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L'industrie du jeu vidéo à l'échelle européenne : état des lieux, enjeux et perspectives

Numérique et technologies

Loïse Lyonnet,  

David Rabineau

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30 octobre 2023
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Lyonnet Loïse

Loïse Lyonnet

Chargée du suivi politique et technique des enjeux culturels et territoriaux au Sénat, co-auteure avec Pierre Poinsignon de l’industrie française du jeu vidéo. (Fondapol, juillet 2023)

Rabineau David

David Rabineau

Administrateur de l’European Games Developer Federation (EGDF), président-fondateur du studio Homo Ludens

L'industrie du jeu vidéo à l'échelle européenne : état des lieux, enjeux et pers...

PDF | 207 koEn français

Au-delà d’être un phénomène de société, le jeu vidéo bat tous les records. A l’échelle nationale ou européenne, les bilans annuels de l’industrie vidéoludique atteignent des sommets : le marché européen est à hauteur de 24,5 milliards € en 2022 en tant que loisir de plus d’un Européen sur deux âgé de 6 à 64 ans. 

Au-delà de ses performances économiques, l’industrie du jeu vidéo est éminemment stratégique, avec 110 000 emplois à l’échelle européenne, dont environ 20 000 en France. A la croisée des disciplines, l’industrie vidéoludique est intimement liée aux évolutions technologiques, la plaçant à l’avant-garde de toutes les révolutions numériques.

A l’heure où les enjeux de souveraineté sont prioritaires, le jeu vidéo est un solide vecteur de soft power pour les pays européens. Des studios européens de renom tels que CD Projekt en Pologne, Crytek en Allemagne, ou Paradox Interactive en Suède ont su démontrer leur excellence à l'échelle internationale et exportent leurs productions dans le monde entier. Le jeu vidéo est pour l’Europe un levier d’influence qui ne doit être ni ignoré ni sous-estimé.

Bien qu'elle rassemble plusieurs champions mondiaux, à l’image du français Ubisoft, l'industrie européenne du jeu vidéo souffre encore de certains handicaps, notamment parce que ses acteurs peinent à s’organiser collectivement et à collaborer à l’échelle de l’Union européenne. On observe donc un développement inégal de l’industrie en fonction des pays, et de grandes disparités en matière de portage politique. L’industrie du jeu vidéo souffre encore d’un manque de considération et d’attention de la part des acteurs publics.

Le développement de l’industrie du jeu vidéo à l’échelle européenne ouvre pourtant de nouvelles perspectives en matière de créations d’emplois, d’opportunités économiques, d’innovation et de formation dans des secteurs stratégiques.

Il s’agit, pour les institutions européennes et les États membres, de développer une politique volontariste en faveur du jeu vidéo, en renforçant leur soutien financier aux studios, en favorisant les collaborations intra-européennes et en développant un cadre propice pour éviter la fuite des talents hors de l’Union européenne. Les jeux vidéo sont un enjeu de souveraineté pour l’Europe : ne passons pas à côté !

I. Une industrie en plein essor portée par des pays pionniers

Depuis les années 1980, la France (avec le développement d’Infogrames et d’Ubisoft, notamment) et la Royaume-Uni (avec Rockstar) sont les berceaux du jeu vidéo européen. A partir des années 2000, on observe aussi une phase de développement importante dans les pays scandinaves.

Si la quasi-totalité des États membres produisent désormais des jeux, l’axe France-Allemagne-Pologne constitue le moteur d’emploi de l’industrie à l’échelle de l’Union européenne. « Le Brexit a entraîné la sortie de l'Union d'une des principales forces de production et le Royaume Uni continue de jouer un rôle autonome dans l'industrie au niveau mondial[1] », souligne Gabriel Esteves, spécialiste en propriété intellectuelle et fondateur d’un cabinet de conseil en propriété industrielle, spécialisé dans le jeu vidéo. D’autres pays émergent plus modestement, comme la Belgique ou l’Espagne, encore pénalisés par la faible densité de leur écosystème local, tandis que l’Europe du Nord se distingue grâce aux performances économiques de certains groupes compétitifs, comme Supercell en Finlande ou Embracer et Paradox en Suède.

S’il rappelle que la France est toujours un leader incontesté dans l’industrie européenne du jeu vidéo, Jari-Pekka Kaleva, directeur général de l’European Games Developer Federation (EGDF) ou Fédération européenne des développeurs de jeux), souligne qu’« en raison de l’exode massif des talents de l’industrie du jeu vidéo depuis la Russie et la Biélorussie et de l’arrivée des réfugiés de guerre ukrainiens dans la région, l’industrie du jeu vidéo d’Europe de l’Est, en particulier la Pologne, connaît une croissance rapide en termes de talents et de nombre de studios de développement de jeux ». L’Union européenne doit saisir l’opportunité que représente cette arrivée de talents d’Europe de l’Est pour les accueillir durablement et bénéficier du partage de savoir-faire.

La France peut remplir le rôle de chef de file des États membres, à condition de s’en donner les moyens. Elle dispose notamment de plusieurs atouts décisifs, à commencer par des écoles réputées et un solide système de financement public. 

II. Une industrie performante mais encore peu reconnue

Loin d’être un simple loisir, le jeu vidéo est une œuvre mêlant art et technologie. Dans son rapport sur le sport électronique et les jeux vidéo de novembre 2022, Laurence Farreng, députée européenne, évoque l’exemple de la franchise The Witcher, qui s’appuie sur les écrits de l’écrivain Andrzej Sapkowski inspirés des mythes et légendes de l’Europe centrale : « En 2003, le studio polonais CD Projekt Red acquiert les droits pour développer un premier jeu vidéo The Witcher, sorti en 2007. En mai 2017, Netflix annonce la production d’une série, acclamée par le public, qui a fait bondir les ventes du jeu vidéo de 554% le mois de sa sortie. » 

Par la diffusion internationale des jeux, l’industrie vidéoludique est un formidable vecteur culturel, qui participe à faire vivre l’identité culturelle européenne et met en lumière les différents territoires, les patrimoines locaux et l’histoire européenne : ainsi dans la série Assassin’s Creed (Ubisoft) ou dans la mise en scène de la Renaissance Italienne (Florence, mais aussi Monteriggioni, San Gimignano et Forlì) et la Révolution française (Paris). 

Enfin, le jeu vidéo est nourri de technologies avant-gardistes à forte valeur ajoutée. Il s’agit d’une industrie hybride, à la fois culturelle, numérique et technologique. Olivier Mauco, chercheur, rappelle que « la 3D temps réel est en plein développement, touchant différents secteurs comme le jeu vidéo, la télévision, la conception artistique, l’industrie manufacturière etc. ». Les écosystèmes vidéoludiques (clusters) peuvent être le cadre idéal d’échanges entre industries, dans une logique d’ancrage territorial. 

Malgré les nombreux atouts de l’industrie du jeu vidéo pour bâtir une Europe performante et souveraine, le jeu vidéo reste un secteur peu connu de la puissance publique, comme en témoigne la rareté des initiatives parlementaires le concernant au sein des instances européennes. « Bien que la moitié des Européens soient des joueurs, le secteur ne bénéficie pas d'une stratégie dédiée au niveau de l'Union européenne, que ce soit pour protéger la propriété intellectuelle, canaliser les investissements ou promouvoir notre savoir-faire[2] ». 

III. Soutien encore balbutiant des institutions européennes et représentation locale

L’Union européenne a ouvert des dispositifs de soutien public aux créateurs de jeu vidéo, comme le programme Horizon Europe pour la recherche et le volet MEDIA du programme Europe Créative. Or, en 2022, le programme MEDIA a consacré seulement 6 millions € au jeu vidéo et aux contenus immersifs, sur un budget total de 385,6 millions. 

Les différentes aides restent timides au regard du potentiel immense de l’industrie du jeu vidéo. L’investissement annuel de l’Union européenne dans le jeu vidéo est encore très éloigné, par exemple, du niveau d’investissement en faveur de l’industrie cinématographique, alors même que le jeu vidéo est un vecteur de création d’emplois stables à forte valeur ajoutée.

Quelques élus portent pourtant avec conviction le sujet auprès des institutions européennes et invitent à bâtir une stratégie européenne en faveur de l’industrie du jeu vidéo. Adopté à l'unanimité en commission CULT et quasi à l'unanimité en séance plénière, le rapport de Laurence Farreng fait date. Il « déplore le faible montant des fonds engagés jusqu’à présent et le fait que les critères d’admissibilité ne soient pas toujours adaptés aux besoins du secteur, en particulier pour les PME » et rappelle que « ce secteur suscite les appétits internationaux avec de très grosses multinationales chinoises, japonaises ou américaines, comme Sony ou Microsoft ».
Hugo Salek, collaborateur de Laurence Farreng, précise que ce travail parlementaire « était notamment marqué, en toile de fond, par le rachat d’Activision-Blizzard par Microsoft pour 69 milliards $. Ce montant colossal (3 fois la valeur annuelle du marché européen) montre que le secteur se consolide, mais surtout que les actifs vidéoludiques intéressent beaucoup ». 

Différents relais portent la parole des acteurs de l’industrie auprès des institutions européennes et nationales. Parmi eux, l’EGDF réunit vingt-trois associations professionnelles nationales de vingt-deux pays. Par l'intermédiaire de ses membres, l’EGDF représente plus de 2 500 studios européens de développement de jeux. Son objectif principal est de faire en sorte que « les politiques européennes garantissent l'accès des studios de développement de jeux aux talents, au financement, aux marchés et aux données », précise Jari-Pekka Kaleva.

A l’échelle des États membres, les syndicats du jeu vidéo se font les porte-parole des acteurs auprès des institutions, à l’image du SNJV en France, Neogames en Finlande, GAME en Allemagne, On peut aussi ajouter, hors Union, Ukie au Royaume-Uni, par exemple. Les associations régionales participent à structurer les écosystèmes locaux. En fonction des pays, elles sont inégalement développées. La France apparaît comme la figure de proue, avec plusieurs associations régionales (Capital Games, Push Start et Game Only, par exemple), en métropole comme dans ses territoires ultramarins (Bouftang). 

En s'appuyant sur ces différents relais, il est particulièrement urgent de tisser des liens entre les acteurs et de développer une politique européenne volontariste car, d’une manière générale, l’industrie européenne du jeu vidéo traverse une période périlleuse.

IV. Une industrie qui fait face à des défis importants

1. Le défi du financement

Ces dix dernières années, l’accompagnement public à l’échelle européenne et nationale a été dopé par l’arrivée de financements privés de long terme. Cette arrivée de capitaux s’est également composée d’investissements privés étrangers. Selon Guillaume de Fondaumiere, « de nombreux investisseurs chinois ont investi à forte intensité, se contentant d’apports financiers pour permettre aux studios de grandir, sans réellement s’impliquer ni dans la stratégie individuelle des entreprises ni dans leur politique d’internationalisation ».

Or, ce cycle d’investissements chinois est terminé et de nombreuses entreprises risquent de ne plus se développer, notamment en raison de la hausse des taux d’intérêt. On constate un « assèchement des financements », évoqué par Thomas Paris, chercheur au CNRS et à l’école Polytechnique. Les studios européens risquent d’être pris en tenaille après une période faste, caractérisée dans certains pays par un accès facilité aux capitaux, voire presque une forme d’habitude à l’« argent magique ». 

Une période difficile s’annonce pour le secteur selon Newzoo, une agence de recherche marketing dans le domaine du jeu vidéo,. De nombreux studios pourraient faire faillite à court ou moyen terme. Selon Cédric Lagarrigue, senior advisor pour la banque d’affaires Alantra, l’année 2022 « a été marquée par les problèmes d’approvisionnements de la Playstation et le décalage de nombreux jeux en raison du retard pris dans la production durant la pandémie ». En 2023 à l’échelle mondiale, malgré une croissance projetée de 2,6% (187,7 milliards $. plus de 6000 licenciements ont été déjà comptabilisés.

Parmi les principaux leviers sur lesquels doivent jouer les institutions européennes pour renforcer l’industrie, figure d’abord le financement. A l’échelle des États membres, il existe de grandes disparités en matière d’accompagnement public, induisant d’importantes différences de salaires, voire des risques de pratiques déloyales. La stratégie européenne en faveur du jeu vidéo doit être pensée dans un objectif d’harmonisation, en s’adaptant aux réalités nationales.

Les acteurs du jeu vidéo sont très agiles : de ce fait, ses écosystèmes du jeu vidéo sont très sensibles aux effets des crédits d’impôts, dont on pourrait suggérer la généralisation à l’échelle européenne. La principale qualité du dispositif de crédit d’impôt est son caractère systématique, basé sur un barème objectif.  La France dispose par exemple d’un crédit d’impôt (CIJV) efficient, financé annuellement à hauteur de près de 70 millions €. L’Italie en 2021 et l’Irlande en 2022 ont développé leur propre crédit d’impôt, tandis que l’Allemagne a fait le choix d’un fonds de soutien à la création en 2020. Pour stabiliser le secteur européen et attirer les investissements étrangers, il convient de développer des dispositifs fiables et simples à anticiper.

2. Le défi de la souveraineté économique et culturelle

Ces dernières années, les investissements de la Chine et de l’Arabie Saoudite au sein des studios européens se sont accélérés, illustrés par exemple par l’acquisition du développeur français de jeu vidéo Quantic Dream par le géant chinois NetEase. L’Union européenne doit entrer dans une dynamique de consolidation ou de renforcement de l’indépendance financière de ses studios, au risque d’en voir de nombreux passer sous pavillon étranger. Si les positions sont unanimes, la concrétisation d’une politique européenne pour garantir notre souveraineté reste complexe : Axel Buendia rappelle que « l'Europe peine ne serait-ce qu'à établir une souveraineté numérique : nous utilisons majoritairement des outils américains comme Github ou Google drive, etc. ».

Alors que s’ouvre l’ère de l’Intelligence artificielle (IA), il s’agit désormais de bâtir une stratégie européenne éthique de la donnée. Dans un contexte technique et économique où l’émergence des technologies d’IA génératives est inévitable, l’Union européenne doit financer et promouvoir des modèles vertueux de bases de données, au sein desquelles il est possible de tracer l’origine du corpus disponible et d’en rémunérer les auteurs. Ce n’est pas le cas actuellement avec des outils comme Midjourney. 

3. Le défi du désenclavement des territoires

Les écosystèmes du jeu vidéo se développent en général autour de studios dynamiques, qui ont un rôle de locomotive. Ces pôles de développements facilitent le développement de l’industrie dans un territoire (formation, infrastructures, réseau économique local), mais aussi l’implantation d’acteurs étrangers.

Dans les territoires ultramarins, l’industrie du jeu vidéo se structure progressivement. Le Collectif Bouftang a été créé en 2014 dans l’optique de fédérer les acteurs, les représenter auprès des institutions et développer le tissu économique dans le bassin de l’océan Indien. A la Réunion, on observe une croissance rapide du nombre de studios, passant de quatre à quarante en huit ans. 

Ces territoires ultramarins restent enclavés. Selon Loïc Manglou, président de Bouftang, il est requis, « pour accéder aux aides européennes (comme Europe Créative) de trouver au minimum trois partenaires européens », ce qui peut pénaliser les territoires enclavés ou ultramarins, moins liés à leurs partenaires européens. Par ailleurs, « il convient de noter que les procédures relatives aux demandes d'aides financières de l'Union européenne s'avèrent complexes et requièrent des efforts administratifs considérables », parfois peu accessibles pour cette jeune industrie. Il s’agit donc de mieux prendre en compte les spécificités insulaires dans l’arsenal d’aides à l’échelle européenne. 

Ce qui est vrai pour certains territoires d’Outre-mer l’est également pour certains États européens, comme les pays Baltes qui restent encore en marge de la dynamique. Il s’agit de professionnaliser les écosystèmes locaux en s’appuyant sur des ambassadeurs de l’industrie et sur les exemples des pays européens pionniers. La mise en place d’aides prioritaires finançant l’intervention d’un acteur établi, en co-production avec des acteurs d’un territoire identifié comme prioritaire, aiderait immédiatement ces efforts de désenclavement, en initiant des partenariats stratégiques d’échanges. 

4.  Le défi de l’évolution des usages : vers la « Netflixisation » ? 

L’une des faiblesses européennes est de ne détenir aucune grande entité structurante : ni GAFAM, ni fabricant de console de jeu (consolier). Aucune entreprise européenne ne peut concurrencer Sony, Nintendo ou Microsoft. Ainsi, les studios européens « peuvent être acculés car l’écosystème européen du jeu vidéo est surtout composé de studios de développement et d’acteurs créatifs », selon Guillaume de Fondaumiere. 

Le danger est la « plateformisation » ou la « netflixisation » des habitudes de jeu, c'est-à-dire de voir les joueurs accéder aux jeux par souscription à une plateforme au lieu d’acheter individuellement les jeux de leur choix. Si le modèle des abonnements se développe, le rôle des studios européens reviendrait à celui de prestataires de service, sans contrôle sur les modalités de rétribution. Pour Thomas Paris, professeur associé à HEC School of management, directeur du Mastère spécialisé Média, Art & Création (MAC), « l’arrivée du streaming a engendré un changement de nature de la concurrence ». 

Avec cette évolution, les plateformes deviennent arbitres des jeux qui « méritent » d’être produits et financent selon un modèle correspondant à celui de l’audiovisuel, avec un montant fixe prédéfini. Cela rompt avec l’approche traditionnelle où le studio bénéficie directement de chaque vente, étant directement intéressé au succès d’un titre qu’il a produit. Notons également que ces plateformes sont toutes extra-européennes. 

Par ailleurs, l’enjeu du développement durable imprègne désormais l’ensemble des secteurs d’activité. L’industrie du jeu vidéo ne fait pas exception. Des initiatives sont d’ores et déjà mises en œuvre, à l’image de la plateforme Jyros, dévoilée en octobre 2023, permettant de calculer l’empreinte carbone des jeux. Elle est portée par le consortium national du jeu vidéo pour l’environnement[3]. Cette démarche pourrait avoir vocation à se généraliser à l’échelle européenne, notamment par la diffusion d’un guide de bonnes pratiques.

5. Défis liés au développement de l’usage de l’intelligence artificielle 

Si la montée en puissance de l’intelligence artificielle ouvre de nouvelles voies en termes de création et d'immersion du joueur, elle inquiète les acteurs de l’industrie. Son développement fulgurant amène à reconsidérer l’utilité de certains emplois, qui pourraient tout simplement être supprimés. Certains directeurs de studios annoncent déjà ne pas remplacer certains postes vacants, en particulier des freelances ou des juniors. Certains craignent une « crise de la transmission », expliquée par la diminution progressive du nombre de jeunes talents au sein des studios, dont les tâches pourraient être facilement réalisées par l’IA, et qui ne pourront donc pas bénéficier du partage d’expérience des profils seniors.

Au contraire, une approche schumpétérienne invite à parier sur la création de nouveaux emplois grâce aux marges dégagées par l’avènement de l’IA et l’évolution des usages. S’appuyant sur l’exemple de la haute-couture française, qui n’a pas disparu malgré l’avènement du prêt-à-porter, Thomas Paris estime que l’IA pourrait à terme « restructurer le marché entre les acteurs qui vont miser sur l’intelligence artificielle pour produire en grande quantité et rationaliser les coûts, et les acteurs qui vont se distinguer en produisant des jeux à la main et en misant sur la qualité visuelle ». Dans cette logique, la restructuration du marché permettrait à certains studios – voire certains pays – de se différencier, afin de répondre à la diversité de la demande.

Plus généralement, le développement de l’IA implique de mener une vaste réflexion à l’échelle européenne sur les conséquences du développement de la technologie sur l’industrie du jeu vidéo.

***

L’industrie du jeu vidéo est au cœur d’une compétition internationale stratégique dans laquelle l’Union européenne fait face à des géants. Il s’agit désormais de donner aux acteurs européens de l’industrie la capacité de faire face aux grands défis qui s’annoncent. Dans cette course, l’Europe possède des atouts qu’elle se doit d’exploiter et des faiblesses auxquelles il est temps de trouver des réponses à l’échelle communautaire. Elle aura alors toutes les cartes en main pour concurrencer les grandes puissances internationales.

Nous formulons une série de préconisations dans ce but :

a) Faire prendre conscience aux gouvernants de la forte valeur ajoutée de l’industrie vidéoludique pour les États européens et soutenir l’ancrage territorial des studios

L’industrie du jeu vidéo reste encore une industrie méconnue, voire dénigrée par les pouvoirs publics, qui ignorent parfois encore ses atouts. L’investissement annuel européen dans le jeu vidéo est encore très éloigné du niveau de l’investissement en faveur du cinéma, une industrie pourtant moins territorialisée et moins lucrative. Il s’agit de changer le regard qui est porté sur elle et de développer des cadres propices au développement de l’industrie, pour faire du jeu vidéo un levier dans la construction d’une identité européenne forte. Il s’agit avant tout de renforcer les écosystèmes locaux du jeu vidéo, sources d’attractivité et de création d’emplois pérennes. Les relais spécialisés comme l’EGDF ou le SNJV ont un rôle important pour diffuser les bonnes pratiques aux différents États membres et présenter des modèles efficients de soutien public. De leur côté, les institutions et élus des États membres ont un rôle majeur à jouer en faveur de l’industrie, aux côtés des associations régionales et des syndicats. 

b) Adapter les leviers de financement européens

Objectif premier : développer le soutien financier à l’industrie. Étant donné le caractère hybride de l’industrie, il s’agit de penser de nouvelles aides publiques fiables et prévisibles dans une logique décloisonnée. L’EGDF plaide pour l’introduction du financement public culturel des jeux dans le règlement général d’exemption par catégorie (RGEC)[4], afin que la plupart des instruments de soutien à l’industrie du jeu public actuellement existants n’aient plus besoin d’être notifiés à Bruxelles. L’Union européenne expérimente, pour la première fois, le soutien aux fonds de capital-risque pour investir dans l’industrie des jeux vidéo par le biais de MediaInvest, l’instrument de financement en fonds propres de la Commission. Il s’agit de veiller à l’avenir à ce que les petits fonds d’amorçage nationaux de l’industrie du jeu axés sur les jeunes entreprises puissent également en bénéficier, pour éviter les effets de seuil.

c) Développer la co-production et le parrainage entre studios étrangers

Il s’agit de créer des leviers pour inciter les studios établis à collaborer avec des acteurs d’autres pays, comme c’est déjà le cas dans le cinéma d’animation depuis une vingtaine d’années. Cela correspond à inventer ce modèle économique, destiné à faire circuler les talents et les capitaux pour développer une identité européenne commune et le partage de bonnes pratiques. Il doit s’agir d’une vraie collaboration, et non une simple transplantation momentanée d’acteurs. La montée en puissance du télétravail permet de créer des passerelles entre industries, même dans des territoires autrefois considérés comme éloignés, offrant ainsi de nouvelles opportunités pour la collaboration internationale.

d) Continuer à bâtir un univers numérique sain et sécurisé

Les joueurs, en particulier les plus jeunes, doivent être accompagnés dans leur pratique du jeu vidéo afin de les protéger des contenus qui ne seraient pas adaptés. Lors de la présentation de son rapport, Laurence Farreng s’est félicitée « des mécanismes d’autorégulation utilisés par [le secteur du jeu vidéo], tels que le système PEGI, qui est devenu une norme reconnue dans toute l’Europe, y compris par deux tiers des parents ». Le système de PEGI  (Pan European Game Information) fête cette année ses vingt ans. Il est utilisé dans quarante pays et a permis de classer plus de 35 000 jeux vidéo depuis sa création afin de protéger les plus jeunes, d’identifier les contenus illicites et d’informer les joueurs. Selon Jennifer Wacrenier, Senior Operations & Communications manager à PEGI SA, les enjeux à venir sont d’être « présents dans toutes les plateformes » et de continuer à s’adapter aux « évolutions de contenu et de technologies : tandis que certains jeux deviennent eux-mêmes des plateformes comme Roblox, le métaverse ou les NFT, apportent de nouveaux défis ». 

e) Miser sur la formation 

À l'échelle européenne, la formation peut être un formidable levier de coopération entre différents États pour bâtir une culture européenne commune. L’accent doit être mis sur les formations destinées aux reconversions et aux passerelles professionnelles. Il s’agit de miser sur l’apprentissage du travail interculturel afin de faciliter les co-productions internationales et la créativité issue des partages d’expérience, l’industrie vidéoludique étant particulièrement propice au travail à distance.  

Pour Axel Buendia, « favoriser les échanges européens en matière de formation, et notamment durant les études, peut permettre de créer des rapprochements et des envies de collaboration internationales » (…) « les bourses à la mobilité existantes proposent une aide financière trop peu élevée » pour permettre aux jeunes de se délocaliser d’un pays à l’autre. Le directeur de l’Enjmin invite ainsi à réfléchir à la création d’une « bourse européenne aux stages ou une plateforme de mise en relation entre des jeunes candidats et des entreprises vidéoludiques » pour renforcer la mobilité et donc l’employabilité des étudiants.


[1] Toutes les citations sont issues d’entretiens réalisés par les auteurs pour cette étude


[2] Déclaration de Laurence Farreng à l’issue du vote de son rapport.


[3] Fruit de la collaboration du Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV), du Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs (SELL) et des associations régionales en France.


[4] Mécanisme qui permet aux États membres de mettre en œuvre certaines mesures d'aide directement, en toute sécurité juridique

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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