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La libre circulation des personnes au sein de l'Union européenne : principe, enjeux et défis

Liberté, sécurité, justice

Philippe Delivet

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12 mai 2014
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Delivet Philippe

Philippe Delivet

Maître de conférences à Sciences Po Paris, Chargé d'enseignement à l'Université Paris II et au CELSA-Paris Sorbonne. Il est l'auteur des Politiques de l'Union européenne, La Documentation Française, 2013.

I/ La liberté de circulation des personnes : principe fondateur de la construction européenne

Affirmé dès le Traité de Rome, le principe de libre circulation s'est développé dans le cadre du Marché intérieur. Il a pris une dimension plus large avec les accords de Schengen (1985). Ce principe est aussi indissociablement attaché à la citoyenneté européenne dont il constitue une concrétisation majeure.

1/ La mise en place de la liberté de circulation dans le cadre du Marché intérieur

La libre circulation des personnes est indissociable du projet originel de créer un grand Marché intérieur unifié. Le Traité de Rome avait ainsi fixé l'objectif d'établir un Marché commun de libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux destiné à " promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie et des relations plus étroites entre les Etats. "

La libre circulation est perçue comme la grande réalisation de la construction européenne par les Européens. Ils sont 56% à la citer comme le résultat le plus positif de l'Union européenne avant même la paix entre les Etats membres (50%)[1].

La libre circulation recouvre le droit d'entrer et de circuler sur le territoire d'un autre Etat membre ainsi que le droit d'y séjourner afin d'y exercer un emploi et d'y demeurer, sous certaines conditions, après y avoir occupé un emploi. Consacrée par le traité sur l'Union européenne (art. 3), la liberté de circulation est également garantie par la Charte des droits fondamentaux (art. 45) et par la jurisprudence de la Cour de justice[2].

Les dispositions applicables ont été regroupées dans la directive 2004/38 du 29 avril 2004[3]. Chaque citoyen de l'Union a le droit de se rendre librement dans un autre Etat membre et d'y rester pour un court séjour de moins de 3 mois sans autre document à présenter que sa carte d'identité ou un passeport en cours de validité. Aucun visa d'entrée ne peut être exigé ; le citoyen européen n'est pas tenu de travailler ou de disposer de ressources suffisantes. Pour les séjours de plus de 3 mois, la directive définit les catégories de personnes bénéficiant du droit à la libre installation, en particulier les travailleurs salariés ou non salariés et les membres de leur famille, sous réserve que certaines conditions soient réunies. Les citoyens de l'Union ayant séjourné légalement pendant une période ininterrompue de 5 ans sur le territoire d'un Etat membre d'accueil acquièrent le droit de séjour permanent. Des mesures ont été prises pour assurer la transférabilité des droits de sécurité sociale (règlement 1408/71 du 14 juin 1971 et 883/2004 du 30 avril 2004)[4]. Le champ des prestations est large (maladie, maternité, vieillesse, accidents du travail, chômage et prestations familiales) mais ne couvre pas l'assistance sociale et médicale qui peut être réservée aux nationaux.

2/ Les accords de Schengen

Avec l'Acte unique de 1986, les Etats membres ont accepté, pour les décisions concernant le Marché intérieur, le principe du vote à la majorité qualifiée plutôt qu'à l'unanimité, ce qui a permis d'accélérer significativement le processus. Le Marché intérieur "sans frontières" a ainsi officiellement débuté le 1er janvier 1993. Mais il paraissait difficilement envisageable de lever les obstacles à la libre circulation des marchandises et de laisser inchangées les restrictions à la libre circulation des personnes. Dans le cadre d'une coopération intergouvernementale, 5 Etats (Allemagne, Belgique, France, Luxembourg et Pays-Bas) ont signé les accords de Schengen (1985) et leur convention d'application (1990). Au sein de l'espace Schengen, les États signataires ont aboli leurs frontières internes pour une frontière extérieure unique où sont effectués les contrôles d'entrée selon des procédures identiques[5]. Plus de 400 millions d'Européens peuvent dorénavant voyager sans passeport. Le droit de court séjour bénéficie également aux ressortissants de pays tiers se trouvant à l'intérieur de l'espace Schengen. La coopération Schengen a été intégrée au cadre juridique de l'Union européenne par le traité d'Amsterdam en 1997 (art. 67 du TFUE).

3/ Libre circulation et citoyenneté européenne

La libre circulation est aussi étroitement liée à la citoyenneté européenne, qui a été introduite par le traité de Maastricht (1992), dont est issu le traité sur l'Union européenne (TUE). L'article 9 TUE spécifie qu'est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un État membre. La Cour de justice souligne que la citoyenneté européenne a vocation à être le " statut fondamental des ressortissants des États membres " (arrêt Grzelcyzk du 20 septembre 2001). Au-delà du principe d'égalité, le TFUE (art. 20 à 25) énonce la liste des droits qui résultent de la citoyenneté européenne. Certains de ces droits sont spécifiques aux citoyens européens et les distinguent des ressortissants de pays tiers. Le Conseil, statuant à l'unanimité, peut, après consultation du Parlement européen, adopter des mesures concernant la sécurité sociale ou la protection sociale, afin de faciliter l'exercice de la libre circulation (article 21 §3 TFUE).

Le droit à la libre circulation reconnue aux  citoyens européens résulte aussi de la Charte des droits fondamentaux – qui est désormais juridiquement contraignante. Son Préambule précise que l'Union " place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l'Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice ".

Quelque 14 millions de citoyens européens ont fait le choix de travailler ou de s'installer dans un autre État membre, tout en disposant d'une protection sociale et de droits civiques. Le programme Erasmus a concerné plus de 3 millions d'étudiants qui ont ainsi pu faire l'expérience très enrichissante de mener des études supérieures dans un autre État que leur État d'origine. Des dizaines de milliers de travailleurs frontaliers bénéficient, en outre, de la libre circulation.

 

II/ Des difficultés réelles qui ont entravé la dynamique de la libre circulation

Plusieurs difficultés ont entravé la dynamique de la libre circulation. Elles prennent une acuité plus forte dans un contexte marqué par les conséquences de la crise économique et financière et de la crise des dettes souveraines.

1/ L'affaiblissement de la logique du Marché intérieur

La libre circulation s'est développée en lien étroit avec la construction du Marché intérieur. Or la dynamique de cette construction s'est progressivement affaiblie. Dans son rapport de mai 2010 sur la stratégie du Marché unique[6], Mario Monti soulignait notamment l'érosion du soutien politique et social en faveur de l'intégration des marchés en Europe. Une enquête Eurobaromètre, publiée le 26 septembre 2011, a montré que 62% des citoyens européens ont le sentiment que le Marché unique ne profite qu'aux grandes entreprises ; 51% ont l'impression qu'il détériore les conditions de travail et 53% estiment qu'il présente peu d'avantages pour les personnes défavorisées. Selon le rapport Monti, le cadre juridique pour la libre circulation des personnes reste imparfait.

2/ Les effets de la crise économique et financière

La crise a eu un impact majeur sur le Marché unique. Entre 2008 et 2009, le PIB de l'Union européenne a régressé de 700 milliards €. Près de 5 millions de personnes ont perdu leur emploi entre 2008 et 2010. Le chômage des jeunes est une préoccupation majeure. Établi à 23,5 % au sein de l'Union européenne, il est deux fois supérieur au taux de chômage global. Il est supérieur à 25 % au sein de 11 États membres (dont la France), dépassant 50 % en Croatie, en Espagne et en Grèce. La crise a accentué les divergences entre l'Europe du Nord et l'Europe de l'Est et du Sud. Selon le constat du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, " l'Europe ne parvient plus à s'imposer comme une source de prospérité partagée "[7].

3/ Les inquiétudes face aux flux migratoires

Dans le contexte du "printemps arabe ", la décision des autorités italiennes de délivrer aux Tunisiens arrivés clandestinement en Italie entre les mois de janvier et d'avril 2011 des titres de séjour provisoires d'une durée de 6 mois, pour raisons humanitaires, a soulevé une polémique sur la possibilité, pour les titulaires du titre de séjour, de circuler librement dans l'espace Schengen ainsi que sur le manque de solidarité intra-européenne en matière de gestion des flux migratoires. En avril 2011, la France et l'Italie ont demandé à la Commission européenne plusieurs aménagements des règles applicables à l'espace Schengen (code frontières Schengen) incluant la possibilité, en cas de difficultés exceptionnelles dans la gestion des frontières extérieures communes, de rétablir temporairement les contrôles aux frontières intérieures.

Les drames survenus en mer Méditerranée, à proximité des îles de Lampedusa et de Malte ont souligné la force de la pression migratoire aux frontières communes. Ces évènements ont pointé les limites des politiques européennes en matière de migration et la faiblesse de la solidarité entre les Etats membres.

L'autre sujet d'inquiétude est lié à l'extension de la libre circulation en lien avec l'élargissement de l'Union européenne. Depuis le 1er mai 2011, les ressortissants des nouveaux Etats membres (sauf la Roumanie et la Bulgarie) ont le droit de travailler dans n'importe quel Etat membre. Les ressortissants bulgares et roumains bénéficient de la liberté de circulation mais, jusqu'au 1er janvier 2014, les Etats membres pouvaient restreindre leur accès au marché du travail (ce qui était le cas de 10 Etats membres sur 27), en application des traités d'adhésion qui permettent le contrôle de l'accès au marché national de l'emploi de l'État d'accueil pendant une période maximale de sept ans. Depuis le 1er janvier 2014, les Bulgares et les Roumains sont exemptés de ces restrictions.

Il en est résulté une forte préoccupation, clairement exprimée par le Premier ministre britannique David Cameron, à la veille de la fin de la période transitoire[8]. Il s'est appuyé sur la démarche entreprise par les ministres de l'intérieur autrichien, allemand et néerlandais auprès de la Commission européenne, pour faire valoir que le Royaume-Uni n'était pas le seul pays à considérer que la libre circulation des travailleurs devrait être davantage encadrée.[9]

La situation des Roms a aussi contribué à nourrir la controverse autour de la libre circulation. 10 à 12 millions de Roms vivraient en Europe, dont environ 8 sur le territoire de l'Union européenne. Les modalités d'application de la directive de 2004 a été au cœur des débats entre la France et la Commission européenne, en 2010, autour des conditions de démantèlement de camps de Roms et de mesures d'éloignement du territoire.

Enfin, même s'il a eu lieu dans un pays qui n'est pas membre de l'Union européenne, le vote suisse du 9 février 2014 décidant de remettre en cause la libre circulation entre la Suisse et les Etats membres ne pouvait pas rester sans écho sur les conditions de la libre circulation au sein même de l'Union européenne. Le nouvel article constitutionnel précise que la nouvelle politique migratoire suisse sera soumise à des contingents et des plafonds tout en s'orientant à l'aune des " intérêts économiques globaux de la Suisse " et en respectant la préférence nationale.[10]

4/ La crainte du dumping social

La crainte d'un dumping social en Europe a aussi focalisé l'attention sur l'impact de la libre circulation. Elle s'est exprimée à travers le constat des différences de coût du travail. En avril 2012, une étude d'Eurostat avait mis en évidence les très grandes différences de coûts du travail au sein de l'Union européenne. Les coûts horaires (données 2011) étaient compris entre 3,5 € en Bulgarie et 39,3 € en Belgique. Le coût moyen horaire de la main d'œuvre au sein de la zone euro était de 27,6 € contre 23,1 € en moyenne pour l'ensemble de l'Union européenne. Les coûts horaires les plus élevés étaient constatés en Belgique (39,3€), en Suède (39,1€), au Danemark (38,6€), en France (34,2€), au Luxembourg (33,7€), aux Pays-Bas (31,1€) et en Allemagne (30,1€). Les plus bas coûts du travail horaire étaient observés en Bulgarie (3,5€), en Roumanie (4,2€, données 2010), en Lituanie (5,5€) et en Lettonie (5,9€).[11]

 

Elle a ensuite pris corps autour du débat sur les conditions de détachement des travailleurs. Cette procédure trouve un fondement dans le traité qui reconnaît le droit de libre prestation de services transfrontaliers (art. 56 TFUE). Selon la Commission Européenne, le nombre de travailleurs détachés au sein de l'Union européenne était de1,2 million, en 2011, soit moins de 1% de l'ensemble de la population de l'Union en âge de travailler. La France (144 411 travailleurs détachés en 2011) est le deuxième pays d'accueil, derrière l'Allemagne (311 000 travailleurs détachés en 2011) et devant la Belgique (125 000). La durée moyenne du détachement par salarié s'établit à 50 jours[12].

Le secteur de la construction est le plus grand utilisateur de travailleurs détachés  (25%), en particulier dans les petites et moyennes entreprises. Les autres secteurs concernés sont les services, les secteurs financiers et commerciaux, les transports, la communication et l'agriculture.

Une directive de 1996 a garanti aux travailleurs détachés un noyau dur de règles impératives de protection fixées dans l'État membre sur le territoire duquel le travail est exécuté. Les salaires et les conditions de travail sont celles du pays d'accueil. En revanche, les  cotisations sociales sont celles du pays d'origine. Un employeur peut donc avoir un coût du travail diminué en recrutant des salariés issus de pays où les cotisations sociales sont plus faibles[13].

Dans le contexte de tensions sur le marché du travail, les détournements des règles prévues par la directive ont été mis en cause. Un manque de certitude juridique empêche de bien évaluer la réalité du détachement. En outre, la faible capacité des Etats, qui ne coopèrent pas suffisamment, à vérifier le respect de ces règles a été soulignée. L'efficacité des contrôles est affaiblie par la diversité des systèmes juridiques et par l'obstacle de la langue[14]. Les travailleurs détachés ont par ailleurs du mal à faire valoir leurs droits.

Plusieurs arrêts (Viking-Line, Laval, Rüffert) de la Cour de justice européenne ont été discutés au regard de la protection des droits des travailleurs détachés[15]. Devant l'opposition des parlements nationaux, qui avaient utilisé leurs nouvelles prérogatives en matière de contrôle de la subsidiarité, la Commission a dû retirer un texte qui tendait à équilibrer le droit à l'action collective avec la liberté d'établissement et la liberté de prestation de services.

 

III/ Des réponses nécessaires pour conforter la libre circulation

 

Ces difficultés doivent être identifiées et appeler des réponses pragmatiques sans remettre en cause ce qui constitue la grande réalisation de la construction européenne. Cinq domaines sont concernés.

1/ Un Marché unique au service des citoyens

La dynamique du Marché unique doit être relancée. L'enjeu est tout à la fois de créer un cadre propice au retour de la croissance, de rétablir la confiance des Européens dans l'intégration et de répondre au défi de la cohésion sociale. A cette fin, le rapport Monti a proposé une nouvelle stratégie globale pour le Marché unique. C'est tout l'enjeu de l'"Acte pour le Marché unique" que la Commission européenne a adopté en octobre 2010,. La Commission entend notamment développer la mobilité des travailleurs au sein du Marché unique. Pour lever les obstacles juridiques persistants, la Commission a en particulier axé son action sur la modernisation des règles de reconnaissance des qualifications professionnelles et le développement de la coopération entre les Etats membres, au travers d'une carte professionnelle européenne. Elle a présenté, en avril dernier, une proposition de règlement créant un " visa d'itinérance " principalement destiné aux artistes du spectacle vivant qui font une longue tournée dans l'espace Schengen, mais aussi aux voyageurs individuels, notamment les chercheurs et les étudiants qui souhaitent séjourner plus longtemps en Europe[16]. La Commission veut aussi renforcer la cohésion sociale.

2/ Une citoyenneté européenne mieux affirmée

Les citoyens européens doivent pouvoir exercer pleinement leur droit à la libre circulation. Pour cela, il faut éliminer les obstacles rencontrés par les citoyens européens dans leur vie quotidienne[17]. Dans son rapport 2013 sur la citoyenneté, la Commission européenne propose notamment de réduire les formalités, en facilitant l'acceptation des documents d'identité et de séjour (notamment par des documents européens uniformes et facultatifs). La protection des plus vulnérables serait par ailleurs renforcée par la création d'une carte européenne d'invalidité et par le renforcement des droits procéduraux des citoyens.

3/ Des moyens de contrôle et de régulation des flux migratoires

Les textes européens donnent aux Etats membres des instruments pour contrôler et mieux réguler les flux migratoires. Ces instruments doivent être utilisés et confortés. La solidarité européenne doit aussi s'exprimer.

A/ La régulation des flux migratoires internes

L'ampleur de la mobilité interne européenne demeure modeste. Selon les chiffres de la Commission européenne, le pourcentage de citoyens mobiles de l'Union est passé d'environ 1,6% de la population totale fin 2004 à 2,4% fin 2008, avant de connaître une progression plus lente (à 2,8% fin 2012) sous l'effet tant de la récession économique que de la diminution progressive du potentiel de mobilité en provenance des États membres d'Europe centrale et orientale. Le travail est la principale motivation des quelque 14 millions de citoyens de l'Union qui résident de façon stable dans un autre État membre. En 2012, plus de 78 % étaient en âge de travailler (entre 15 et 64 ans), contre 66 % des ressortissants des États membres. En moyenne, leur taux d'emploi était supérieur à celui des ressortissants nationaux (67,7 % contre 64,6 %).

– le droit à l'assistance sociale et aux prestations sociales n'est pas inconditionné

L'accès à l'assistance sociale des citoyens qui n'exercent aucune activité économique, fait l'objet de restrictions afin que ces personnes ne deviennent pas une charge financière excessive pour l'État d'accueil. Pendant les trois premiers mois de résidence, l'État d'accueil n'est pas tenu de faire bénéficier les citoyens européens non actifs de l'assistance sociale. Au-delà de 3 mois et jusqu'à 5 ans, l'État membre peut décider de n'accorder une aide sociale que si la personne concernée répond aux conditions requises pour bénéficier légalement du droit de séjour pendant une période de plus de trois mois.  En revanche, après 5 ans, les citoyens de l'Union ayant acquis un droit de séjour permanent, peuvent bénéficier de l'assistance sociale dans les mêmes conditions que les ressortissants de leur État membre d'accueil.

Pour ce qui concerne les prestations de sécurité sociale, les Etats membres  fixent les règles applicables en fonction de leur propre situation.  Les prestations, les conditions d'octroi, la durée de la période d'octroi et le montant versé sont déterminés par la législation de l'État membre d'accueil. Les droits à prestation peuvent donc varier d'un État membre à l'autre. Le règlement (883/2004) du 29 avril 2004  garantit uniquement une protection sociale effective, essentiellement en déterminant quel est l'État membre compétent en matière de sécurité sociale.

– La libre circulation a un impact limité  sur les systèmes nationaux de sécurité sociale

En octobre 2013, la Commission européenne a présenté au Conseil un rapport sur la libre circulation, élaboré à partir des informations transmises par les Etats membres et d'une étude qu'elle avait diligentée. Ce rapport faisait suite à la démarche des ministres de l'intérieur de plusieurs Etats membres. Il en ressort que les citoyens d'autres États membres n'ont pas plus largement recours aux prestations sociales que les ressortissants de leur pays d'accueil. Les personnes non actives venant d'autres États membres[18] représentent une très faible part des bénéficiaires. L'incidence de ces demandes de prestations sur les budgets sociaux nationaux est insignifiante. Ces personnes constituent moins de 1% de l'ensemble des bénéficiaires (ressortissants de l'Union) dans six des pays étudiés (Autriche, Bulgarie, Estonie, Grèce, Malte et Portugal) et entre 1% et 5% dans cinq autres pays (Allemagne, Finlande, France, Pays-Bas et Suède). Le rapport met aussi en évidence que les dépenses liées aux soins de santé concernant les personnes venant d'autres États membres sont marginales par rapport à l'ensemble des dépenses de santé (0,2% en moyenne) ou à la taille de l'économie des pays d'accueil (0,01% du PIB en moyenne). La conclusion de la Commission est donc que les " travailleurs d'autres États membres sont en réalité des contributeurs nets aux finances publiques du pays hôte".

 

– La législation européenne donne aux Etats membres des instruments pour lutter contre les abus

La directive du 29 avril 2004 prévoit des mesures permettant de lutter contre certains abus. Avant 3 mois, le ressortissant de l'Union peut être expulsé en cas de menace grave pour l'ordre public, la sécurité publique ou la santé publique ou de " charge déraisonnable pour le système d'assistance sociale ". Des limitations peuvent être apportées au droit de séjour pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (art. 45 TFUE).

La Commission européenne a proposé un ensemble de mesures pour renforcer les outils existants, notamment l'élaboration de lignes directrices pour préciser la notion de " résidence habituelle "[19]. Lors du Conseil Justice/Affaires Intérieures du 5 décembre 2013, les ministres se sont accordés sur un double constat : la liberté de circulation constitue un droit fondamental des citoyens de l'Union ; les cas d'abus individuels doivent être combattus.

Cette double exigence paraît devoir guider les politiques à conduire dans ce domaine tant au niveau national qu'européen. Au motif que certains abus sont constatés, on ne peut mettre en cause un principe fondamental qui est au cœur de la construction européenne et qui est très largement identifié par les citoyens de l'Union comme une très grande réalisation. Inversement, on ne peut ignorer les abus et ne pas chercher à les combattre et à les prévenir. Les Etats membres sont donc légitimes à agir dans ce sens dès lors qu'ils ne s'écartent pas des règles prévues par les traités et le droit dérivé. Une évaluation rigoureuse et régulière de la législation européenne est aussi une exigence pour veiller à ce que le cadre juridique de l'Union réponde efficacement aux inquiétudes que suscitent certains abus dans les Etats membres. Cette vigilance doit aussi permettre de prévenir les risques de fracture au sein de l'Union européenne.

– Le besoin d'une coordination européenne

La prise en compte de la situation des Roms met en évidence que certaines difficultés posées par la libre circulation appellent des réponses au niveau européen et une solidarité entre les Etats membres. En avril 2011, la Commission européenne a demandé à ces derniers de lui soumettre une stratégie nationale d'intégration des Roms  présents sur leur territoire, sur la base de lignes directrices définies au niveau européen[20].

B/ La régulation des flux migratoires extérieurs

La liberté de circulation est indissociable des mesures qui ont été mises en place afin de garantir la sécurité au sein de l'espace Schengen. La coopération et la coordination entre les services de police et les autorités judiciaires ont été renforcées. Ces mesures sont dites " compensatoires ". Dès l'origine, des clauses de sauvegarde ont par ailleurs été prévues, permettant aux Etats de rétablir les contrôles à leurs frontières dans deux situations : dans les  " cas de menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure. "; dans les cas d'évènements prévisibles, tel un sommet international, comme le G20, ou une manifestation sportive ou culturelle de grande dimension. A la suite de la demande franco-italienne d'avril 2011, formulée dans le contexte du " printemps arabe ", reprise par le Conseil européen de juin 2011, le code " frontières Schengen " a été modifié pour permettre le rétablissement des contrôles, en dernier ressort, pour une période limitée (6 mois renouvelables jusqu'à 2 ans) en cas de défaillance graves et persistantes à l'une des frontières extérieures.

Chaque Etat membre assume la responsabilité du contrôle de ses frontières extérieures pour le compte de l'ensemble des autres Etats. C'est pourquoi la confiance mutuelle est essentielle. C'est tout l'enjeu d'un mécanisme d'évaluation réellement efficace. Récemment révisé, il confie un rôle accru à la Commission. Des visites inopinées seront possibles. Les évaluations pourront être thématiques et régionales. Ces évaluations associent experts et Etats concernés.

La tragédie de Lampedusa, dans laquelle au moins 250 migrants ont péri dans le naufrage de leur embarcation, en octobre 2013, a souligné l'urgence d'assurer une réponse européenne efficace et humanitaire. Outre un soutien aux Etats méditerranéens (Italie, Malte et Grèce) les plus directement concernés par la pression migratoire, est posée la question de la solidarité européenne pour l'accueil des réfugiés. Un dialogue accru est dans le même temps nécessaire avec les pays de transit et d'émigration.

Ces différents enjeux soulignent la nécessité d'une gouvernance efficace et rénovée de l'espace Schengen, qui permette de façon continue, d'identifier les problèmes, de mobiliser les moyens en les mutualisant, de veiller au respect de leurs obligations par les Etats membres tout en favorisant leur coopération et de nouer le dialogue et les partenariats avec les pays d'origine. Cette gouvernance européenne doit pouvoir s'appuyer sur des moyens adéquats, notamment ceux fournis par l'agence Frontex dont le budget a pâti du contexte de restriction budgétaire et, le cas échéant, de la création d'un corps de gardes-côtes européen. La politique migratoire européenne doit aussi chercher à promouvoir une migration légale maîtrisée conduite en partenariat avec les pays d'émigration. C'est le sens de l'approche globale arrêtée en 2005 et du Pacte européen sur l'immigration et l'asile adopté par le Conseil européen, sous la présidence française, en octobre 2008.

4/ Des protections contre le risque de dumping social

La libre circulation ne doit pas faire le lit des fraudes qui favorisent le dumping social. En mars 2012, la Commission européenne a présenté un projet de directive qui a fait l'objet d'un compromis entre le Parlement et le Conseil le 27 février 2014[21]. Ce texte apporte plusieurs clarifications pour prévenir les détournements et veiller au respect des droits des travailleurs détachés. Il renforce les contrôles et établit un système de responsabilité conjointe et solidaire pour lutter contre les abus et les fraudes. En vertu de ce régime de responsabilité solidaire, le commanditaire principal et le sous-traitant direct seront tenus conjointement et de façon solidaire, responsables, de tout défaut de paiement de salaire à un travailleur détaché. Il sera obligatoire pour le secteur du bâtiment. Les États membres pourront aussi introduire des dispositions plus strictes et inclure d'autres secteurs. L'Autriche, l'Allemagne, l'Espagne, la Finlande, la France, l'Italie, les Pays-Bas et la Belgique sont déjà dotés de tels systèmes de responsabilité conjointe et solidaire.

5/ Le chantier de la convergence économique et sociale

Au cours de la dernière décennie, la mobilité au départ des nouveaux Etats membres a représenté les ¾ de l'augmentation nette globale dans le nombre des citoyens européens mobiles.[22]

Cette mobilité post-élargissement a eu des effets positifs. La Commission européenne évalue à presque 1% supplémentaire son impact sur le PIB. En outre, comme le soulignait la commissaire Viviane Reding lors du Conseil d'octobre 2013, la mobilité intra-européenne contribue à répondre aux déséquilibres en matière de compétences et d'emplois. 2 millions d'emplois demeurent non pourvus dans l'Union européenne en dépit de la crise économique. 73 millions d'emplois devraient être à pourvoir au sein de l'Union d'ici 2020, compte tenu des départs en retraite. Cela pose le problème d'un authentique marché du travail européen qui est loin d'être parachevé. La libre circulation des travailleurs est l'une des quatre libertés fondamentales établies à l'article 45 TFUE. Elle a été codifiée dans le règlement 492/2011 du 5 avril 2011. Cependant, le rapport Monti a souligné les nombreuses contraintes pratiques qui persistaient. La Commission européenne a présenté une proposition de directive destinée à soutenir les droits des travailleurs migrants européens et à combler les lacunes identifiées dans l'application du règlement de 2011. Ce texte a fait l'objet d'un accord entre le Parlement et le Conseil fin 2013.

 

Cette approche positive de la mobilité, telle qu'elle a pu être observée au cours de la dernière décennie, ne doit pas conduire à ignorer les difficultés qu'elle peut soulever à un triple niveau. Du point de vue des pays d'accueil, cette migration doit permettre de pourvoir des emplois vacants et donc d'attirer les compétences requises pour le fonctionnement de l'économie nationale. Du point de vue des pays d'émigration, la mobilité ne doit pas se traduire par un départ des forces vives et qualifiées au détriment des besoins économiques internes. Du point de vue de l'Union européenne dans son ensemble, la mobilité ne doit pas signifier une concentration toujours plus croissante des qualifications dans les parties de l'espace commun déjà les plus en avance économiquement. La libre circulation ne peut donc être dissociée d'une approche globale se préoccupant du bénéfice mutuel qu'elle procure aux Etats membres. Elle doit aller de pair avec la réalisation progressive  d'une convergence économique et sociale.


[1]Enquête Eurobaromètre, TNS Opinion , août 2013.
[2]Cour de justice, 17 septembre 2002, Baumbast, aff. C-413/99.
[3]Directive 2004/38/CE du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.
[4]Plus de 188 millions d'Européens (37% de la population totale) détiennent aujourd'hui une carte européenne d'assurance maladie qui leur permet d'accéder aux services de santé dont ils peuvent avoir besoin lors de séjours temporaires dans un autre pays du marché unique.
[5]Les contrôles aux frontières intérieures ont d'abord été abolis par la Belgique, l'Allemagne, l'Espagne, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal en 1995. L'espace Schengen s'est progressivement étendu. Ils comptent aujourd'hui 26 pays dont vingt-deux États membres de l'Union européenne.
[6] Mario Monti : Une nouvelle stratégie pour le marché unique, au service de l'économie et de la société européennes, Rapport au président de la Commission européenne José Manuel Barroso, 9 mai 2010.
[7] Note d'introduction au débat national Quelle France dans 10 ans ?, septembre 2013.
[8]" Free movement needs to be less free ", Financial Times, 27 novembre 2013.
[9]L'ouverture du marché du travail avait néanmoins été anticipée par nombre d'Etats membres : 14 États membres avaient déjà totalement ouvert le marché du travail aux ressortissants bulgares et roumains avant le 1er janvier 2014. La France, l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, l'Espagne, l'Italie et les Pays-Bas avaient partiellement ouvert leurs marchés. Seuls l'Irlande, Malte et le Royaume-Uni limitaient l'ouverture (Cf.Sébastien Richard : " L'encadrement du détachement des travailleurs au sein de l'Union européenne ", Questions d'Europe n° 300).
[10]Johan Rochel : " Libre circulation : ou quand le vote suisse fait trembler l'Europe ", in L'opinion européenne en 2014  Ed. Lignes de Repères,  2014.
[11]Eurostat : Labour costs in the EU in 2011.
[12]Rapport d'information de M. Eric Bocquet : "Le travailleur détaché : un salarié lowcost ? Les normes européennes en matière de détachement des travailleurs", Sénat, n° 527 (2012-2013) du 18 avril 2013.
[13]Sébastien Richard, art.cit., Question d'Europe, n° 300.
[14]Rapport d'information de M..Gilles Savary, Mme Chantal Guittet et M. Michel Piron sur la proposition de directive relative à l'exécution de la directive sur le détachement des travailleurs, Assemblée nationale, n° 1087, mai 2013.
[15] Arrêts Viking-Line du  11 décembre 2007 , Laval du  18 décembre 2007, Rüffert du 3 avril 2008.
[16]Com (2014) 16 final.
[17]Commission européenne : "Rapport 2010 sur la Citoyenneté de l'Union ", 27 octobre 2010, COM(2010) 603 final.
[18]Elles représentent une part très faible de la population totale dans chaque État membre et entre 0,7 % et 1 % de la population totale de l'Union.
[19]Communication de la Commission européenne du 25 novembre 2013 : Libre circulation des citoyens de l'Union et des membres de leur famille: cinq actions pour faire la différence, COM(2013) 837 final.
[20]Communication de la Commission européenne : Cadre de l'Union européenne pour les stratégies nationales d'intégration des Roms pour la période allant jusqu'à 2020, 5 avril 2011, COM(2011) 173 final.
[21]Ce compromis a été adopté par le Parlement européen le 16 avril 2014.
[22] Commission européenne : Employment and Social Developments in Europe 2013, janvier 2014.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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