L'Euro est irréversible

Union économique et monétaire

Jean-Paul Betbeze

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1 février 2016
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Betbeze Jean-Paul

Jean-Paul Betbeze

Économiste, Président de Betbèze Conseil, membre du Comité scientifique de la Fondation Robert Schuman

L'Euro est irréversible

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Où en sommes-nous désormais ? Avons-nous trouvé la solution ? Est-ce une accalmie ? Aucune des deux, bien sûr. Depuis, des tensions nouvelles naissent en effet dans divers pays de la zone euro (mouvements indépendantistes, pays devenus très difficiles à gouverner, critiques croissantes de la BCE) et à la périphérie (cas du Brexit). Ces derniers jours, la lente reprise européenne inquiète, et plus encore le risque d'une crise mondiale qui fait plonger les bourses.

Jusqu'au moment où Mario Draghi, président de la BCE, dit qu'il va agir "sans limites" et "dans le cadre de son mandat d'inflation proche mais inférieure à 2%" pour soutenir l'activité en zone euro. Les marchés mondiaux rebondissent. Mais pour combien de temps ? Ils pensent que l'euro est irréversible et c'est décisif, mais il faut être prudent par les temps qui courent. La confiance dans une monnaie n'est jamais donnée, elle vient du sérieux dans la durée et des épreuves dépassées.

Alors, comment comprendre ce pari de la zone euro et ses difficultés de mise en œuvre ? Comment comprendre son importance, pas seulement celle d' "une" zone monétaire, mais de "la" première entité économique du monde ? Comment continuer ?

Pourquoi donc dire :The euro is irreversible ?

Une zone monétaire est un acte politique, pas la mise en acte d'une théorie monétaire : on ne le répètera jamais assez. Il s'agit de réunir un groupe de pays autour d'une monnaie unique pour renforcer leur influence géopolitique et leur efficacité économique, les deux étant liées. Bien sûr, c'est un processus long et complexe. Une zone monétaire ne naît pas optimale. La question est de le devenir dans le temps, un temps long, autrement dit de résister aux chocs qu'elle va subir. Elle le devient, non pas optimale au sens strict, mais de plus en plus crédible, en fonction au départ de la force et de la compatibilité de ses diverses composantes. Elle le devient surtout en fonction des volontés et dynamiques d'intégration, centripètes, qui se manifesteront, de plus en plus puissantes par rapport à celles, centrifuges, de la désunion.

Dans le cas européen, pour créer la zone euro à partir de la matrice de la CECA, certains pays se rapprochent économiquement et financièrement. Ils retiennent certains critères chiffrés, en l'espèce les célèbres critères de Maastricht (inflation, taux d'intérêt à long terme, déficit public et dette rapportée au PIB). Ces critères sont ensuite observés pendant deux ans, le temps de voir comment chaque pays s'accommode par rapport aux autres, autrement dit se met à converger vers les cibles (nominales) proposées et donc, sous ce prisme nominal, vers les autres pays membres. La base économico-financière entend se créer ainsi.

Puis l'entrée en monnaie unique a lieu, dite irréversible. Elle est un saut qualitatif. Il suppose implicitement que tous les membres de la zone euro ont bien compris les règles du jeu, pour les suivre, notamment en termes de nécessaire désinflation et de déficit budgétaire, sachant que, dans le cadre de la zone euro, aucun pays ne peut être sauvé par les autres, ni financé par la Banque centrale européenne, s'il ne les suit pas.

L'irréversibilité de l'euro est donc un très fort engagement de crédibilité externe vis-à-vis de tous les autres pays et toutes les zones monétaires du monde, fondé lui-même sur un engagement de crédibilité interne des forces politiques, économiques et sociales qui créent l'union monétaire. En disant que l'euro est irréversible, elles assurent qu'elles ne pourront s'affranchir des règles qui créent la monnaie unique. Ces règles sont assez simples en fait :

- la compétitivité économique est la base de la zone pour les entreprises privées. Elle permet l'emploi dans la durée, emploi qui vient de la compétitivité-coût (modération des salaires - donc dialogue social, et modération des charges - donc qualité de la gestion publique) et hors coût (innovation avec profitabilité, formation et souplesse, grâce à un débat social de qualité dans l'entreprise),

- l'efficacité budgétaire permet la coexistence des Etats dans la zone, sans endettement et sans transfert massifs. Elle vient d'un débat de qualité entre les élus et les électeurs de chaque pays, aidés par leurs administrations nationales.

La correction des erreurs

Dans ce contexte, quand un pays diverge, ceci se manifeste d'abord en termes d'inflation. Il en a plus que les autres s'il a plus de salaires (privés et publics) que d'autres. Alors sa compétitivité s'érode. Au déficit extérieur qui se creuse, sans effet visible puisque nous sommes en monnaie unique, correspond un effet réel : l'affaiblissement des entreprises d'abord, avec ses conséquences en termes d'emploi, les moindres rentrées fiscales et budgétaires ensuite, avec la montée du déficit et de la dette. Vient alors très vite un effet financier, avec la montée des taux longs par rapport aux pays qui se comportent relativement mieux.

Cet ensemble d'effets négatifs devrait "normalement" conduire à une solution coopérative vertueuse. Le pays qui diverge doit modérer ses salaires et sa demande publique, donc ralentir pour restaurer sa compétitivité privée, exporter plus et améliorer ainsi ses comptes publics.

La double persistance dans l'erreur

Mais cet écart par rapport à la convergence peut conduire aussi à deux autres comportements, moins vertueux. C'est d'abord la continuation du comportement déviant, quitte à "jouer" sur les règles. Ou c'est la recherche d'une autre forme de croissance qui met l'accent non pas sur les biens et services échangeables, mais sur les biens et services internes.

On connaît la voie de la "déviation persistante". Elle a conduit à ce que de "petits pays" soient mis sous pression (Portugal) quand ils s'éloignaient des règles de déficit public, mais pas les "grands" qui s'en affranchissaient : la France et l'Allemagne en 2003. Derrière le tabou de la sortie d'un pays de la zone euro, avec son ensemble de règles et de sanctions internes, ainsi que l'interdiction du financement monétaire des déficits par la Banque centrale, il y avait l'idée de renforcer la crédibilité de l'union par le respect des règles. Le suivi des règles budgétaires de déficit devait être soit décidé de l'intérieur par un pays - meilleure solution, soit de l'extérieur - sous la pression des pairs. Mais en 2003, tel n'a pas été le cas pour les deux plus grands d'entre eux. Ce "deux poids deux mesures" a eu des effets négatifs, même si - par la suite - on a tenté de "raffiner" les mesures. Tout se paye quand on ne respecte pas les règles qu'on édicte. Pas nécessairement pour ceux qui s'en affranchissent. Pas nécessairement tout de suite. Les règles ne prévoient jamais tout mais doivent toujours être améliorées dans la clarté et la surveillance mutuelle. Autrement, elles se vengent.

On va alors tester la voie de la "déviation innovante". En effet, les pays du sud ont vite vu les difficultés qu'ils avaient à suivre une croissance par la compétitivité extérieure, à l'allemande. En même temps, ils se sont très vite rendu compte de l'intérêt d'une croissance par l'intérieur, profitant de la crédibilité allemande et des taux d'intérêt qu'elle permettait. En clair, le sud s'endette dès son entrée dans la zone euro aux taux allemands, soit au moins 300 points de base au-dessous de ses anciennes conditions de financement. L'entrée dans la zone euro a été, au début, un choc positif de taux d'intérêt pour l'Espagne, le Portugal ou l'Irlande, les conduisant à soutenir leur croissance... par le logement.

Le cas espagnol est exemplaire de cette dérive. La production de logements espagnols ne cesse de croître, alimentée par des taux bas et des politiques très agressives de distribution de crédit par les banques et les caisses d'épargne. Les résultats sont spectaculaires. Les pays du sud, pas seulement l'Espagne, rattrapent vite la moyenne européenne, derrière la montée de la part relative de la construction dans le PIB. Leurs salaires se mettent à grimper, minant leur compétitivité. Mais ce qui se passe sur le commerce extérieur ne se voit pas dans ce modèle. Ce qui importe, c'est la croissance, avec l'emploi et plus encore les entrées fiscales qui vont avec. Et ceci va, comme toujours, aussi longtemps que "le bâtiment va".

Mais vient un moment où la surproduction de logements au sud est manifeste. Les logements tardent à se vendre, les stocks montent. Les constructeurs souffrent. Les banques et caisses d'épargne s'inquiètent, jusqu'au moment où la crise éclate aux yeux de tous. Les banques et caisses d'épargne sautent, c'est la récession. Le déficit budgétaire et la dette publique explosent. Les taux longs s'envolent.

Au bord du gouffre, l'Espagne et les autres pays du sud appellent les autres pays à l'aide. Ils répondent positivement, ce qui montre leur solidarité foncière. Mais ces aides s'accompagnent bien sûr d'engagements pour que les pays changent, en fait, de voie. Ce sera moins de croissance par l'intérieur, plus par l'extérieur. Ils mènent alors une double dévaluation interne (puisqu'avec la monnaie unique la dévaluation monétaire n'est plus possible). C'est la dévaluation salariale d'abord, en baissant leurs salaires et retraites, donc leurs coûts de production. C'est la dévaluation fiscale ensuite, en montant leurs impôts et taxes. Une récession résulte mécaniquement de cet ajustement particulièrement douloureux, souvent nommé "austérité". Diminuant la demande interne et faisant baisser les prix, elle permet de remonter les profits des entreprises et de faire repartir la croissance par l'exportation, les coûts étant redevenus compétitifs... au détriment des autres. De très nombreux emplois sont perdus, liés pour l'essentiel à l'immobilier. Les banques se concentrent, comme les entreprises - et l'économie grise se développe, avec les pertes de ressources fiscales que ceci implique, plus ses coûts humains.

C'est pour arrêter un risque fatal et permettre cette logique de double dévaluation interne, en juin 2012, que Mario Draghi prononce sa célèbre phrase, disant qu'il ferait whatever it takes, tout ce qu'il faut. Il s'agit pour lui, en fait, d'arrêter la montée des taux longs. Autrement, elle allait emporter les pays du sud, puis la zone euro. Ces quelques mots liés, bien sûr, à la crédibilité de leur auteur et à celle de la BCE suffisent pour ramener le calme et faire baisser les taux longs. C'est plus tard que les mesures de soutien et de consolidation bancaire pourront avoir lieu, ainsi que la mise en place d'une solution structurelle en cas de crise locale (Opérations Monétaires sur Titres -OMT), avec, là-aussi, des règles strictes d'octroi et de comportement. L'avantage, c'est que la voie déviante est fermée. La sortie de la zone euro l'est donc aussi. Elle l'est autant pour des pays comme l'Irlande ou le Portugal, avec des risques d'effets domino bancaires, que pour l'Espagne et l'Italie. Mais ceci passe par des aides et des crédits très importants des autres membres de l'union, aides et crédits conditionnels à des réformes, preuve de la solidarité de fait de la zone.

Ce que montre le "jeu" grec

Il est très particulier, et ceci depuis le début. On sait que la Grèce a enjolivé ses comptes pour entrer dans la zone euro (un déficit budgétaire annoncé d'environ 3,5% du PIB alors qu'il était du triple). Autrement dit, elle ne pouvait vivre dans la zone euro, avec un taux de change d'entrée trop fort - qui handicapait sa compétitivité et un déficit budgétaire plus fort que pensé - conséquence d'une longue pratique d'évitement de l'impôt et de fortes dépenses publiques. Alors la Grèce suit la voie du "rattrapage par la construction", bénéficiant de ses avantages naturels (nature, histoire, culture...), plus celle des embauches de fonctionnaires. Mais elle est vite "rattrapée" par les crises, étant le maillon faible de l'ensemble. Les crises immobilière, bancaire, fiscale et budgétaire s'ajoutent et pèsent sur cette économie déjà fragile. Alors, la sortie de la zone euro est là-encore envisagée. Mais cette sortie pose des questions géopolitiques, financières et monétaires graves. Disons-le : le risque de ralentissement économique pesant sur la zone euro à la suite d'une forte récession grecque n'a pas été très présent, du fait du faible poids de la Grèce dans la zone (2,3% du PIB en 2013).

Le cas géopolitique est bien plus sérieux. La Grèce œuvre en effet dans une zone instable : Macédoine, Serbie, à proximité de la Russie et de la Turquie, au moment même où la crise s'étend de l'autre côté de la Méditerranée. Elle est en passe de recevoir plus d'immigrants de Libye et Syrie que l'Italie, sans avoir les moyens militaires et médicaux de ce pays. Expulser la Grèce de la zone euro est alors vu comme le risque de faire naître un Etat très fragile, peut-être pire, dans ces lieux de fortes tensions.

Le problème financier grec est très significatif aussi. il s'agit de trouver 80 milliards € supplémentaires pour permettre au pays de franchir l'obstacle des remboursements immédiats et de mettre en place des politiques de restructuration lui faisant rejoindre la "voie vertueuse" à marche forcée : privatisations, réduction des dépenses publiques, flexibilisation du marché du travail, ouvertures du marché des biens, hausse de la TVA notamment. Tout ce qui était jugé socialement et politiquement impossible et était refusé par les Grecs leur revient en boomerang sous la pression de leurs "pairs", leurs banques étant fermées. Personne ne sait la façon dont ceci sera accepté, même après les votes du Parlement, puis sera mis en œuvre, puis réussira.

Le cas monétaire est le plus important de tous. En effet, les Grecs prennent appui sur les engagements répétés que "chacun fera tout pour que la Grèce ne sorte pas de la zone euro" pour faire eux-mêmes des efforts plus mesurés. Dans un jeu classique de poule mouillée (expression classique de la théorie des jeux où chacun teste la résistance de l'autre à la peur, et qui n'a aucune connotation péjorative entre pays), la Grèce se dit qu'elle a moins à perdre que les gros à sortir, elle, de la zone euro. Donc c'est "à eux" de l'aider. Ceci tient, jusqu'au moment où l'Allemagne envisage une sortie, même temporaire, le 11 juillet 2015.

Bien sûr, on peut toujours critiquer la démarche allemande. Elle "ouvre la boîte de Pandore". Comment être sûr en effet que cinq ans suffiront à la Grèce pour retrouver une voie de croissance ? Quels risques d'entraînement pour d'autres pays désireux de "s'offrir" une dévaluation et attendus ensuite au bercail... Mais reconnaissons que la démarche allemande entre aussi dans le jeu, au sens de la théorie des jeux, en déstabilisant la position grecque.

Dans ce contexte, la menace allemande de sortie (appuyée par d'autres pays du nord et de l'est de la zone euro) apparaît au moins aussi crédible que l'assurance antérieure de n'avoir pas à sortir. Donc la Grèce doit lâcher, puisqu'il ne peut y avoir de solution coopérative dans ce cas de dilemme du prisonnier. Elle doit endosser le programme que les autres membres de la zone euro lui "proposent" et faire en peu de temps et sous contrainte externe ce qu'elle aurait dû faire elle-même, sur un temps bien plus long. Il est à souhaiter, pour que tout ceci fonctionne sans drame politique et social, que les autres membres de la zone euro l'aident, avec un abandon de créance. Autrement, nous nous retrouverons dans un cas perdant-perdant.

Pourquoi "pas de sortie" : la logique spécifique de la zone euro

Le cas grec, le plus dramatique de tous, montre ce qu'il en est de ne pas suivre les règles dans une zone monétaire non pas "imparfaite", elles le sont toutes, incomplète bien sûr, mais plus encore sans systèmes de correction suffisamment puissants. La Grèce en paye actuellement le prix. La conception de la zone euro, une fois que ses membres sont admis sans possibilité de sortie, pose en effet qu'ils sont individuellement responsables de leur budget et de l'amélioration spécifique de leur compétitivité. En contrepartie, la zone euro, avec sa crédibilité, ses taux bas et ses moyens, offre ainsi un bien public complémentaire aux efforts de chacun. Elle n'est pas une union monétaire complète, qui comporte toujours une union de transfert. En France par exemple, il est clair que la région Ile de France, par exemple, paye en partie pour d'autres, sans que ceci ne pose de réel problème. Mais telle que la zone euro a été prévue, l'Allemagne ne doit pas payer pour l'Espagne, par exemple, du moins a priori, autrement dit si chacun suit les règles. Ce n'est que dans des cas extrêmes, celui d'une crise mondiale par exemple, que des budgets spécifiques de solidarité (en fait des crédits à conditions privilégiées) peuvent se mettre en place. Et ceci est d'autant plus fondé, dans le cas de l'Espagne, qu'elle a respecté les critères de Maastricht ! Ceci prouve que les unions monétaires excluant a priori des unions de transfert et reposant seulement sur des règles ont trois défauts :

- les risques de non sanction de ceux qui ne suivent pas les règles, France et Allemagne en l'espèce,

- l'imperfection des règles, le cas espagnol étant exemplaire de cette situation,

- et surtout l'oubli des effets monétaires eux-mêmes d'une union monétaire, même imparfaite, même incomplète.

Au-delà de ce qui s'est passé en mai 2003 pour l'Allemagne et en octobre 2003 pour la France, puis des changements de règles de calcul des déficits excessifs, puis des délais successifs, notamment accordés à la France ce qui a suscité un relâchement généralisé, la zone monétaire euro a non seulement dérapé sur ses règles, mais elle a tout simplement oublié... l'euro. Ceci étant lié à cela.

La zone euro n'est pas un syndicat de copropriétaires

La zone euro n'est pas du tout, comme on le lit souvent, un syndicat de copropriétaires qui s'entend (plus ou moins bien) pour gérer les charges au mieux, en valorisant un patrimoine comprenant le logement de chacun, plus les parties communes. Pourquoi ? Parce que l'euro change la donne. La monnaie unique, parce qu'elle supprime les risques de dévaluation, en même temps que tout est fait pour créer un marché unique qui réduit les coûts de transaction, polarise les richesses. De grandes régions se forment, de grandes unités et réseaux naissent, bien au-delà des anciennes économies nationales. Ce qui est produit ici ne l'est plus là, créant des inégalités sociales et spatiales, forçant à des changements. La zone euro, au-delà des règles de gestion demandées à chacun, a mis dans sa logique un accélérateur exigeant et perturbateur : l'euro lui-même. Elle l'a oublié.

C'est pourquoi la zone euro doit devenir plus ouverte, pour permettre en son sein les mouvements de personnes et de capitaux - on en mesure les difficultés. C'est pour cela qu'elle doit soutenir les innovations pour entrer dans la nouvelle économie de la communication, de l'information et du partage - on en mesure les coûts. C'est surtout aussi pour cela qu'elle doit revoir de façon plus forte et intégrée sa gouvernance. Cette intégration en amont implique un renforcement de ses choix stratégiques, au-delà des accords sectoriels et autres Erasmus qui la font (bien) avancer, sous la houlette d'un Eurogroupe dont le poids devra être renforcé, peut-être en étant dirigé par un chef d'Etat ou de gouvernement. Plus nettement, il faudra que cette zone euro ait plus de moyens pour mener une politique de croissance dans le cadre de la zone. Il lui faudra un budget plus important pour se protéger et gérer ses frontières. Il lui faudra un budget supérieur, sur ressources propres et non concédées par les Etats, ce qui met actuellement l'Europe et la zone euro en situation de dépendance par rapport aux Etats. Plus profondément encore, il faudra que la zone euro renforce son intégration politique pour endosser et accepter plus de fonctions de transfert, sous conditions très strictes évidemment. Les Etats-Unis cherchent, depuis très longtemps, a more perfect union. L'Europe veut aller e pluribus unum. Cette unité implique des stratégies plus unifiées, des responsabilités mieux partagées et des compensations internes plus transparentes. On mesure le chemin à faire si l'on veut (à ceci près qu'il est en large partie obligatoire) que la zone euro résiste aux chocs actuels.

La poursuite des difficultés, entre montée des tensions internes et externes

La zone euro a passé les problèmes les plus aigus posés par la crise grecque, mais on voit que les problèmes sociaux et économiques demeurent, aiguisés par les migrants dont elle reçoit une part majeure. En même temps, les tensions politiques montent au sud et au nord. Au sud, à l'extrême gauche, avec des réactions de plus en plus structurées contre l'austérité. Elles conduisent à des pays difficilement gouvernables : Portugal et Espagne notamment. Au nord avec des mouvements politiques d'extrême droite qui veulent une moindre dynamique européenne (Pays-Bas, Finlande). Ils s'appuient sur les difficultés de la zone et sur le drame des migrants.

La politique monétaire de la zone euro, dans ce contexte, affirme de plus en plus sa dominance. Faute du reste. Le quantitative easing qu'elle mène depuis près d'un an, avec l'achat de 60 milliards € de bons du Trésor (et "papiers" assimilés) par mois, permet de faire baisser les taux (et l'euro). Cette politique monétaire permet de faire repartir l'activité économique, mais - si et seulement si - les "réformes" se mettent en place, autrement dit la flexibilisation des marchés et la modernisation de l'Etat - ce qui n'est pas nécessairement le cas. Les taux bas permettent de rendre l'économie plus agile pour s'adapter à la nouvelle donne, mais ils ne peuvent pas éviter de le faire. Autrement, le risque sera d'autant plus grave encore pour les pays qui ne jouent pas ce nouveau jeu, "surfer" sur le quantitative easing, après l'immobilier.

Et quand Mario Draghi dit en janvier 2015 à Davos qu'il a no limits à son action, il répète en plus fort, plus large et plus risqué son whatever it takes de juin 2012. Des mois ont passé, des crises majeures ont été résolues, mais d'autres défis se présentent. Cette fois, Mario Draghi joue plus gros, et des Banques centrales, notamment la Buba, ne le suivent pas - en tout cas pas totalement, pas toujours.

L'impossible "sortie de l'euro" agitée dorénavant, comme son symétrique : "l'irréversibilité de l'entrée", montrent que la zone euro est une union monétaire par les règles qui ne fonctionne pas assez bien. Elle ne fonctionne pas assez bien d'abord parce qu'elle ne suit pas ses règles et moins encore leur esprit ; ensuite parce que les règles (humaines) ne fonctionnent jamais "bien", par construction. Il faut toujours les revoir pour les améliorer. Elle ne fonctionne pas bien, enfin et surtout, du fait même de son succès - elle qui résiste quand même à une tourmente sans égale et entend avancer dans un monde plus complexe et plus tendu. Il ne faut pas l'oublier. "La sortie de l'euro", spectre ou menace, n'est évidemment pas la réponse adéquate à une intégration qui doit être nécessairement plus forte, avec une union de transfert à calibrer de façon très précise, responsable, transparente avec une intégration politique à renforcer. "L'euro irréversible", symétriquement, n'est pas une phrase à répéter en boucle, pour répéter que la menace n'existe pas, donc que les efforts peuvent être modérés, mesurés, étalés. L'euro n'est là ni pour éviter l'effort, ni pour faire peur. Il est là pour faire a more perfect Europe. C'est plus important que jamais.

Nota : ce texte s'inspire de l'article "Sortir de l'euro : un spectre ou une menace crédible ?" publié dans Questions internationales n°76, novembre-décembre 2015, avec l'aimable autorisation de la Rédaction de la revue.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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