, la faible attractivité pour les talents européens, la pénurie de données et une jungle réglementaire pas toujours intelligible ne sont que quelques-uns des obstacles à l'affirmation d'une Europe compétitive, innovante, bref, d'une véritable puissance technologique mondiale.
Ainsi, l'IA n'est pas simplement un nouveau défi à relever, mais une précieuse opportunité à transformer en avantage pour l'ensemble de l'écosystème d'innovation européen. Comme le soutient Anu Bradford, « l'IA devrait être utilisée comme un appel au réveil pour l'Union européenne. Pour que qu’elle ne soit pas laissée pour compte, nous devons nous assurer que l'Union européenne peut innover ». C'est la raison pour laquelle, face à la révolution technologique générée par l'IA, la réglementation seule ne suffit pas : l'innovation est nécessaire. Après tout, créer de la richesse est préférable plutôt que réglementer et innover est plus satisfaisant que copier. Pour cette raison, l'Union européenne est appelée à se renforcer en tant que pôle d'IA, en se concentrant sur le développement industriel, la promotion d'entreprises spécialisées et l'adoption effective de ces technologies à grande échelle. Ce dernier point est essentiel : dans l'Union européenne, seules 11% des entreprises non spécialisées utilisent des technologies d'IA, et les projections indiquent que d'ici 2030, elles ne seront que 20%, contrairement à l'objectif de 75% prévu.
Face à cette urgence, nous identifions les défis essentiels à relever pour forger une Europe à la pointe de l'IA et proposer des mesures concrètes susceptibles de résoudre l'impasse actuelle. L'objectif que l'Union européenne doit poursuivre est simple et prioritaire : devenir un leader mondial tant pour l'excellence technologique et industrielle que pour l'efficacité réglementaire, sous peine de prendre ultérieurement du retard.
Financer l'IA européenne
La faible disponibilité de capital-investissement et un marché boursier faible sont parmi les principales causes du retard de l'industrie de l'IA, empêchant le développement d'un secteur de l'innovation technologique dynamique pour les start-ups du domaine. Le scénario est encore plus alarmant comparé aux autres acteurs mondiaux : durant la période 2012-2020, les investissements en capital-risque des États-Unis ont été dix fois supérieurs à ceux de la zone euro, tandis que les investissements en capitaux propres en IA dans l'Union européenne représentent moins de 10%, contrairement à un total de 80% pour la Chine et les États-Unis, avec un écart qui continuera probablement à se creuser. De plus, comme le montre la figure 1, le rapport de force est désarmant : seulement trois pays européens (Allemagne, France et Espagne) figurent parmi les quinze pays leaders en investissements en IA, et l'investissement privé américain est trente-cinq fois supérieur à celui de l'Allemagne ($ 249 milliards contre $ 7 milliards), le plus important en Europe.
Il y a deux raisons à cette pénurie d'investissements. D’abord, le modèle bancaire européen, basé sur l'évaluation des risques, impose des règles très strictes, limitant les investissements à risque, comme ceux dans les start-ups. À cet égard, les grands investisseurs institutionnels, qui peuvent dépenser plus, représentent seulement 14% du marché du capital-risque, tandis qu'aux États-Unis, ils atteignent 35%, grâce aux fonds de pension et aux patrimoines universitaires. Ensuite, bien que les investissements privés augmentent dans les phases initiales de financement, les entreprises européennes ne parviennent en aucun cas à concurrencer dans les phases d'acquisition, avec les start-ups à succès qui sont acquises systématiquement par des entreprises américaines. En ce sens, l'absence d'entreprises technologiques IA de taille comparable en Europe est l'une des raisons du retard des investissements. Cette deuxième dynamique a plusieurs implications, comme l'exode des talents, la perte de propriété intellectuelle et une dépendance excessive vis-à-vis des investisseurs américains, qui contribuent à entraver la voie vers une souveraineté européenne.
Fig. 1 HAI - Artificial Intelligence Index Report 2023 -- page 190
Il est vrai que l'Union européenne, selon la double approche réglementation-innovation, a prévu plusieurs investissements destinés au secteur de l'IA, qui sont en croissance stable. Que ce soit avec « VentureEU » ou Horizon Europe (précédemment Horizon 2020), l'Union européenne est sur le point d’atteindre l'objectif de 20 milliards € annuels en investissements publics et privés en IA. Cependant, le manque de coordination dans la gestion de ces fonds et le faible niveau de synergies entre les États membres et entre leurs écosystèmes respectifs ralentit l'utilisation efficace de ces fonds. Par exemple, contrairement à ce qui est prévu par le « Plan d'action coordonné sur l'IA », le suivi annuel des investissements par État membre demeure insuffisant. Cette fragmentation affaiblit la stratégie d'investissements européenne, qui s'est révélée, jusqu'à présent, plus efficace dans le processus législatif de réglementation avec la loi sur l’IA.
La simplification et l'allègement des règles ainsi que la coordination des investissements sont donc les objectifs principaux des politiques à mettre en œuvre. En détail, il est nécessaire de réviser les règles du cadre financier européen pour faciliter les investissements dans les start-ups, incluant l'adoption de réglementations plus souples pour les investisseurs institutionnels. De plus, l'Union européenne devrait progresser vers l'intégration des marchés et la circulation des capitaux, à l'image du projet d’'Union des Marchés de Capitaux (UMC). Cela garantirait un secteur financier plus efficace et, au bout du compte, plus européen et non limité aux seules frontières nationales. De plus, la Banque Européenne d'Investissement (BEI) peut promouvoir des schémas d'investissements diversifiés, qui incluent des acteurs institutionnels, privés et les banques nationales, avec l'objectif d'une plus grande intégration disponibilité des ressources. Enfin, il ne faut pas négliger le rôle des États membres, qui peuvent envisager des plans de regroupement pour financer le développement de l'IA, même en dehors du budget européen si cela devient nécessaire.
Construire un écosystème d'excellence : une Union taillée pour l’IA
L'absence d'un écosystème intégré de l'innovation représente un second frein important à l'affirmation de l'Union européenne comme véritable pôle d'innovation et a de graves implications pour le secteur émergent de l'IA. En effet, cela limite non seulement le développement et l'expansion des excellences européennes, mais menace également le rôle de l'Union européenne dans la compétition mondiale. Ainsi, il est prioritaire de créer les conditions favorables à l’établissement d’un écosystème d'excellence pour l'Intelligence Artificielle.
Les économies d'échelle dues à la concentration, à l'intégration et à la proximité des talents sont la pierre angulaire de tout écosystème innovant réussi. En ce sens, l'Union européenne doit impérativement favoriser l'intégration des talents et des capitaux, le développement d'un marché du travail dynamique et la promotion de centres d'excellence européens pour donner une nouvelle impulsion à un écosystème d'innovation favorable à la germination et à la croissance des start-ups et des entreprises dans le domaine de l'IA. Ceci est particulièrement évident lorsque l’on compare les forces en présence : dans le classement Forbes, seules trois entreprises européennes (Accenture, SAP et ASML) figurent parmi les vingt premières En outre, en ce qui concerne la création de nouvelles entreprises d'IA, la position dominante des États-Unis et, dans une moindre mesure, de la Chine n'est pas remise en cause par l'Union européenne, et encore moins par ses États membres, comme le montre la figure 2.. Le retard dans la disponibilité des données pour le développement de l'IA, la faible circulation des talents et le financement anémique des projets d'IA sont quelques-unes des critiques les plus pertinentes.
Fig. 2 HAI - Artificial Intelligence Index Report 2023 - - page 194
La fragmentation géographique de l'innovation et le marché numérique européen encore incomplet constituent les principaux problèmes. Les centres d'innovation et de développement de l'IA ne manquent pas en Europe mais ils se concentrent dans quelques régions (Île-de-France, Oberbayern et Noord-Brabant), comme en témoigne le bas niveau de distribution des licences et des investissements en IA. En raison d'un faible niveau d'intégration du marché numérique, ces entreprises doivent naviguer à travers les complexités règlementaires de vingt-sept États membres et peinent à s'affirmer à l’échelle européenne. Il en résulte un ralentissement du processus d'internationalisation de ces champions nationaux, les États membres se retrouvant souvent en concurrence entre eux, entravant ainsi la compétitivité du continent.
En écho aux récents propos de Mario Draghi, chargé de rédiger un rapport sur la compétitivité, et peut-être surtout, pour l'IA, il faut une Union plus approfondie. Tout d'abord, comme le note Anu Bradford : « Nous devons ouvrir le marché unique numérique. Il ne s'agit pas d'un défi différent de celui de l'économie numérique dans son ensemble, mais les enjeux économiques et les risques associés à l'IA font ressortir la nécessité de construire un marché unique numérique. » Première étape : le marché unique numérique, étape sans laquelle il est difficile d'imaginer une Union compétitive en IA sur la scène mondiale. Cependant, cela doit être suivi de mesures concrètes qui favorisent un écosystème dynamique et intégré de l'IA et de l'innovation. À cet égard, il est prioritaire d'accélérer l'interconnectivité entre les pôles d'innovation existants et d'en créer de nouveaux afin de favoriser les synergies et de produire des économies d'échelle. En outre, il est nécessaire de simplifier le processus d'expansion des start-ups dans l'UE en dehors de leur pays d'origine, excessivement complexe et dépendant des législations nationales. En ce sens, la création d'un passeport européen de l'innovation serait utile, définissant le statut d'une entreprise innovante européenne soumise à un régime fiscal unique, à des procédures administratives homogènes et à des politiques du travail coordonnées visant à retenir les talents. Une idée suggestive, certes ambitieuse, mais nécessaire à la poursuite d'un objectif fort : l'épanouissement d'un écosystème européen de l'IA.
Une initiative prometteuse est représentée par Kyutai, (sphère en japonais). Ce laboratoire, crée par M. Xavier Niel, patron de Free, M. Rodolphe Saadé, pdg du groupe de transport maritime CMA CGM, et Eric Schmidt, ancien dirigeant de Google, doté de 300 millions espère constituer le cœur d'une Silicon Valley française et européenne. Il ressemble à OpenAI dans sa forme originale : un laboratoire de recherche à but non lucratif conçu pour construire et expérimenter de grands modèles de langage, avec l'idée d'être "ouvert" et accessible à quiconque souhaitera l'utiliser à des fins commerciales.
Cette initiative représente un pas important vers l'autonomisation des start-ups européennes. Elle leurs offre une alternative à la dépendance ou à l'acquisition par les géants de la technologie non-européens, en fournissant l'infrastructure nécessaire à leur soutien et à leur croissance indépendante.
Nourrir l'IA : une souveraineté européenne des données
Les données sont souvent considérées comme le nouvel or noir. Bien que cette définition soit de plus en plus contestée, elles constituent néanmoins un véritable carburant pour l'IA, tant pour la recherche et le développement que pour son adoption à grande échelle par des utilisateurs et des entreprises non spécialisées. Pour cette raison, le retard considérable dans la disponibilité et l'accès aux données est une problématique urgente, pour l’Europe, à résoudre pour garantir l'autonomie stratégique et la souveraineté technologique en matière d'IA.
Les raisons de ce phénomène sont liées à l'écosystème de l'industrie numérique, l'Europe souffrant de l'absence de ses propres champions. Premièrement, comme l'explique la « Stratégie européenne pour les données », quelques entreprises du “Big Tech” non européennes détiennent la majorité des données mondiales, tandis que les PME européennes manquent de bases de données internes et ont un accès limité à celles externes. De plus, la fragmentation du marché numérique européen empêche la création de jeux de données communs, notamment en raison d'un manque de collaboration et de partage entre les entreprises privées, les institutions et les autres parties prenantes. Cette fragmentation explique également l'écart par rapport aux États-Unis et à la Chine, qui peuvent s'appuyer respectivement sur deux forces opposées mais également centripètes pour la construction de vastes jeux de données : le secteur privé et les institutions centrales.
Ces conséquences non négligeables ont un impact significatif sur l'ensemble de la chaîne de valeur de l'IA. Si le manque de données affaiblit les activités de R&D des technologies, l'absence de bases de données externes et la faible disponibilité de jeux de données internes sont également mentionnées par les entreprises non spécialisées comme des facteurs de ralentissement dans l'adoption des technologies d'IA.
Des politiques efficaces doivent donc s'adresser à la fois aux dimensions en amont et en aval de l'industrie de l'IA, avec l'objectif commun de développer une solide infrastructure européenne de données pour la disponibilité des start-ups et l'adoption des PME. En ce sens, à partir des réglementations existantes comme le règlement sur les données ou "Data Act" et la loi européenne sur la gouvernance des données ou "Data Governance Act", une grande attention doit être portée à leur mise en œuvre pour créer des espaces européens communs de données. Il serait utile en particulier d'encourager les pratiques de partage de données, surtout B2B, étant donné que le secteur privé détient la majorité des données et en bénéficie pour son propre développement, ainsi que B2G. De plus, faire avancer l'Interoperable Europe Act, sur lequel le Parlement européen et le Conseil ont trouvé un accord le 13 novembre dernier, et garantir une mise en œuvre efficace sera décisif pour réduire la fragmentation et la dispersion conséquente des données. Cela conduirait, par exemple, à l'interconnexion des administrations publiques numériques des États membres, aujourd'hui une sorte d'escalier de Penrose pour les citoyens décidant de vivre dans un autre État de l'Union, et représenterait un pas en avant fondamental pour les citoyens mobiles européens et, donc, pour la compétitivité du continent. En outre, accélérer la création d'espaces de données sectoriels pour le développement de modèles d'IA pour des secteurs spécifiques, comme l'énergie et la santé, permettrait aux citoyens européens de bénéficier de services de meilleure qualité. Enfin, pour favoriser l'adoption de l'IA par les PME, il est prioritaire de soutenir leurs investissements dans la numérisation pour la collecte de données internes, à accompagner de déductions fiscales pour les technologies innovantes et l'embauche de profils spécialisés, afin de les rendre prêtes à adopter et exploiter pleinement le potentiel de l'IA.
Compétences pour l'IA: une expertise européenne
En matière de compétitivité de l'Union européenne, il est impossible d'ignorer le rôle que jouent les talents. Bien que l'IA soit « artificielle », elle requiert la disponibilité d'une intelligence naturelle, c'est-à-dire un capital humain qualifié tant pour les activités de R&D que pour l'adoption des technologies à grande échelle.
L'Union européenne ne souffre pas d'une faible production de talents, mais d’un manque de capacité à les retenir. Plus que sur la formation, il est donc urgent d'agir sur l'attractivité et la capacité de pénétration des talents du pôle de l’IA en Europe.
En ce qui concerne la R&D, la recherche académique européenne en IA est mise à rude épreuve par la migration croissante du capital humain, en particulier vers les États-Unis, où sont offerts aux chercheurs des salaires plus attractifs, des contrats plus flexibles et des positions académiques et entrepreneuriales plus prestigieuses. Pour donner une idée du poids de cette fuite des cerveaux, il suffit de penser qu'un tiers des talents en IA des universités américaines viennent de l'Union européenne. Même en ce qui concerne le transfert entre le monde académique et entrepreneurial, le taux de conversion de l'excellence académique en opportunités commerciales et entrepreneuriales est particulièrement faible en Europe À ce jour, comme le montre la figure 3, les chercheurs européens n'ont pas encore contribué de manière significative aux grands modèles de langage (Large Language Models -LLMs )[3] : alors qu'en 2022, 54% des créateurs de modèles d'IA étaient Américains, seulement 3% provenaient d’Allemagne, le pays européen en tête du classement. Deux autres données intéressantes à cet égard : 12% des fondateurs d'une entreprise en Europe possèdent un doctorat, contre 30% aux États-Unis, tandis que seulement un tiers des meilleurs talents européens en IA sont activement impliqués dans l'industrie. Il n'est donc pas surprenant que parmi les facteurs que les entreprises européennes mentionnent comme principaux obstacles à l'adoption de l'IA figure la pénurie de talents sur le marché du travail.
Fig. 3 HAI - Artificial Intelligence Index Report 2023 - page 58
L'ambition de l'Union européenne doit se porter sur la construction d'un pôle pour la R&D en IA, capable de retenir les talents européens et d'attirer ceux formés dans d'autres pays. Pour cela, il est nécessaire de renforcer les synergies entre l'académie et le secteur privé afin de canaliser les investissements dans la recherche, assurer une meilleure coordination des ressources et promouvoir la création de centres d'excellence européens. Des partenariats de R&D entre les universités et les acteurs privés sur des domaines spécifiques d'application de l'IA garantiraient un impact plus important des publications académiques et favoriseraient une plus grande disponibilité de talents sur le marché du travail, profitant tant à l'émergence d'excellences européennes en IA qu'à l'adoption des technologies par les entreprises non spécialisées. Outre la formation des talents de demain, il est également nécessaire d'agir sur le capital humain existant : les investissements dans la reconversion professionnelle sont prioritaires pour les employés présents sur le marché du travail. Ainsi, les entreprises existantes non spécialisées pourront compter sur leur main-d'œuvre pour adopter les technologies d'IA et rester compétitives dans un monde du travail en constante évolution. L'ambition de ces mesures est justifiée par l'urgence du défi : faire de l'Union européenne une excellence en IA pour rattraper le retard en termes de productivité et avancer rapidement sur la voie de la souveraineté technologique.
Réglementer l'IA : la voie à suivre pour stimuler l'innovation
En avril 2021, explique Brando Benifei, corapporteur au Parlement européen de la loi sur l’IA « l'Union européenne a conçu la loi sur l’IA comme un règlement à l'épreuve du temps. Grâce à l'approche basée sur le risque, qui prend en compte les éventuels aspects critiques émergentes de l'IA et non la technologie elle-même, nous disposons d’un cadre réglementaire qui s’applique également aux innovations que nous ne voyons pas aujourd’hui, mais qui apparaitront à l'avenir ». En particulier, celle-ci classe les applications de l'IA en quatre niveaux de risque différents : inacceptable, élevé, limité et minimal, et adapte en conséquence les obligations réglementaires. Le principe inspirateur est clair : ne pas entraver le développement de nouveaux systèmes d'IA, tout en protégeant les droits fondamentaux impliqués dans l'utilisation de ces technologies.
Problème : l'innovation va plus vite que la réglementation, et le risque est d'investir du temps et des ressources en vain. 'est ce qui a été mis en lumière avec l'avènement des modèles de fondation, comme GPT-4, qui n'étaient pas prévus dans le texte de la Commission et qui ont obligé l'Union européenne à envisager une exception à l'approche fondée sur le risque avant même que le texte ne soit approuvé et à concilier les différentes positions sur la question. En effet, étant donné que ces « algorithmes entraînés sur une grande variété de données et capables d'automatiser une grande variété de tâches discrètes », il n'est pas possible d'en évaluer les risques et, par conséquent, d'appliquer le modèle prévu par l'Union européenne. Ainsi, pour s'assurer que la loi sur l’IAI ne naisse pas boiteuse ou, pire encore, que l’excès de zèle réglementaire n'étouffe pas l'innovation, la flexibilité doit être le mot d'ordre. Cela signifierait prévoir une approche réglementaire fondée sur les applications concrètes des modèles et non sur les risques. En particulier, une approche similaire consistant à différencier les modèles de fondation en fonction de leur application concrète permettrait de diversifier les exigences et les obligations, à l’instar de ce qui a été fait dans la législation sur les services numériques (Digital Services Act ou DSA) avec les très grandes plateformes en ligne (Very Large Online Platforms ou VLOPs) et les très grands moteurs de recherche en ligne (Very Large Online Search Engines ou VLOSEs). De manière pragmatique, l'enregistrement dans des bases de données publiques permettrait de mesurer le degré d’utilisation de ces modèles. À ce jour, Brando Benifei souligne « qu’il s’agirait d’une exception limitée par rapport à l'approche basée sur le risque de la loi sur l’IA et qu'il sera toujours prioritaire d'assurer des mécanismes de gouvernance et de sanction conformes au reste de la réglementation ».
La flexibilité doit être le pivot de la mise en œuvre de la loi sur l’IA. Tout d'abord, pour que la réglementation évite une cristallisation du marché en faveur des entreprises les plus riches et les mieux établies, qui sont pour la plupart non européennes, et pour qu’elle encourage l'entrée des entreprises émergentes, qui seraient autrement entravées par les coûts de mise en conformité. Et aussi pour que l’attribution de responsabilité tout au long de la chaîne de valeur de l'IA soit claire. Pour les fournisseurs, tels que les start-ups européennes qui développent des modèles de fondation à code source ouvert, afin qu'ils n’aient pas à supporter une charge excessive dès le modèle publié, mais aussi pour les utilisateurs en aval, tels que les PME, qui citent la crainte des conséquences juridiques comme un obstacle à l'adoption de l'IA.
Pour atteindre ces objectifs complexes mais nécessaires, il convient de garantir le bon fonctionnement de l'“Office de l’IA", proposé par le Parlement européen, qui « aura la tâche de superviser et de mettre à jour les paramètres en fonction de l'évolution de la technologie, mais surtout d'assurer une mise en œuvre coordonnée (supervision) des règlements de la loi sur l'IA au niveau européen ». Plus précisément, un tel acteur pourrait adapter périodiquement la loi sur l'IA, réduire les coûts de coordination entre des secteurs spécifiques, fournir des lignes directrices détaillées pour la conformité et assurer l'alignement avec d'autres réglementations européennes.
En fin de compte, réglementation doit rimer avec innovation. En effet, la loi doit s'inscrire dans une vision cohérente qui permette à l'Europe de s'imposer à la fois comme régulateur et comme innovateur en matière d'intelligence artificielle. Après tout, promouvoir ses propres technologies est le moyen le plus efficace d'affirmer ses propres règles.
***
La révolution de l'IA constitue une opportunité unique que l'Europe ne peut manquer. Au cours des quinze dernières années, qui l’ont vu perdre du terrain face aux États-Unis et, dans une moindre mesure, à la Chine, le Vieux continent est trop souvent apparu comme le « continent des vieux ». Non pas tant d'un point de vue démographique, mais surtout en raison d'une méfiance répandue à l’égard de l'innovation, d'une réticence à prendre des risques, d'un alarmisme à l’égard des dangers de l'inconnu constamment mis en avant par rapport à l'optimisme à l’égard des opportunités du progrès. Après tout, l'innovation se mesure sur le marché où l'Union européenne a, tout au plus, un rôle d’accompagnement.
Le projet européen, retrouvant l'ambition qui a inspiré sa conception, doit à nouveau faire rêver ses citoyens. L'IA est l'allié idéal : elle peut être un moteur de croissance, un levier pour rattraper le retard accumulé en termes de productivité et de croissance salariale, et un terreau fertile où la créativité, le génie et le talent européens peuvent germer et fleurir. La Renaissance née à Florence aux XIVe et XVe siècles et qui a contribué à revitaliser l'Europe entière sur le plan artistique, économique et scientifique, reposait sur deux piliers : le retour à l’Antiquité et au savoir classique et la prise de conscience que l'ère médiévale était révolue. De la même manière, l'Europe devrait se tourner vers les anciens principes fondateurs du marché unique basé sur la solidarité de fait, de la concurrence pour l'innovation et du développement économique au service des personnes, et prendre acte que la période de mondialisation de l’après-guerre froide est désormais terminée. Pour jouer un rôle de premier plan dans ce nouveau monde, l'Europe doit embrasser l'innovation, l'Europe doit s'approprier l'IA, l'Europe doit surtout se remettre à rêver.
[1] The Age of AI by Henry A Kissinger | Hachette Book Group
[2] Toutes les citations sont issues d’entretiens réalisés par les auteurs pour cette étude
[3] Un grand modèle de langage (LLM) est un type spécialisé d'intelligence artificielle (IA) qui a été formé sur de grandes quantités de texte afin de comprendre le contenu existant et de générer un contenu original.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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