Élargissements et frontières
Michel Foucher,
Gilles Lepesant
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Gilles Lepesant
Relevons de ce texte lu 12 ans plus tard un niveau d'ambition paraissant désormais irréaliste (notamment la mise en conformité des législations sur l'acquis communautaire), une offre européenne qui s'adresse aussi à la Russie mais que celle-ci a déclinée, une vision non différenciée faisant fi des différences notables entre les sous-ensembles qui composent le voisinage, un accent mis sur les valeurs (le Traité précisant pour sa part que les relations de voisinage s'appuient sur les valeurs européennes).
Depuis ce texte, un contexte géopolitique radicalement nouveau est apparu caractérisé par les révoltes arabes et la nouvelle politique intérieure et extérieure russe. Même s'il explique pour une large part les difficultés actuelles de la politique européenne de voisinage, ce contexte nouveau ne doit pas occulter une réflexion sur les succès et les lacunes de cette politique. On peut légitimement s'interroger sur le bien-fondé de ce postulat géographique selon lequel tous les pays limitrophes devraient disposer du même cadre et de la même perspective simplement parce qu'ils sont proches.
Un bilan en demi-teinte dont l'UE n'est que partiellement responsable
En termes d'accords signés, le bilan est positif. Depuis 2003, l'Union européenne a signé plusieurs accords majeurs avec ses voisins: des Accords d'association avec l'Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, des partenariats pour la mobilité, des accords de facilitation d'octroi de visas, différents accords techniques qui permettent notamment de soutenir des projets d'infrastructures et de partager des savoir-faire.
En termes d'État de droit, le bilan est plus nuancé. Pour ne retenir qu'un seul indicateur, nécessairement partiel, celui de la perception de la corruption, tous les pays du voisinage ont entre 2003 et 2013 reculé dans le classement de Transparency International, sauf la Géorgie. Entre 2007 et 2015, le climat des affaires s'est amélioré dans la plupart des États voisins mais 3 pays seulement figurent en 2015 parmi les 50 pays jugés les plus vertueux en la matière (Géorgie, Israël, Arménie).
En termes d'interactions, le bilan est également positif. Les pays du voisinage sont parmi les premiers demandeurs de visa Schengen. La Russie est de loin le premier pays demandeur. L'Ukraine occupe la deuxième place. La Biélorussie, présentée comme un pays isolé, sollicite davantage de visas Schengen que la Turquie, pays engagé dans des négociations d'adhésion.
Sur le plan économique, la part de l'Union européenne dans les exportations des pays voisins reste élevée mais la libéralisation des échanges avec les pays du sud de la Méditerranée (plus avancée qu'avec l'Est) a pour l'heure des effets limités sur la diversification des tissus économiques des pays partenaires.
Le volet politique de la PEV pourrait être renforcé
À ses origines, la Politique européenne de voisinage a été volontairement présentée comme un dispositif d'aide à la modernisation et non comme un instrument politique. "La politique de voisinage n'est pas en soi un outil de prévention des conflits ou un mécanisme de règlement des conflits" (Benita Ferrero-Waldner). Par son initiative en Ukraine, le Kremlin a néanmoins repolitisé la politique des voisinages.
S'en tenir aux enjeux techniques comporte des avantages. La volonté de certains États membres de politiser l'action de la Commission vis-à-vis du sud de la Méditerranée a eu pour résultat une série de blocages que le dialogue technique permettait de contourner. S'inspirer de la philosophie de Jean Monnet et de Robert Schuman, quitte à institutionnaliser à terme les solidarités concrètes nouées, permet de déconnecter les coopérations de conflits promis à durer.
La crise ukrainienne a néanmoins illustré les limites de cette approche. En outre, la création du SEAE ainsi que le regroupement des thématiques du voisinage et de l'élargissement dans un même portefeuille à la Commission ont procédé d'un constat tacite à Bruxelles : la politique de voisinage est un enjeu géopolitique. Il convient d'en tirer les conséquences.
Ajuster la finalité aux capacités de l'Union et de ses partenaires
Envisager une intégration par les marchés paraît ambitieux. Les avancées en la matière ont été limitées. D'une part, l'Union européenne peut certes se targuer de barrières tarifaires basses et d'une politique d'ouverture asymétrique. Néanmoins, l'objectif est une libéralisation réciproque des échanges avec reprise par les États membres d'une large partie de l'acquis communautaire (y compris des directives pour lesquels certains États membres disposent d'une clause d'opting-out). Rien ne démontre que les accords de libre-échange sont la panacée.
Si la responsabilité de Moscou dans le déclenchement et la poursuite du conflit ukrainien ne saurait être minimisée, ce dernier invite à s'interroger sur l'une des finalités de la politique de voisinage, à savoir étendre les normes du marché intérieur. Une telle ambition, logique dans un processus d'élargissement, paraît excessive dans la relation avec un pays comme l'Ukraine confronté non seulement à l'héritage soviétique mais aussi à des fractures internes et à des enjeux de sécurité.
Le recul manque pour évaluer la portée des accords d'association adoptés dans le cadre du Partenariat oriental. Certaines études prédisent un impact légèrement positif, d'autres, un effet négatif. Le cas euro-méditerranéen ne permet pas d'anticiper de substantiels avantages pour les économies voisines. En somme, le bénéfice des accords d'association est non seulement étalé dans le temps (en raison des périodes transitoires) mais également incertain. Dans le même temps, un alignement sur l'acquis communautaire est suggéré aux pays partenaires, sans perspective politique précise et sans financement significatif.
L'association proposée à l'Ukraine à travers cet accord est la dernière étape avant l'Espace Économique Européen (EEE) qui lie l'Union européenne à l'Islande, au Liechtenstein et à la Norvège. De son côté, l'Union s'engage également à ouvrir davantage ses marchés, une perspective qui a été précipitée au cours des premières semaines de la crise.
Une démarche plus modeste serait-elle préférable ? La méthode adoptée pour la libéralisation du régime des visas paraît plus adaptée. Le processus est progressif, rythmé par des étapes dont le franchissement est régi par des critères précis.
L'ambiguïté sur la finalité de la Politique européenne de voisinage permet de préserver l'unité entre les États membres, de ne pas décourager les aspirations européennes sensibles dans certains pays du voisinage et d'éviter la répétition d'un scénario turc dans lequel l'Union se retrouve piégée par ses promesses successives. La question demeure : le partenariat oriental est-il le premier pas vers l'adhésion ou un volet de l'action extérieure de l'Union ? Il serait préférable de dissiper cette ambiguïté, de ne pas solliciter de la part des États voisins, une reprise de l'acquis communautaire, de s'entendre sur des programmes de travail dans un nombre limité de domaines jugés prioritaires par les parties prenantes.
Repenser l'assistance financière
Le montant et les modalités de l'assistance financière contrastent avec l'ambition affichée. De l'indépendance à 2013, l'Ukraine a perçu environ 130 millions €/an [1]. Au final, la dotation pour l'ensemble des partenaires de la politique européenne de voisinage sera de l'ordre de 15 milliards € entre 2014 et 2020, soit le montant reçu par la France au titre de la politique de cohésion pour la même période [2].
Au final, le fait que la politique de voisinage soit calquée sur la politique d'élargissement dans sa méthodologie alors même qu'elle ne bénéficie pas du cadre politique et des financements inhérents à un processus d'adhésion invite à clarifier l'ambition de la Politique de voisinage : extension à marche forcée du marché intérieur ou mise en place d'actions hiérarchisées adaptées à chaque État partenaire ?
Se limiter à un nombre réduit de priorités pourrait certes heurter certains États partenaires (et certaines DG au sein de la Commission) mais renforcerait la lisibilité et la crédibilité de la Politique de voisinage.
Renforcer la différenciation
Deux différenciations s'imposent. D'une part, les pays partenaires ne sont pas comparables aux États candidats d'Europe centrale des années 90. L'Ukraine de 2015 n'est pas la Pologne de 1990. L'identité nationale n'est pas formulée dans les mêmes termes, la relation avec la Russie n'est pas identique, la question de l'État se pose en des termes différents ne serait-ce que parce que l'Ukraine, comme tous les pays du voisinage oriental, n'était qu'une République soviétique au cours des décennies passées.
D'autre part, les pays partenaires sont très différents les uns des autres. Le partenariat oriental est apparu comme une réponse au partenariat euro-méditerranéen. Pour autant, quelle peut être la valeur ajoutée de rassembler les pays du voisinage oriental dans un même groupe ? La Moldavie affiche sa neutralité, l'Ukraine dispose dans son projet gouvernemental son aspiration à rejoindre l'OTAN. L'Arménie a renoncé à signer un accord d'association. Le Kazakhstan (qui ne figure pas dans le partenariat oriental) aspire à renforcer ses relations commerciales avec l'UE ! La Biélorussie joue de sa géographie pour équilibrer sa dépendance vis-à-vis de Moscou par des relations "préservées" avec l'UE et conforter ainsi une indépendance qui manque de substrat linguistique ou identitaire.
L'approche régionale a néanmoins ses vertus : susciter de la concurrence entre certains partenaires (Moldavie/Géorgie, Maroc/Tunisie), développer des outils de coopération communs, structurer des dialogues régionaux sur des thèmes transfrontaliers. Plus que le cadre global de la Politique européenne de voisinage, largement nuancé par la relation nouée par l'Union avec chaque partenaire, c'est le niveau intermédiaire (Partenariat oriental, Union pour la Méditerranée) qui s'apparente à un instrument bureaucratique superflu.
Avec la Russie, gérer une interdépendance
Traité de l'Union économique eurasienne entre la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie d'une part, accords d'association d'autre part, si l'ancien Président de la Commission, Romano Prodi, qui initia la Politique européenne de voisinage voyait en elle la possibilité de créer un "cercle d'amis", le continent européen est en réalité dorénavant partagé entre deux processus d'intégration régionale concurrents et incompatibles (sauf à supposer que la Russie et l'Union européenne signent un accord de libre-échange).
Le partenariat UE-Russie n'a guère produit de résultats convaincants et les contentieux entre l'Union européenne et la Russie se sont multipliés, notamment dans le secteur de l'énergie. Associer la Russie à la politique européenne de voisinage se justifie et une réflexion géopolitique plus étoffée en amont aurait permis de convaincre les élites russes que la politique de voisinage ne participe en aucun cas d'une logique de containment. Rien ne devrait s'opposer à un dialogue trilatéral UE-Kiev-Moscou sur la circulation des biens et des personnes, option proposée par l'ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch en 2013, rejetée par l'UE, avant que la nécessité d'un dialogue sur les conséquences pour la Russie d'une libéralisation des échanges entre l'Union européenne et la Russie soit soulignée par le Commissaire européen Johannes Hahn début 2015.
La réussite d'un tel dialogue suppose néanmoins que Moscou consente à ne pas percevoir le continent européen comme un espace où se déploient des jeux à somme nulle. L'Ukraine constitue ici un cas riche d'enseignements. À la suite du dialogue UE-Russie, la mise en œuvre du cœur de l'accord d'association (ALECA) signé par Kiev a été reportée au 1er janvier 2016 mais la Russie a soulevé des objections sur l'existence même d'un tel accord. Dans le secteur de l'énergie, un "dialogue à trois" initié par le Commissaire européen Gunther Oettinger a permis un accord provisoire sur la question du conflit gazier entre la Russie et l'Ukraine. Aucun règlement n'a néanmoins été trouvé sur la durée.
Dans le cas de la Russie, qui insiste sur ses différences avec les autres pays du continent, la relation mutuelle avec l'Union européenne a toujours buté sur le fait que l'UE entendait la fonder sur la base de sa propre norme [3]. La perception russe de l'action de l'UE est celle d'une extension de son propre champ normatif dans tous les domaines. Mais l'Union européenne reste le partenaire essentiel de la Russie (économie et énergie, sécurité et identité). L'enjeu est donc, pour l'Union européenne, d'avoir une approche qui fasse plus de place à ses intérêts, et pas seulement à ses valeurs, dans une démarche de nature plus géopolitique de gestion des interdépendances ; l'intérêt européen reste que la Russie se modernise. Puisque même Berlin a dû faire le deuil de l'Ostpolitik, le rétablissement d'un rapport de force est préalable avant tout dialogue (sanctions, réassurance militaire dissuasive). Il ne s'agit pas de "normalisation" mais le maintien d'un dialogue ferme, exprimant l'unité de vues des Européens, peut contribuer à limiter les risques de dérive.
Proposer plutôt qu'exporter le corpus de valeurs et de normes européennes
En ratifiant la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du Conseil de l'Europe en 2003, l'Ukraine s'est trouvée dans une situation l'obligeant à protéger et à encourager (via une loi de 2012) le russe, qui est officiellement une langue minoritaire mais, dans les faits, largement majoritaire à l'échelle de certaines régions. En abrogeant cette loi (avant de la rétablir aussitôt) lors des événements du Maïdan, les autorités ukrainiennes ont pris le risque d'apparaître comme hostiles aux droits des minorités linguistiques inscrits dans un document du Conseil de l'Europe que ni la Russie, ni 11 États membres de l'UE ne se sont aventurés à ratifier.
Le sud et le sud-est
Les Etats situés au sud et au sud-est de l'Union européenne sont tous en période de transition plus ou moins critique. La politique européenne (au-delà de la question migratoire, qui est structurelle [4]) doit désormais s'adapter à des réalités nationales très contrastées, allant de la maturité démocratique de la Tunisie à la guerre civile syrienne.
L'approche au cas par cas, est nécessaire ; elle est donc très sélective car fondée sur les demandes des gouvernements qui sont intéressés par une coopération avec l'UE. Il s'agit soit d'accompagner les transitions réussies, soit d'œuvrer à un règlement politique des crises les plus graves. Il ne s'agit plus d'une "politique de l'offre" mais d'une "politique de la demande" où l'Union européenne se met à l'écoute des besoins des sociétés et accepte, là également, une méthode de différenciation.
Dans les deux cas - transition en bonne voie ou crises durables-, l'accent devrait être mis sur la formation des jeunes générations (études, bourses), surtout dans les Etats en crise où il faudra bien rebâtir des institutions viables et représentatives.
Le traitement des urgences du court terme s'inscrit dans une stratégie à long terme. Un exemple : en Libye [5], le gouvernement légal (Tobrouk) attend actuellement de l'Union européenne des actions dans les domaines suivants : soutien au processus dit DDR (désarmement, démobilisation et réintégration) ; appui au processus démocratique (au-delà de la médiation en cours) ; construction d'un Etat dans un pays où, dans le passé, seul le secteur pétrolier fonctionnait et où il n'y avait pas d'appareil d'Etat ; aide aux réformes économiques (en commençant par la restructuration du budget et la diversification des ressources fiscales) ; enfin une assistance tangible dans les deux domaines de l'éducation et de la santé.
En conclusion, l'Union européenne doit désormais fonder son action sur le constat de la diversité des voisinages et sur la base de ses intérêts autant que de ses valeurs. Elle doit penser géopolitiquement ses voisinages, pour éviter de devenir "somnambule".
[1] : En mars 2014, une assistance européenne de 11 milliards € a été convenue et le FMI (auquel les États européens contribuent massivement) a alloué 17 milliards €. Néanmoins, la part des prêts est ici élevée, y compris pour l'aide strictement européenne. L'assistance de 11 milliards inclut en effet 3 prêts de la BERD (5 milliards), de la BEI (jusqu'à 3 milliards) et de l'UE (1,6 milliard), l'aide de la BEI et de la BERD étant par ailleurs soumise à condition.
[2] : Pour l'assistance, quelques chiffres simples : PEV pour 2014-2020 : 15,4 milliards pour 16 pays (hors Russie) contre 11,2 milliards pour 2007-2013. À titre de comparaison sur la période 2014-2020 : - 78 milliards pour la Pologne au titre de la politique de cohésion (à nuancer car elle contribue au budget européen mais le solde reste très avantageux), -15,9 milliards pour la France (idem) - 11,7 milliards pour IPA : Balkans et Turquie (4,4 milliards pour elle) Les détails par pays et par thème sont adoptés pour 3 ans seulement (2014-2017). Ces chiffres peuvent varier sensiblement selon différents critères au cours de la période. Allocations envisagées pour 2014-2020 : Algérie 270 millions €; Arménie : 300 ; Azerbaïdjan: 150 ; Biélorussie: 140 ; Egypte: 220 (uniquement pour 2014-2015) ; Géorgie : 700 ; Jordanie : 650 ; Liban: 350 ; Libye : 130 ; Moldavie : 700; Tunisie : 800, Maroc : 1,4 milliard. Pour le voisinage, les dotations par pays seront complétées par des programmes régionaux, des programmes de coopération transfrontalière, des programmes auxquels les pays du voisinage + d'autres sont éligibles (Erasmus par exemple). En somme, pour savoir qui aura bénéficié de quoi dans l'enveloppe des 15,4 milliards, il faudra attendre 2020, voire 2022.
[3] : Voir l'audition de Fiodor Loukianov, House of Lords, The EU and Russia: before and beyond the crisis in Ukraine, 30 octobre 2014
[4] : Agenda pour l'immigration, Commission européenne, 13 mai 2015
[5] : Entretien avec Mohamed Dayri, ministre libyen des Affaires étrangères, 6 mai 2015
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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