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La guerre en Ukraine et l'action de l'Union européenne : expertise technique et politique

Ukraine Russie

Anne Pintsch,  

Maryna Rabinovych

-

20 février 2023
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Pintsch Anne

Anne Pintsch

Professeure associée au département des sciences politiques et de la gestion, coordonnatrice du Centre d'excellence Jean Monnet, Université d'Agder (Norvège)

Rabinovych Maryna

Maryna Rabinovych

Chercheuse post-doctorale au département des sciences politiques et de la gestion, Université d'Agder

La guerre en Ukraine et l'action de l'Union européenne : expertise technique et ...

PDF | 400 koEn français

L'invasion massive de l'Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a marqué le début de la guerre la plus importante et la plus brutale au cœur du continent européen depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle a inévitablement eu l'effet d'une "douche froide" pour les responsables politiques européens, démontrant avec certitude la fragilité de l'ordre sécuritaire international et européen. L'Union européenne a répondu à l'invasion par des sanctions sans précédent à l'encontre de la Russie et de la Biélorussie, et par un soutien résolu et multiforme à l'Ukraine. Elle a notamment brisé de nombreux tabous en utilisant, pour la première fois, la Facilité européenne pour la paix dans le but de fournir des armes à un pays tiers en guerre ou en offrant une protection collective à quelque huit millions de citoyens ukrainiens fuyant la guerre. La guerre a incité les dirigeants européens à reconsidérer en profondeur le rôle que l'Union européenne aspire à jouer "dans un monde façonné par une politique de puissance brutale". Les débats scientifiques et politiques sur l'action de l'Union européenne et son rôle international tournent de plus en plus autour de son "réveil géopolitique", annoncé par le Haut-Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, environ un mois après l'invasion. Qu'est-ce que signifie et implique le "réveil géopolitique" ? Comment l'Union européenne peut-elle développer son autonomie stratégique pour devenir une vraie puissance ? Dans quelle mesure a-t-elle progressé pour devenir une puissance géopolitique ? Les tentatives de l'Union européenne pour éviter la (géo)politique dans ses relations avec ses voisins de l'Est, en général, et avec l'Ukraine, en particulier, méritent quelques critiques[1]. Si l'Union européenne s'était montrée plus géopolitique, elle aurait probablement pu faire davantage pour renforcer la coopération avec les États membres en matière de sécurité et ses partenaires dans la région afin d'améliorer leur préparation à différentes formes d'agression russe. Pourtant, nous soutenons qu'une approche européenne, fondée sur l'expertise et les connaissances locales, qui vise à redéfinir sa collaboration avec les pays tiers et le soutien qu'elle leur apporte, serait bénéfique pour l'Union géopolitique. L'expertise technique, à savoir "l'adaptation de l'expertise aux tâches de gouvernance[2] ", qui implique la dépolitisation, est souvent associée à l'Union européenne[3]. Elle est d'abord constitutive du rôle de la Commission européenne et de sa position centrale dans le dispositif, notamment dans l'élaboration d'une politique réglementaire axée sur l'efficacité plutôt que la distribution. Elle est aussi liée à la connaissance comme ressource décisive plutôt qu'un budget et à la conviction qu'un consensus est nécessaire pour parvenir à des solutions politiques rationnelles plutôt que les conflits politiques et les débats idéologiques[4]. Ce dernier point est lié à ce que Giandomenico Majone a appelé le copinage technocratique (régulateur), qui "se développe entre les fonctionnaires de la Commission et les experts nationaux désireux de découvrir des solutions pragmatiques plutôt que de défendre des positions politiques[5]". Utilisé à bon escient, c'est un atout dont disposent l'Union européenne et ses États membres et qui peut être mis à profit pour compléter les aspirations de l'Union européenne en matière de "hard power" et d'autonomie stratégique. Nous illustrons cette affirmation en examinant le rôle et les politiques de l'Union européenne en Ukraine et, le cas échéant, dans d'autres pays voisins à l'Est, avant et pendant l'invasion russe. Sur cette base, nous montrerons comment la combinaison de la géopolitique et de l'expertise technique peut aider l'Union européenne à retrouver et à renforcer son influence dans le voisinage oriental une fois la guerre terminée et l'Ukraine rétablie dans son intégrité territoriale.

Les politiques européennes d'avant-guerre vis-à-vis de l'Ukraine et du voisinage oriental : pas de politisation mais une résilience

Les efforts déployés par l'Union européenne pour s'engager plus activement auprès des pays d'Europe orientale et du Caucase du Sud remontent au grand élargissement de 2004. Celui-ci a révélé "un changement majeur dans la réalité géopolitique de l'Europe en déplaçant le "voisinage commun" UE-Russie plus à l'Est pour englober des pays que la Russie considère comme faisant partie de sa zone d'influence proche, notamment l'Ukraine, la Moldavie et la Biélorussie[6]". La politique européenne de voisinage (PEV) a donc été conçue comme une politique de proximité visant à "éviter de tracer de nouvelles lignes de division en Europe[7] " et à promouvoir la sécurité et la stabilité dans la région par le biais du commerce et de la coopération. À l'origine, la Russie s'est vu proposer une participation à cette initiative, mais elle a rejeté l'idée et a insisté sur un partenariat stratégique bilatéral avec l'Union européenne pour que cela reste son seul format de coopération. Du point de vue de ce que constituait la coopération européenne en matière de politique étrangère en 2014-2015, le fait même de sanctions coordonnées a été perçu comme une percée. Un "engagement pragmatique" avec la Russie a été considéré par l'Union européenne comme la bonne stratégie, et la dépendance à l'égard des combustibles fossiles russes n'a guère été perçue comme une préoccupation par plusieurs États membres, dont l'Allemagne et l'Italie. La guerre de la Russie contre l'Ukraine a changé ces perceptions. Soudain, les commentateurs ont commencé à faire valoir que la réponse européenne à la crise de 2014 était trop faible et nécessitait non seulement des sanctions plus sévères contre la Russie, mais aussi des politiques économiques et énergétiques plus réfléchies. La conscience qu'a l'Union européenne de nouveaux élargissements et du rôle particulier que joue le voisinage oriental pour le Kremlin explique le cadre "stratégiquement ambigu" de la politique de voisinage (PEV) et, plus tard, du partenariat oriental. Pourtant, les premiers documents - comme les plans d'action de 2004 pour l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie- reflètent les grandes ambitions d'intégration et de transformation vis-à-vis de ces pays. Ces plans illustrent parfaitement l'approche technique nuancée de l'Union européenne, qui tient compte des particularités des systèmes politiques et juridiques des pays partenaires et envisage une convergence réglementaire profonde. Les principales incitations pour l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie étaient alors la perspective d'un accord de libre-échange, ainsi qu'une assistance financière et technique pour les réformes. Pour ces pays, la première décennie de la Politique de voisinage a combiné des efforts de réformes soutenus et des négociations pour des accords plus ambitieux que les accords de partenariat et de coopération (APC), conclus dans les années 1990. La perspective d'une libéralisation des visas a été, en ce sens, une incitation notable aux réformes politiques et judiciaires en Ukraine, en Moldavie et en Géorgie. Bien que touchant à des questions sensibles, comme la lutte contre la corruption, les négociations sur un régime d'exemption de visas, du moins en Ukraine, ont également été marquées par une approche structurée et par le fait que l'Union européenne s'est largement appuyée sur l'expertise locale et sur des missions et projets dans le pays. Le refus de l'ancien président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, de signer l'accord d'association avec l'Union européenne lors du sommet du partenariat oriental de Vilnius en novembre 2013 a donné lieu à la révolution de l'EuroMaïdan. Cette révolution a marqué le début d'une période de turbulences pour l'Ukraine, notamment un changement de gouvernement, l'annexion de la Crimée par la Russie ainsi que l'agression des provinces orientales. Ces événements sont également devenus un test de résistance pour l'approche administrative et technique de l'Union européenne à l'égard de la Politique de voisinage qui a traité les aspirations géopolitiques de la Russie vers le "voisinage commun" de deux manières. D'une part, l'Union européenne et ses États membres ont dû s'abstenir de recourir à la seule technique et ramener la (géo)politique au premier plan pour répondre au mépris du respect de l'intégrité territoriale de l'Ukraine par la Russie, en violation du droit international. D'autre part, l'Union européenne a dû mobiliser son expérience en matière d'appui aux réformes et les instruments financiers et techniques disponibles pour stabiliser une situation économique de plus en plus fragile et la gouvernance du pays. Non seulement les solutions techniques adoptées par l'Union européenne en réponse à la crise de 2014-2015 ont empêché l'Ukraine de s'affaiblir à ce moment-là, mais elles ont aussi contribué à sa résilience face à l'invasion russe en 2022, avec quelques réalisations durables. L'accord d'association UE-Ukraine, y compris l'accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), a finalement été signé en 2014. L'Union européenne a largement eu recours à l'assistance technique, proposé des normes, standards, modèles et procédures, suggéré des réformes, et créé des projets de réseaux d'infrastructures pour sa mise en œuvre. La réorientation économique de l'Ukraine - passant des marchés de la Russie et des pays de la Communauté des États indépendants (CEI) vers ceux de l'Union européenne - a entraîné quelques pertes pour l'économie ukrainienne à court terme, mais elle a aidé le pays à établir un lien durable avec l'Union européenne. L'ALECA a favorisé une convergence réglementaire entre l'Union européenne et l'Ukraine dans de nombreux domaines, comme les marchés publics, la réduction des obstacles techniques au commerce et l'environnement. La réforme du secteur de l'énergie, qui a permis à l'Ukraine de rejoindre le réseau électrique européen peu après l'invasion, l'a rendue plus résistante à "l'arsenalisation" de l'énergie, engagée par la Russie. Fait important, la crise de 2014/2015 a incité l'Union européenne à compléter son soutien à la mise en œuvre de l'accord d'association par un ensemble de mesures d'urgence visant au renforcement de l'État[8]. Les efforts conjoints de l'Union européenne et des États membres en matière de renforcement des institutions ont été couronnés de succès par la réforme de la décentralisation. L'idée maîtresse était de rendre les collectivités territoriales ukrainiennes plus résilientes et prospères grâce à leurs fusions, au développement de leurs compétences et à l'accès à de nouveaux fonds. La réforme a rapproché les services publics (santé, éducation, etc.) des habitants et a offert un terrain propice à leur numérisation. La plateforme multi-donateurs "U-LEAD", dirigée par la Commission européenne, a non seulement soutenu la mise en œuvre de la réforme en termes financiers et techniques, mais a également offert aux collectivités un forum pour coopérer entre elles et avec leurs homologues européennes. Tous ces exemples visent à souligner que l'assistance technique de l'Union a aidé l'Ukraine à évoluer pour devenir un État plus résilient, moins dépendant de la Russie, plus connecté à l'Europe à différents niveaux, et donc capable de défier l'invasion russe de 2022. En plus d'influencer son approche dans ses relations avec l'Ukraine, la crise de 2014-2015 a également modifié la vision de l'Union européenne sur son rôle global dans le voisinage oriental. L'Union européenne a revu à la baisse ses ambitions de transformation vis-à-vis des pays de la région et mis l'accent sur la sécurité, la stabilité et la résilience, comme le prouvent le réexamen de la Politique de voisinage de 2015 et la Stratégie globale de l'Union de 2016[9]. Comme dans le cas ukrainien, l'Union européenne a utilisé sa "boîte à outils technique" pour soutenir la mise en œuvre des accords d'association avec la Moldavie et la Géorgie. Bien que la Biélorussie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan se soient depuis longtemps éloignés de l'Union dans le domaine de la politique étrangère et que la Biélorussie ait quitté le format en 2021 en réponse aux sanctions, l'Union européenne a choisi de préserver la dimension multilatérale de l'initiative du Partenariat oriental. Conçu comme un cadre de coopération ambitieux et aux multiples facettes, le partenariat oriental a fini par être à la fois vague dans ses formulations et axé sur des objectifs tangibles dépolitisés, tels que les 20 objectifs à atteindre d'ici 2020. Ainsi, malgré des situations et perspectives différentes, la dépolitisation, l'ambiguïté stratégique et l'accent mis sur les moyens administratifs et techniques étaient les caractéristiques de la relation de l'Union européenne avec ses voisins à l'Est avant la guerre.

Le rôle de l'Union européenne en Ukraine et son voisinage oriental en temps de guerre : Le réveil européen

La réponse résolue de l'Union européenne à l'invasion de l'Ukraine et son passage à la (géo)politique du temps de guerre, après des années d'ambiguïté stratégique et d'indécision à l'égard de ses voisins de l'Est, ont naturellement attiré l'attention. L'ampleur des sanctions prises contre la Russie et de son soutien à l'Ukraine a conduit nombre de commentateurs, à qualifier l'invasion de "tournant", de "moment décisif", voire de moment "cathartique" pour la politique étrangère de l'Union. Nombre d'entre eux ont souligné l'unité européenne, même sur des mesures potentiellement contestées comme l'exclusion des banques russes du système SWIFT, le gel des avoirs appartenant à des oligarques résidant dans l'Union, ou l'utilisation de la Facilité européenne pour la paix pour fournir des armes à l'Ukraine. Cette situation a incité Heidi Maurer, Richard Whitman et Nicholas Wright, chercheurs en politique étrangère, à conceptualiser l'invasion comme un "test de réalité" pour la coopération en matière de politique étrangère et la "responsabilité collective européenne d'agir" à une époque où les valeurs fondamentales de l'Union étaient ouvertement remises en question de l'extérieur. La guerre a mis en évidence trois des principales faiblesses de l'Union qui ont nécessité une action politique collective (dépendance énergétique, faiblesse stratégique, élargissement). Lentement, l'Union européenne a réussi à surmonter sa dépendance à l'égard des combustibles fossiles russes, jusque-là peu contestée par les grands États consommateurs, tels l'Allemagne et l'Italie. La dépendance de l'Union européenne à l'égard des États-Unis en matière de sécurité et de défense apparaît comme une question plus complexe. L'invasion de l'Ukraine a montré assez clairement que l'Europe n'est pas à l'abri d'une agression et qu'elle doit disposer de capacités suffisantes pour se défendre. Pourtant, la guerre a également "renforcé le caractère central du leadership politique et du rôle militaire des États-Unis pour la sécurité européenne, affaiblissant la position de ceux qui soutiennent que l'Europe devrait être plus autonome". Sur ce terrain, les dirigeants européens continuent de débattre et ne parviennent pas à un consensus sur la forme que devraient prendre les forces conjointes européennes au-delà de sa capacité de déploiement rapide de 5 000 hommes, comme le prévoit la boussole stratégique pour la sécurité et la défense. Enfin, l'Union ayant pris sans équivoque le parti de l'Ukraine dans la guerre et annoncé son "réveil géopolitique", son ambiguïté stratégique vis-à-vis des voisins associés est devenue obsolète. Malgré le scepticisme initial et la contestation de certains États membres, le Conseil européen est parvenu à se mettre d'accord sur un statut de pays candidat pour l'Ukraine et la Moldavie - une évolution que l'on aurait difficilement pu imaginer avant la guerre. Nous pensons que la réponse (géo)politique de l'Union à la guerre doit être prise avec des pincettes. L'Union a fait beaucoup pour soutenir l'Ukraine et remédier à ses faiblesses. Pourtant, comme l'écrit Richard Youngs, ses "principales décisions politiques ont été guidées par le désir de ne pas s'impliquer directement, de ne pas avoir la responsabilité d'intégrer rapidement l'Ukraine et de ne pas avoir à gérer des interdépendances internationales profondément imbriquées". Le statut de pays candidat n'est que la première étape d'un long processus d'élargissement, et les dirigeants européens semblent avoir abandonné les idées de procédure "accélérée" pour un pays déchiré par la guerre. Bien que le "réveil géopolitique" présuppose que l'Union européenne devienne plus forte en termes de "hard power", nous ne voyons guère de stratégie orchestrée par les États membres pour transformer en une synergie la dépendance à l'égard des États-Unis en termes de sécurité. Malgré des évolutions notables, il existe donc un fossé entre la rhétorique géopolitique de l'Union et son rôle réel en Ukraine et dans la région au sens large. De nombreux commentateurs se concentrant sur la (géo)politique oublient cependant que la capacité de l'Union européenne à renforcer la résilience à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières passe par des moyens administratifs et techniques. Le premier aspect peut être illustré par le plan REPowerEU, qui combine des mesures d'économies d'énergie, la production d'énergies propres et la diversification des approvisionnements énergétiques pour réduire la dépendance énergétique de certains Etats membres vis-à-vis de la Russie. La Commission a également eu recours à de multiples mesures techniques pour s'assurer que les autorités ukrainiennes puissent fonctionner pendant la guerre, allant d'une aide économique sans précédent (18 milliards € pour 2023) à la réaffectation de crédits non utilisés et à des projets d'assistance dans le pays, voire le lancement de nouveaux projets. Le groupe de soutien à l'Ukraine (SGUA), créé en 2014, coordonne les différentes entités et Directions générales (DG) de la Commission impliquées dans l'aide à l'Ukraine. Les bureaux "U-LEAD" (Ukraine Local Empowerment, Accountability and Development Programme) servent de plaques tournantes pour le soutien aux infrastructures et l'acheminement de l'aide humanitaire. La mission consultative en Ukraine (EUAM), lancée en 2014 pour soutenir la réforme du secteur de la sécurité civile, participe à l'enquête sur les crimes de guerre. Les nouvelles initiatives les plus marquantes en temps de guerre sont la mission d'assistance militaire (EUMAM), qui forme les soldats ukrainiens et répare les équipements, et les corridors de solidarité, qui permettent à l'Ukraine d'exporter plus facilement ses marchandises, alors que la Russie bloque la mer Noire. Si ces mesures calibrées n'existaient pas, il ne serait guère possible pour le gouvernement ukrainien de relever les défis de l'invasion et de préserver sa capacité institutionnelle. Nous soutenons donc que l'Union européenne ne devrait pas se contenter d'être géopolitique - comme elle cherche à l'être - mais préserver ses outils administratifs et techniques, éléments louables dont elle bénéficie déjà.

Le rôle de l'Union européenne en Ukraine et le voisinage oriental après la guerre : construire l'architecture européenne de demain

Selon nous, la capacité de l'Union européenne d'être, à la fois, une puissance géopolitique et administrative avec une expertise technique déterminera son rôle futur dans le voisinage oriental et au-delà. Pour être géopolitique, les États membres et les institutions européennes devront trouver de nouveaux moyens de naviguer entre une coopération mutuellement bénéfique et une dépendance dangereuse vis-à-vis des autres pays dans des domaines comme l'énergie ou la défense. L'Union européenne devra réagir à des menaces hybrides de plus en plus sophistiquées, car le monde contemporain interconnecté offre la possibilité d'utiliser tous les secteurs comme une arme : de l'alimentation à la santé en passant par la culture. Comme le souligne Josep Borrell, le "réveil géopolitique" de l'Union européenne consiste à "construire des coalitions diverses" et à "prendre des décisions rapides". La première correspond à l'approche flexible de l'Union en matière de coopération, permettant un engagement sélectif avec les gouvernements qui ne partagent pas vraiment les mêmes idées et un engagement avec la société civile et les corps intermédiaires, lorsqu'un gouvernement n'est pas réceptif. Cependant, comme le montrent l'exemple de la Russie et de la Biélorussie, une telle stratégie peut être interprétée par les dirigeants autocratiques comme une faiblesse et être détournée par eux. Des difficultés considérables découlent également de la pression exercée pour que les décisions de politique étrangère soient prises plus rapidement, car de nombreux États membres cherchent à préserver leur droit de veto. Cela peut être particulièrement vrai pour certains "chevaux de Troie [10]" en matière de politique étrangère, comme la Hongrie, qui ont tendance à utiliser leur droit de veto pour réaliser leur propre agenda politique, distinct de celui de l'Union. Tous ces défis constituent un fossé entre la rhétorique géopolitique de l'Union européenne et le fait qu'elle soit une vraie puissance. En tant que puissance stratégiquement plus autonome, dotée de coalitions diverses et d'un processus décisionnel rapide, l'Union européenne aura plus de chances non seulement de préserver mais aussi de renforcer sa position actuelle dans le voisinage. Plus le rôle de la Russie dans la région diminue en raison de la guerre et des sanctions, plus grandes sont les chances pour l'Union géopolitique d'établir des liens plus étroits avec l'Arménie et la Biélorussie (sous réserve d'un changement de régime). Les questions énergétiques, commerciales et climatiques resteront au cœur de la coopération pragmatique avec l'Azerbaïdjan. La préservation de la dimension multilatérale du partenariat oriental en laisse également la possibilité. Tant dans les relations bilatérales que multilatérales avec les pays voisins non associés, beaucoup dépend de la capacité de l'Union européenne à combiner ses ambitions géopolitiques avec une expertise technique reconnue et à susciter l'intérêt des partenaires pour des projets spécifiques. La combinaison d'une géopolitique résolue et d'une pratique administrative est nécessaire pour permettre à l'Ukraine, à la Moldavie et à la Géorgie de devenir un jour des États membres, les deux premiers pays ayant récemment obtenu, après d'autres, le statut de candidat au mois de juin dernier, la décision pour la Géorgie ayant été reportée en raison de défis politiques. La Géorgie est un cas spécifique, non seulement parce qu'une partie de son territoire est occupée par la Russie, mais aussi en raison de la dissonance entre l'opinion publique principalement pro-occidentale et la politique étrangère du parti au pouvoir, le "Rêve géorgien". Néanmoins, la mise en œuvre des accords d'association et de libre-échange, des projets techniques, des initiatives multilatérales et un dialogue approfondi sur les questions politiques peuvent aider l'Union européenne à préserver son rôle en Géorgie jusqu'à l'émergence de conditions politiques plus favorables. Un défi potentiel est le nombre croissant d'immigrants russes anti-occidentaux en Géorgie, qui ont fui la Russie pour éviter la mobilisation avec leurs familles. Par ailleurs, la Moldavie subit une pression considérable de la part de la Russie, notamment dans le secteur de l'énergie, et souffre d'un afflux massif de réfugiés ou de coupures de courant, conséquences directes de la guerre. Son secteur de la sécurité et de la défense est également faible, ce qui l'expose à des menaces de la Russie ou de la Transnistrie séparatiste. En outre, les progrès réalisés pour satisfaire aux exigences de la Commission en matière d'État de droit sont modestes. L'Union européenne peut aider le gouvernement moldave à mettre en place une panoplie d'outils multidimensionnels pour renforcer sa résilience, notamment en s'appuyant sur l'expérience acquise avec l'Ukraine après la crise de 2014-2015 et face à la guerre. Compte tenu de son ampleur sans précédent, le redressement de l'Ukraine après la guerre, considéré par la Commission comme faisant partie intégrante de son parcours vers l'adhésion, représente à la fois des opportunités intéressantes et des risques considérables. Le processus de reconstruction multipartite en Ukraine, associé à des réformes politiques et aboutissant à l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, promet d'être le point culminant de l'influence croissante de l'Union européenne dans la région et du triomphe de ses efforts administratifs. Une Ukraine souveraine, reconstruite et moderne, pourrait devenir le dernier élément de la réussite européenne, soutenant ses ambitions dans le monde entier. Pourtant, les risques qui pèsent sur la puissance et l'image de l'Union européenne sont élevés, car la guerre se poursuit et les dommages causés à l'économie, aux infrastructures et à la population ukrainiennes augmentent chaque jour. L'Union européenne a déjà parcouru un long chemin avec ses voisins de l'Est, sans parfois avoir pleinement conscience qu'elle a également emprunté une voie géopolitique. Une Union géopolitique avec les voisins de l'Est devenus États membres ne sera pas possible sans un travail administratif et technique de fond accompagné de nouveaux agendas, projets et initiatives de coopération tangibles. Ce sont des éléments constitutifs et le ciment de toute entreprise ambitieuse dans la sphère géopolitique.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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