Stratégie, sécurité et défense
Quentin Perret
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Quentin Perret
Depuis la fin de la guerre froide, l'OTAN est entrée dans la phase la plus active de son histoire. Les années 90 ont été marquées à la fois par une série d'élargissements et par les deux premières interventions militaires de l'Histoire de l'Alliance. Depuis 2001, celle-ci est sortie des confins de son traditionnel théâtre d'opérations européen et se trouve engagée en Afghanistan dans une intervention particulièrement lourde et décisive. Parallèlement, l'organisation atlantique multiplie les contacts et les engagements vis-à-vis des acteurs non européens. Certains évoquent désormais ouvertement l'avenir "global" d'une Alliance vouée à s'élargir à l'ensemble des démocraties de la planète.
L'OTAN se heurte désormais aux limites de cette double évolution. La multiplication des interventions met en lumière l'insuffisance des ressources militaires des membres de l'Alliance et suscite différents projets de réforme. Parallèlement, l'extension des zones géographiques d'intervention et des types d'engagements mis en oeuvre soulève la question des nouvelles missions de l'Alliance, prise entre les ambitions mondiales des Etats-Unis et une vocation européenne que la plupart de ses membres souhaite voir maintenue. Encore les partisans de la vocation européenne de l'OTAN ne s'entendent-ils pas toujours sur les modalités de coopération entre l'Alliance atlantique et l'Union européenne et sur le rôle de la PESD dans la future architecture de sécurité transatlantique.
Les défis que doit affronter l'OTAN sont donc de nature et d'ampleur différente. Les défis de nature opérationnelle sont susceptibles d'une solution technique ; leur résolution dépend essentiellement de la volonté et de la détermination des Etats membres. Les désaccords relatifs à la vocation ultime de l'Alliance sont en revanche essentiels et ne pourront être résolus que par un dialogue approfondi entre ses principaux membres. L'émergence et la consolidation de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense contribueront sans doute, en rapprochant les positions des membres européens de l'Alliance atlantique, à surmonter ces désaccords.
I- L'OTAN face au défi afghan
L'intervention en Afghanistan marque une rupture fondamentale dans l'histoire de l'Alliance atlantique. Jusqu'à la fin de la guerre froide, celle-ci était uniquement vouée à la défense de l'Europe occidentale contre l'Union soviétique. L'objectif implicite était déjà la réunification et la sécurisation du Continent européen. De ce point de vue, les évolutions constatées dans les années 90 - élargissements aux anciens membres du pacte de Varsovie et interventions dans les guerres de l'ex-Yougoslavie - apparaissent moins comme une rupture que comme un achèvement du programme originel du traité de Washington. A la fin de l'année 2000, l'OTAN pouvait considérer, à juste titre, sa mission de départ comme accomplie.
Les attentats du 11 septembre marquent en revanche une vraie rupture. Au lendemain des attentats, l'OTAN invoque, pour la première fois de son Histoire, l'article 5 de son traité fondateur. Chacun des membres de l'Alliance s'engage ainsi à contribuer, à hauteur de ses moyens, à la guerre sur le point de débuter en Afghanistan, dont l'objectif est de renverser le régime taliban coupable de protéger et de soutenir l'action d'Oussama Ben Laden. A l'heure actuelle, près de 32 000 soldats, essentiellement européens, sont présents dans le pays, épaulés par environ 8 500 soldats américains sous commandement indépendant. Si certains de ces soldats se bornent pour l'essentiel à préserver la stabilité retrouvée dans le Nord et le Centre du pays, épargnant ainsi à ses habitants un retour de la guerre, d'autres sont en revanche impliqués dans les combats particulièrement violents qui continuent de faire rage dans le Sud du pays, face à des combattants Talibans qui, opérant au cœur de leur région d'origine, bénéficient de tous les avantages du terrain, de l'identité culturelle et linguistique avec la population environnante et d'un soutien extérieur, dont l'ampleur et la provenance exactes sont difficiles à évaluer, transitant par la frontière pakistanaise.
En dépit de ces avantages, les Talibans ont, pour l'heure, échoué dans leur tentative de reconquérir le reste de l'Afghanistan et n'ont pas davantage réussi à réactiver une base d'opération terroriste susceptible de mener à nouveau des attaques d'ampleur mondiale. La guerre d'Afghanistan représente donc pour l'OTAN un succès incontestable - pour le moment. Mais les affrontements en cours ont tout de même mis en lumière certaines faiblesses structurelles au sein de l'Alliance, faiblesses auxquelles ses dirigeants se sont efforcés de remédier.
1)Des capacités militaires à renforcer
Les combats en Afghanistan ont mis en évidence certaines lacunes dans les capacités d'intervention et de combat des membres de l'Alliance. Ces lacunes sont principalement de deux ordres. La première concerne le nombre insuffisant de soldats disponibles pour le combat contre les forces irrégulières opérant dans le Sud du pays. Cette lacune s'explique à la fois par la prédominance des troupes "classiques" (entraînées au combat contre des armées conventionnelles) par rapport aux Forces Spéciales aptes à la lutte anti-insurrectionnelle et par les restrictions imposées par certains pays au déploiement de leurs soldats dans les zones les plus dangereuses du pays. La seconde lacune est d'ordre matériel et concerne principalement le manque de capacités de transport stratégique (particulièrement dans le domaine du transport aérien) et l'insuffisance des moyens alloués au renseignement technique et humain.
Cette double lacune fait, depuis quelques années, l'objet de l'attention des principaux décideurs européens et américains. La création de la Force de Réaction Rapide (NRF), décidée en 2002, vise à doter l'Alliance d'un corps de soldats spécialisés dans la lutte contre les groupes armés et susceptible d'être déployés très rapidement. Ayant déjà contribué à plusieurs opérations notamment au Pakistan et en Louisiane, cette Force a été déclarée pleinement opérationnelle lors du sommet de Riga de novembre 2006. Au cours de ce même sommet, la plupart des Etats membres ont accepté la levée conditionnelle des restrictions au déploiement de leurs soldats afin de pouvoir prêter main-forte, en cas de nécessité, à la lutte menée par leurs alliés dans le Sud du pays.
Quant au renforcement des capacités techniques, il fait depuis quelques années l'objet de plusieurs plans d'action, à la fois européens et transatlantiques. Au niveau de l'Union européenne, les principaux programmes sont la construction de l'Airbus A-400 M, de l'hélicoptère Tigre, le lancement du programme spatial Galileo, la formation des groupes de combat dans le cadre de l'Objectif global pour 2010 (Headline Goal 2010). Au niveau de l'OTAN, l'accord relatif à la NRF a été complété par la signature d'un mémorandum concernant l'utilisation collective des appareils de transport C-17 et la constitution de Forces spéciales destinées spécifiquement à la lutte contre le terrorisme. Ces efforts devraient se poursuivre au cours des prochaines années ; leur réussite dépend essentiellement de la confirmation de l'engagement politique et financier des Etats membres, notamment européens.
2) Les nécessités de la guerre asymétrique
La guerre d'Afghanistan a une nouvelle fois mis en lumière les insuffisances des armées traditionnelles face à un adversaire recourant aux méthodes de la guérilla - une réalité perceptible depuis plus d'un demi-siècle et illustrée de manière spectaculaire par la guerre en Irak. Dans une telle configuration, la réussite ultime d'une intervention militaire ne dépend plus uniquement du succès des opérations sur le champ de bataille. Une armée victorieuse ne peut en effet envisager de quitter un territoire nouvellement occupé par elle avant que celui-ci ne soit à nouveau en mesure de se gouverner par lui-même. Il lui faut par conséquent, durant la période intérimaire, assurer le retour à l'ordre et la reconstruction des infrastructures civiles, sous peine de devoir faire face à une résurgence de la violence, voire à une anarchie rapidement incontrôlable. Autrement dit, les opérations proprement militaires doivent être désormais considérées comme indissociables des opérations de gestion civile des crises, notamment la stabilisation et la reconstruction des territoires 'libérés', et ce dès la phase de planification de l'intervention [1].
Un des principaux défis auquel l'OTAN doit faire face est précisément cette intégration des dimensions civile et militaire de ses futures interventions. Deux possibilités existent pour lui permettre de mener à bien cette intégration. La première possibilité consiste à assumer elle-même les opérations de stabilisation et de reconstruction des infrastructures civiles. Cette possibilité a déjà été partiellement mise en œuvre en Afghanistan, notamment par la mise en place d'Equipes de Reconstruction Provinciales, chargées de la reconstruction des écoles, hôpitaux, routes..., en particulier dans le Sud du pays. Mais ces équipes manquent globalement de moyens et ne bénéficient pas, à l'heure actuelle, d'une expérience comparable à celle des organisations internationales spécialisées dans la gestion civile des crises. De plus, tant certains Etats membres de l'Alliance que certaines organisations spécialisées redoutent un mélange des genres pouvant aboutir à une "politisation", voire une "militarisation", de la gestion civile des crises et préféreraient en conséquence ne pas voir diluée la vocation strictement militaire de l'OTAN.
Aussi la seconde solution consiste-t-elle à approfondir et à formaliser la coopération entre l'Alliance et ces mêmes organisations, dans le cadre de véritables partenariats opérationnels. De tels partenariats existent d'ores et déjà, avec l'ONU et l'Union européenne au Kosovo, avec l'ONU et diverses organisations non gouvernementales en Afghanistan. Les mécanismes de constitution de ces partenariats doivent encore être affinés et, dans le cas de l'Afghanistan, pâtissent d'une mise en place relativement tardive, la conscience de leur nécessité ne s'étant imposée que récemment, notamment auprès des autorités militaires américaines. Un accroissement considérable des efforts de reconstruction est pourtant indispensable, non seulement à la réussite de l'intervention en Afghanistan mais au bon déroulement de toute opération militaire future. Aussi un rôle accru pour les organisations internationales chargées de la gestion civile des crises apparaît-il incontournable pour l'avenir de l'OTAN.
II- Quelles missions futures pour l'Alliance atlantique ?
La transformation de la vocation opérationnelle de l'OTAN, de la préparation à un affrontement conventionnel en Europe aux actuelles opérations de gestion des crises dans des pays très éloignés des frontières européennes, pose la question de la vocation politique de l'Alliance. Cette question se confond en grande partie avec celle de la meilleure manière d'assurer la sécurité des membres de l'Alliance depuis le 11 Septembre 2001. Deux réponses principales sont aujourd'hui apportées à ces questions.
1)Une "alliance globale" ?
L'intervention en Afghanistan marque la fin du confinement de l'OTAN sur des théâtres d'opération strictement européens et ouvre la perspective d'une Alliance à vocation mondiale, susceptible d'intervenir partout dans le monde. Certains dirigeants et théoriciens américains souhaitent entériner cette évolution et réclament, en conséquence, un élargissement de l'OTAN à des membres non européens, tels l'Australie, le Japon ou l'Inde. Un tel élargissement permettrait, selon eux, de mieux répondre à un double problème : le caractère effectivement mondial des menaces affectant désormais la sécurité des membres traditionnels de l'Alliance et la nécessité pour celle-ci d'un accroissement des forces disponibles pour ses opérations en cours [2]. Ce projet d'élargissement repose sur la conviction implicite que des opérations telles que l'intervention en Afghanistan sont appelées à se reproduire à l'avenir. Dans ces conditions, l'Alliance aura besoin à la fois de renforcer ses capacités d'intervention humaines et matérielles et de se doter de bases d'opérations situées à proximité des théâtres d'intervention potentielles.
Cette conception d'une "Alliance globale" est étroitement liée, de manière implicite ou explicite, à la volonté de nombreux experts et dirigeants américains (qui ne sont pas tous néo-conservateurs) de promouvoir la démocratie dans le monde, que celle-ci soit ou non comprise comme un moyen de lutte contre le terrorisme. L'élargissement de l'Alliance atlantique à des régimes démocratiques situés fort loin de l'Atlantique aurait ainsi valeur d'exemple et illustrerait aux yeux de tous l'intérêt à choisir un mode de gouvernement démocratique. Certains voient dans une OTAN ainsi élargie le prélude à un "Concert des Démocraties" susceptible, le moment venu, de remplacer l'ONU comme forum international à même de légitimer les interventions extérieures de ses membres [3]. L'objectif demeure la création d'un consensus démocratique capable de redéfinir les termes du débat international. Une version atténuée de cette proposition, visant à associer de la manière la plus étroite certains pays partenaires aux activités de l'Alliance, a été formulée par l'administration américaine et reprise à son compte par certains des plus proches alliés des Etats-Unis en Europe, en particulier le Royaume-Uni [4].
2)Les objections européennes
La vision d'une OTAN mondialisée est toutefois accueillie avec réticence par plusieurs Etats européens. Certains nouveaux membres, en particulier en Europe centrale et orientale, redoutent qu'une telle métamorphose ne débouche sur un nouvel ordonnancement des priorités de l'Alliance. Leur souhait est au contraire de voir celle-ci demeurée concentrée en Europe, particulièrement sur leur frontière orientale, afin de pouvoir faire face à une possible dégradation de leurs relations avec la Russie. La récente proposition polonaise, visant à la création d'une armée européenne sous direction de l'OTAN, illustre cette volonté de voir confirmée la vocation strictement européenne de l'Alliance atlantique [5].
La France redoute pour sa part une dispersion des missions de l'OTAN hors de la sphère purement militaire [6]. Elle souligne par ailleurs la perte de cohésion et d'efficacité qu'entraînerait le déploiement de l'Alliance atlantique aux quatre coins du monde. Selon elle, une telle extension géographique pourrait conduire l'OTAN à se voir entraînée dans des conflits étrangers aux préoccupations européennes. Une telle dérive ne ferait qu'exacerber les divisions déjà présentes au sein de l'Alliance. De telles divergences risqueraient, compte tenu de la règle d'unanimité présidant à son fonctionnement, de paralyser la prise de décision et d'hypothéquer la capacité de l'OTAN à agir de manière efficace.
Mais surtout, la France redoute l'effet de perception que ne manquerait pas d'engendrer une "Alliance des démocraties" sous direction américaine. Selon elle, un tel concept renforcerait les arguments de ses adversaires partout dans le monde, pour qui l'Occident est aujourd'hui engagé dans une "croisade" et cherche à imposer par les armes sa civilisation aux nations récalcitrantes. La France estime, au contraire, que l'Europe et les Etats-Unis doivent veiller à ne pas créer de conflits inutiles et, en conséquence, à entretenir en permanence le dialogue avec l'ensemble des Etats du Moyen-Orient, ainsi qu'avec la Russie, non afin de nier l'existence de désaccords (ceux-ci sont bien réels) mais afin d'en minimiser la portée. Aussi est-il essentiel que l'OTAN se borne à des objectifs plus modestes et réalistes : le renforcement des capacités militaires des Etats membres, la nécessaire coordination des positions européennes et l'achèvement des missions actuellement en cours. Pour ce faire, la France n'est pas hostile à la conclusion ou au renforcement de partenariats ponctuels avec des pays non membres de l'Alliance, en particulier avec les Etats voisins des zones de conflit (le Président Chirac a ainsi proposé et obtenu la création d'un groupe de contact sur l'Afghanistan, rassemblant les pays voisins et visant à élaborer une stratégie politique commune susceptible d'orienter l'action militaire des membres de l'Alliance). Mais ces partenariats ne peuvent être conclus que sur une base circonstancielle et dans une optique politique. L'OTAN doit demeurer une organisation euro-atlantique [7] ; la légitimité internationale ne peut appartenir qu'à l'ONU et à elle seule.
III- L'OTAN et la Politique Européenne de Sécurité et de Défense
Ce désaccord sur les missions fondamentales de l'Alliance souligne des divergences plus générales entre ses membres. La disparition de l'unité forcée créée par la menace soviétique pose la question de la viabilité continue d'une institution dont les décisions reposent sur le principe d'unanimité. Le concept des "coalitions de volontaires", mis en avant par l'ancien secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld, répondait en partie à cette réalité d'une Alliance dont les membres ne s'accordent pas toujours sur la politique à mener. La crise irakienne en avait fourni, au printemps 2003, une illustration spectaculaire.
L'avenir de l'Alliance atlantique apparaît dès lors inséparable de l'avenir de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense. En effet, les divergences apparues au printemps 2003 et confirmées depuis lors n'opposent pas principalement l'Europe aux Etats-Unis, mais certains membres de l'Union européenne à certains autres. La pérennité de l'Alliance atlantique suppose dès lors que les Européens parviennent à surmonter leurs divergences, ce qu'ils ne peuvent faire que dans un cadre proprement européen dans la mesure où le rapport aux Etats-Unis est lui-même facteur de division en Europe. Sans unité préalable des positions européennes, incarnée dans une PESD unifiée et cohérente, la question de la pérennité de l'Alliance atlantique continuera de se poser au cours des prochaines années.
1)Etat des lieux de la coopération OTAN - Union européenne
Les défis que l'OTAN et l'Union européenne estiment devoir relever au cours des prochaines années sont pratiquement identiques. Les principaux défis sécuritaires sont la lutte contre le terrorisme, la prévention des conflits et la stabilisation et la reconstruction des Etats défaillants. Les défis opérationnels sont la réforme des forces armées, le renforcement des capacités d'intervention (en particulier dans le domaine du transport stratégique et du renseignement) et l'intégration des capacités de gestion civile des crises. Ces réformes devront par ailleurs s'effectuer dans le contexte d'une certaine raréfaction des ressources humaines et budgétaires [8].
Pour minimiser les duplications et renforcer les synergies entre les deux organisations, l'OTAN et l'Union européenne ont signé plusieurs accords de coopération. Les accords dits de "Berlin-plus" de 2002 doivent permettre à l'Union européenne, dans le cadre de la Politique Etrangère de Sécurité et de Défense, d'utiliser les équipements et les capacités de planification de l'Alliance atlantique pour toute opération où celle-ci ne serait pas elle-même engagée. Ces possibilités d'interaction se trouvent renforcées par la standardisation progressive des normes techniques et des équipements, ainsi que l'harmonisation de la formation des soldats et des cadres des différentes armées nationales. Le processus de rationalisation des industries européennes de défense va dans le même sens.
Les limites à la coopération des deux organisations sont toutefois réelles. Les transformations de l'armée américaine s'opèrent sans concertation avec les autres membres de l'Alliance et à un rythme et avec des moyens financiers et technologiques que les membres de l'Union européenne ne sont pas en mesure d'égaler [9], ce qui rend l'interopérabilité entre les armées américaines et européennes de plus en plus difficile. La politique américaine en matière d'industries de défense représente un obstacle, pour l'heure insurmontable, à la constitution d'un véritable marché transatlantique de l'armement et contraint les industries européennes à s'unir contre leurs concurrentes américaines. D'autres difficultés, d'ordre politique, sont engendrées par le fait que la liste des membres des deux organisations ne coïncide pas exactement : l'OTAN inclut des Etats non européens, des Etats neutres sont membres de l'Union européenne et, alors que la Turquie appartient à la première organisation, Chypre est membre de la seconde. Mais surtout, un désaccord essentiel existe quant à la meilleure manière d'affronter les menaces communes et la place respective de l'OTAN et de la PESD dans la mise en œuvre des réponses à ces menaces.
2)Les conditions d'une vision commune
Les attitudes des différents Etats membres vis-à-vis de l'OTAN et de la PESD reflètent en partie des positions de principes, des traditions diplomatiques et des tropismes géographiques traditionnellement divergents. Mais elles recoupent également deux conceptions du rôle de la force dans les relations internationales. Les partisans d'une suprématie de l'OTAN et d'une communauté d'Etats occidentaux dirigée, peu ou prou, par les Etats-Unis, estiment que la traditionnelle puissance militaire américaine est non seulement nécessaire, mais essentiellement suffisante, pour assurer la sécurité du continent européen sur le long terme. Dans les Balkans occidentaux, vis-à-vis de la Russie ou au Moyen-Orient, la garantie de sécurité incarnée par les Etats-Unis demeure l'atout décisif dont disposent les Européens vis-à-vis de leurs ennemis potentiels. Dans ces conditions, rien ne doit être fait selon eux pour affaiblir l'Alliance atlantique. Quant à la divergence de puissance entre les Etats-Unis et leurs alliés européens, il est inévitable qu'elle débouche sur une certaine suprématie politique des premiers par rapport aux derniers. Une telle vision - 'The West vs. The Rest' - est naturellement en consonance avec l' "agenda démocratique" prôné par le président Bush, dans la mesure où l'Europe et les Etats-Unis demeurent à la fois le cœur du monde démocratique et les seules puissances à même d'en promouvoir l'expansion, par la persuasion ou par la force.
Les partisans d'un renforcement de l'autonomie européenne en matière de sécurité se démarquent de cette vision sur plusieurs points essentiels. Les identités nationales ou ethniques, le positionnement géographique des Etats, la communauté des intérêts et le rapport des forces dans les différentes régions du monde leur paraissent plus importants, dans la conduite des affaires internationales, qu'une quelconque opposition théorique entre régimes démocratiques et non démocratiques [10] ou occidentaux et non occidentaux. Dans ces conditions, non seulement il n'y a aucune fatalité à ce que les éventuels désaccords entre l'Europe et ses voisins s'exacerbent, mais un partenariat transatlantique réaliste devra tenir compte des différences objectives qui séparent les Etats-Unis de l'Europe, qu'il s'agisse de la géographie, des intérêts, du rapport à l'usage de la force et au droit international, des déterminants culturels ou de certains liens particuliers avec le monde extérieur (par exemple les rapports avec Israël) [11]. Par ailleurs, l'utilité de la force dans le monde contemporain leur paraît soulever de nombreuses difficultés. Non seulement il est très difficile pour une armée étrangère de stabiliser et de reconstruire, voire de transformer, un pays occupé, mais de telles entreprises exigent généralement beaucoup plus de temps et de ressources que les opinions publiques occidentales ne sont habituellement disposées à leur accorder. Surtout, la lutte contre le terrorisme est un processus essentiellement policier et judiciaire ; un usage disproportionné de la force risque au contraire d'encourager les vocations terroristes. Dans ces conditions, les interventions militaires occidentales devront à l'avenir être réduites au strict minimum, se limiter aux menaces les plus graves (quitte à accepter une définition moins que parfaite de la sécurité internationale) et s'accompagner d'un effort particulièrement important dans le domaine de la gestion civile des crises. Or, dans ce dernier domaine, les compétences de l'Union européenne sont supérieures à celles des Etats-Unis ou de l'OTAN et certaines raisons structurelles incitent à penser que cette situation se prolongera à l'avenir [12]. Dans ces conditions, bien loin d'affaiblir le partenariat transatlantique, le renforcement de la PESD pourrait s'avérer indispensable à la pérennité de celui-ci. Le déséquilibre traditionnellement imputé à la relation euro-américaine pourrait alors se muer, par la force des choses, en une relation plus équilibrée et plus complémentaire.
Ces deux conceptions ne sont nullement vouées à demeurer incompatibles. Dans le sillage de la guerre en Irak, un retour au "réalisme" - c'est-à-dire à une approche à la fois moins idéologique et moins militarisée des relations internationales - est perceptible aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ; si cette évolution se confirmait, les relations de ces deux pays avec la France ne pourraient que s'en trouver améliorées. Quant à celle-ci, elle n'a jamais remis en cause l'importance de la garantie militaire américaine pour la sécurité de l'Union européenne. Un renforcement simultané de l'OTAN et de la PESD reste donc à l'ordre du jour pour les prochaines années. Un accord politique entre les deux principales puissances militaires européennes demeure toutefois indispensable à la réussite de ce processus. De même que la PESD n'a guère de chance de réussir sans la coopération loyale et sans réserves du Royaume-Uni, l'OTAN ne surmontera pas ses problèmes actuels sans la collaboration pleine et entière de la France. Chacun devrait tirer de cette double réalité les conséquences qui s'imposent.
Conclusion
Les controverses actuelles relatives à l'avenir de l'OTAN se focalisent à juste titre sur l'intervention en cours en Afghanistan. La réussite de cette intervention est essentielle, tant pour l'avenir de l'Alliance atlantique que pour la sécurité internationale. Un accroissement des efforts aussi bien civils que militaires est plus que jamais à l'ordre du jour. Mais la question afghane ne saurait masquer les désaccords plus profonds relatifs à l'avenir du partenariat transatlantique et de la sécurité européenne. La résolution de ces désaccords passe à la fois par un compromis entre les principaux membres de l'Alliance et par un renforcement de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense.
Le caractère irremplaçable de l'alliance américaine ne saurait en effet dissimuler aux Européens l'importance décisive des atouts dont ils disposent. En associant aux forces militaires occidentales une palette extrêmement diversifiée de savoir-faire dans le domaine de l'administration civile, de la construction d'infrastructures et du développement économique [13], la PESD paraît mieux en mesure d'assurer le succès des futures interventions européennes et américaines, qu'une Alliance atlantique dont les capacités se borneraient à une puissance de feu sans équivalent. A condition, il est vrai, d'être soutenue et renforcée par l'ensemble des Etats européens, à commencer par les plus puissants d'entre eux.
[1] Cf. Quentin Perret, "L'Union européenne et la gestion des crises", Question d'Europe n°22, 13 mars 2006. http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0022-l-union-europeenne-et-la-gestion-des-crises
[2] Cf. Ivo Daalder et James Goldgeier, "Global NATO", Foreign Affairs, September/October 2006
[3] Cf. G. John Ikenberry and Anne-Marie Slaughter, The Princeton Project on National Security: Forging a World of Liberty under Law, Princeton University, 2006
[4] Voir la position officielle du département d'Etat américain, soutenue par le gouvernement britannique : http://www.state.gov/p/eur/rls/rm/65874.htm
[5] http://www.easterneuropeblog.com/2006/11/poland_proposes_creation_of_natocontrolled_eu_army.html#more
[6] Voir la tribune publiée par le président Chirac dans plusieurs quotidiens européens et américains : (28 novembre 2006) http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/interviews_articles_de_presse_et_interventions_televisees/2006/novembre /tribune_du_president_de_la_republique_a_l_occasion_ du_sommet_de_l_otan_a_riga_publiee_dans_36_pays.66986.html
[7] Cf. Michèle Alliot-Marie, "L'OTAN doit rester une organisation euro-atlantique", Le Figaro, 30 octobre 2006.
[8] Voir la "Vision de long terme" (Long Term Vision) publiée par l'Agence Européenne de Défense le 3 octobre 2006.
[9] Le budget total de l'UE et de ses Etats membres en matière de défense pour 2006 est d'environ 160 milliards de dollars, contre 441 milliards pour les Etats-Unis. En raison des duplications entre armées nationales, les dépenses européennes sont de surcroît bien moins efficaces que les dépenses américaines.
[10] La lutte contre le terrorisme, qui unit indifféremment regimes démocratiques et autoritaires face à un ennemi commun, constitue un exemple particulièrement probant.
[11] Cf. Bruno Tertrais, Europe/Etats-Unis: valeurs communes ou divorce culturel ?, Note n°36, Fondation Robert Schuman ; Thierry Chopin, L'Amérique et l'Europe : la dérive des continents ?, Grasset, 2006.
[12] Cf. http://www.globalsecurity.org/military/library/report/1995/LJD.htm
[13] Cf. Maxime Lefebvre, "La stratégie européenne de sécurité à l'épreuve des faits", in Thierry Chopin et Michel Foucher (dir.), L'Etat de l'Union - Rapport Schuman 2007 sur l'Europe (à paraître)
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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