Marché intérieur et concurrence
Franck Lirzin
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Alors que la situation économique et sociale se dégrade chaque jour un peu plus en Europe, les Pouvoirs publics se trouvent de plus en plus démunis : la situation des finances publiques ne permet plus d'opter pour des politiques de relance massive, tandis que les actions supplémentaires de la Banque Centrale européenne (BCE) ne peuvent à elles seules relancer l'économie. Les dévaluations internes parviennent à rééquilibrer les balances commerciales, mais pas à relancer l'économie. Les politiques publiques sont paralysées et l'économie stagne, suscitant inquiétudes et mécontentement.
Trop souvent, nous oublions que la dynamique économique ne repose pas uniquement sur les grandes politiques économiques, mais surtout et d'abord sur les acteurs économiques eux-mêmes, tous ceux qui font le choix d'entreprendre et d'innover, comme l'expliquait Joseph Schumpeter il y a un siècle. Placer les entrepreneurs au cœur des politiques économiques, c'est reconnaître leur rôle fondamental pour renouer avec la croissance.
Mais comment faire ? L'entrepreneur a besoin d'opportunités pour développer son activité, la société où il se trouve doit lui être favorable. Il doit avoir accès au financement, aux technologies et aux compétences, or rien de tout cela n'est garanti dans une Europe dont les marchés financiers sont fragmentés, où l'innovation est concentrée au cœur de la zone euro et où les mouvements migratoires redessinent les cartes démographiques.
1. Changement de paradigme économique en Europe
L'épuisement du policy mix
Le monde entier s'inquiète du ralentissement économique européen, Eurostat prévoit une baisse du PIB de l'Union européenne de -0.4% sur 2012 et 2013 : comment relancer la dynamique ?
La politique monétaire de la BCE a sans doute atteint ses limites : ses taux directeurs sont historiquement bas tandis que le programme de rachat d'obligations souveraines constitue déjà une dérogation majeure à ses principes fondateurs. Les taux pourraient devenir négatifs, la BCE pourrait assouplir encore ses conditions de prêt, la transmission de la politique monétaire aux pays de la périphérie de la zone euro reste difficile. La relance par la dépense publique, second levier du policy mix, bute sur la situation dégradée des finances des États. La dette publique de l'Union européenne atteignait 85,1% du PIB début 2013 selon Eurostat, un niveau élevé et des déficits mal contrôlés dans les pays où la relance serait la plus nécessaire. Sauf à espérer une relance européenne dont ni les modalités ni les financements ne sont clairs à ce jour, il est vain d'espérer une reprise par la dépense. Toute nouvelle dégradation marquée des finances publiques en Europe risque de remettre en cause le fragile équilibre atteint à ce jour.
L'insuffisance des dévaluations interne et fiscale
Les leviers traditionnels de la politique économique ayant atteint leurs limites, d'autres solutions sont à l'œuvre. Partant du constat que la crise de la zone euro tire ses racines des déséquilibres macroéconomiques entre les États membres, la Commission, la BCE et le FMI ont œuvré pour que soient menées en Europe des politiques de dévaluation interne consistant à faire baisser les prix. La baisse du coût du travail permet aux entreprises de faire baisser leurs prix et de gagner en compétitivité-prix : les exportations doivent augmenter car les biens produits se vendent moins chers. D'un autre côté, la baisse des salaires réduit la demande intérieure et, mécaniquement, les importations. La baisse des prix s'apparente alors à une dévaluation monétaire et contribue à rééquilibrer la balance commerciale.
Cette dévaluation interne est mise en œuvre dans les pays fragilisés de la périphérie, comme la Grèce et l'Espagne, sous forme de dérèglementation du marché du travail, de baisse du salaire des fonctionnaires, de baisse du salaire minimal ou encore de coupes budgétaires.
D'autres pays comme la Finlande, le Danemark et, dans une moindre mesure, la France ont choisi une " dévaluation fiscale ", consistant à transférer la pression fiscale de la production à la consommation[1]. Cette option " implique d'augmenter la taxe sur la valeur ajoutée tout en réduisant les cotisations sociales "[2]. Les effets sont similaires à ceux d'une dévaluation interne, mais le processus est moins douloureux, nul citoyen ne voyant son salaire disponible diminuer massivement.
Pour autant, la baisse du coût du travail ne pousse pas forcément les entreprises à diminuer leurs prix. Que ce soit en Espagne ou en Grèce, les prix à l'exportation n'ont nullement diminué, tandis que l'inflation au Portugal et en Italie reste à des niveaux moyens[3]. Le manque de concurrence entre les entreprises ne les incite pas à réduire leurs prix ; la difficulté d'accès aux crédits les pousse davantage à conserver des marges importantes pour thésauriser. Sans flexibilité des prix, la dévaluation interne pousse les salaires à la baisse, réduit la demande intérieure et détruit les emplois, ce qui est à l'opposé des effets attendus.
En outre, les dévaluations ne jouent pas sur la compétitivité hors-prix, qui est pourtant un facteur essentiel de compétitivité : les produits allemands peuvent se vendre chers parce qu'ils sont de qualité. S'orienter vers une économie low cost ne permettrait pas de préserver le modèle social européen.
L'entrepreneuriat, au cœur de la reprise économique
Ainsi, ni le policy mix, ni les dévaluations ne parviennent à redonner du tonus à l'économie. Sans compter uniquement sur les politiques macroéconomiques, il convient maintenant de faire confiance à l'esprit d'entreprise. La crise est avant tout une période de transition au cours de laquelle la société se transforme en profondeur. Cette " destruction-créatrice " décrite par Joseph Schumpeter[4] doit être au cœur des politiques économiques européennes.
Mais l'Europe n'est plus habituée à compter sur ses entrepreneurs. Jusqu'en 1925, les entrepreneurs européens ont créé autant de groupes de taille internationale, comme Renault, L'Oréal ou Citroën en France, que leurs homologues américains, le pic de création étant situé entre 1876 et 1900 où environ 30 entreprises ont été créées de chaque côté de l'océan Atlantique. Depuis, la dynamique s'est essoufflée et depuis 35 ans, presque aucune grande entreprise internationale n'est née en Europe[5] : moins de cinq en Europe contre plus de vingt aux États-Unis.
Les entrepreneurs sont inquiets du manque de perspectives. Nul n'ose saisir les nombreuses opportunités offertes par la science ou les pays émergents, le FMI estimant par exemple que la croissance des pays émergents en 2014 devrait être de 5,7%, et 3% aux États-Unis[6].
Le manque d'investissement pèse sur la croissance
Au dernier trimestre 2012, l'économie de la zone euro a connu un recul de -0,9% par rapport à l'année précédente[7]. Les effets des politiques de redressement des finances publiques et de dévaluation interne se font sentir : les exportations ont augmenté de 2,2% sur la même période et les importations ont diminué de -0,6%, contribuant au rééquilibrage des balances commerciales. Les dépenses des gouvernements ont légèrement diminué et la demande intérieure a baissé de -1,2%.
Mais la principale raison de cette récession est la baisse de la formation brute de capital fixe[8] -4,9%. Le taux d'investissement des entreprises de la zone euro a atteint 19,7%, un niveau historiquement bas qui n'avait été atteint que fin 2009, en pleine crise économique. Les entreprises n'ont guère confiance en l'avenir. Quels que soient les secteurs, les chefs d'entreprise de l'industrie sont inquiets, leurs carnets de commande restent peu étoffés[9]. La situation n'est guère plus enthousiasmante dans la construction où l'indice de production ne cesse de baisser depuis 2008, en particulier au Danemark, en Grèce, au Portugal et en Lituanie. Sans perspective, les chefs d'entreprise ne veulent ni investir ni embaucher.
Et même s'ils le voulaient, le pourraient-ils ? La part des profits des entreprises non financières ne cesse de diminuer depuis 2010 ; l'accès au crédit est de plus en plus difficile dans certains pays de la périphérie comme l'Espagne à cause des risques qui pèsent sur le système bancaire ; le prix de l'énergie augmente ; malgré les efforts, le coût du travail a augmenté[10]. Les finances des entreprises sont prises en ciseau.
Le risque est de voir les entreprises européennes prendre du retard et ne plus être capables de le rattraper. Comment sortir de cette spirale négative ? A cet égard, une comparaison entre Europe et États-Unis donne un éclairage très instructif.
2. L'entrepreneuriat en Europe et aux États-Unis
L'Europe est aussi entreprenante que les États-Unis
Contrairement à une idée reçue, les citoyens américains ne sont pas forcément plus entreprenants que leurs homologues européens. Cela a été vrai au début des années 2000 où 69% des Américains préféraient être leur propre patron, mais ne l'est plus actuellement où cette proportion est tombée à 55% qui rêvent d'être leur propre patron, contre 45% des Européens[11].
Les situations sont très diverses d'un État membre à l'autre : étonnamment, les pays où la préférence va vers les emplois salariés, stables et bien rémunérés sont ceux du nord de l'Europe (Suède, Danemark, Pays-Bas). La crise a eu des effets différents selon les pays : en Espagne, les travailleurs recherchent maintenant des emplois stables, tandis qu'en Grèce, la volonté d'être son propre employeur a augmenté. Cette appétence pour le travail indépendant répond sans doute dans certains pays à l'importance des hiérarchies dans l'entreprise et au désir de s'en libérer en devenant à son tour un " patron ".
Ce n'est donc pas tant l'esprit entrepreneurial qui manque à l'Europe que la possibilité d'être mis en œuvre de façon adéquate.
Les entrepreneurs européens préfèrent les secteurs protégés
La création d'entreprises est moins dynamique en Europe : aux États-Unis, le taux de création, mais aussi le taux de faillite, y sont plus importants. Cet important turnover s'explique par une plus forte concurrence sur les marchés, mais aussi par le choix des entrepreneurs[12]. Les entrepreneurs européens préfèrent se lancer dans les secteurs les plus protégés, comme les services ou le commerce, tandis que les Américains préfèrent les secteurs technologiques où les risques sont plus grands, et les gains tout autant. Malgré un environnement scientifique de qualité égale, les Européens ne franchissent pas le pas de la technologie au business. Cette aversion au risque, outre les causes culturelles, s'explique par des facteurs économiques.
Le rôle économique de l'entrepreneuriat n'est pas reconnu en Europe
Tout d'abord, la prise de risque est beaucoup plus facile aux États-Unis qu'en Europe. Un échec y est considéré comme une leçon donnant de l'expérience, et comme le signe d'une incapacité à gérer une entreprise ici. Concrètement, les entrepreneurs européens sont responsables sur leurs biens propres des pertes de leur entreprise : il faut neuf ans en France pour liquider toutes les dettes après une faillite, contre à peine quelques mois aux États-Unis[13]. Un entrepreneur américain installé en Espagne rappelle que, si une start-up n'est pas en mesure de payer les charges sociales d'un employé, l'administrateur est responsable personnellement[14]. Cette situation peut être aggravée dans les pays où la législation du marché du travail protège les salariés au détriment des employeurs. Les réformes en cours dans de nombreux pays devraient alléger cette contrainte.
La distinction entre le patrimoine personnel et le patrimoine engagé dans l'entreprise n'est jamais clairement établie. Le rôle économique de l'entrepreneur n'est ainsi pas reconnu. Seuls les plus téméraires ou les plus riches ont les moyens de se lancer dans l'aventure entrepreneuriale, ce qui exclut de facto tous ceux dont la création d'une start-up serait une solution pour améliorer leur situation financière et sociale. L'harmonisation et la modernisation du statut des entrepreneurs en Europe devraient constituer un axe prioritaire des politiques communautaires.
L'accès au crédit est actuellement le principal frein à l'entrepreneuriat
L'accès au financement constitue une différence majeure entre les deux continents. Les jeunes entreprises ont besoin de capitaux patients, capables d'attendre de nombreuses années les premiers bénéfices, prêts à prendre des risques et capables de comprendre la spécificité de l'innovation. Grâce notamment aux fonds de pension, les États-Unis disposent d'un marché large et liquide de capital risque. En plus des capitaux, de nombreux fonds spécialisés et les business angels apportent leur expérience et leur réseau aux entrepreneurs, participant pleinement à la réussite du projet.
La situation est bien différente en Europe où le marché du capital-risque est beaucoup plus restreint. La finance est dominée par les intermédiaires bancaires qui ne sont ni des investisseurs patients ni des business angels. La création de banques publiques d'investissement comme la Banque publique d'investissement (BPI) en France est une réponse, mais elle reste modeste.
Cette prévalence des institutions financières et des banques explique pourquoi la crise bancaire européenne a de telles conséquences sur l'économie. Le manque de fonds propres, la défiance entre les institutions, le lien entre risque bancaire et risque souverain et les nouvelles règles de Bâle III expliquent les comportements extrêmement prudents des banques[15]. Les marchés financiers européens se fragmentent, les banques rapatrient leurs capitaux et la politique de la BCE ne se transmet pas aux pays périphériques.
Cette situation affecte en premier lieu les petites entreprises des pays en difficulté, celles-là même qui sont la clé de la reprise économique[16]. Elles n'ont pas pu se tourner vers d'autres acteurs financiers, comme cela s'est fait aux États-Unis au cours de la crise, en particulier dans les pays d'Europe du sud où prédomine le modèle bancaire[17]. La difficulté chronique du système financier européen à soutenir les start-up est accentuée par la dégradation de la conjoncture.
S'il est important de restaurer un climat de confiance sur les marchés financiers, notamment via l'union bancaire ou une recapitalisation directe des banques par le Mécanisme européen de stabilité (MES), la réforme en profondeur du système bancaire l'est tout autant. Sans doute ne faut-il pas vouloir copier le modèle américain mais plutôt améliorer le système bancaire européen.
Les entreprises des pays de la périphérie souffrent de n'avoir accès qu'à des crédits de leur propre pays alors qu'ils auraient besoin des capitaux disponibles à un coût modéré dans les pays comme l'Allemagne. Brancher les financements du cœur vers la périphérie de l'Europe est essentiel pour dynamiser l'économie européenne mais aussi pour la rendre plus solidaire. En outre, si ces financements prenaient la forme d'investissement plutôt que de prêts, ils renforceraient davantage la solidarité territoriale européenne : le cœur de la zone euro n'aurait pas le beau rôle du prêteur, mais deviendrait un acteur de l'économie de sa périphérie.
Pour cela, des banques universelles de dimension européenne en seraient capables. Il leur faudrait par ailleurs se rapprocher davantage d'un modèle " originateur - distributeur ", mettant en relation les épargnants avec les entreprises et créant une relation de long terme et de confiance. La régulation doit replacer la prise de risque et l'accompagnement des chefs d'entreprise au cœur des métiers bancaires.
La gouvernance d'entreprise européenne trop prudente ?
Par ailleurs, l'esprit d'entreprise dépend de la liberté qui est laissée à l'entrepreneur. L'envie de créer ne concerne pas les seuls " entrepreneurs solitaires " : certains, comme Jean Therme, salarié de STMicroelectronics puis du CEA, à l'origine du fort développement du CEA-Leti à Grenoble, de la création du pôle de compétitivité Minatec et de centres d'excellence comme Digiteo, Nanobio, Clinatec et l'INES, ont eu une carrière dont rêverait tout entrepreneur, sans avoir jamais été leur propre patron.
De même, l'intrapreneuriat entendu comme la possibilité donnée aux employés de lancer leur propre activité au sein de leur entreprise est un facteur essentiel d'innovation au sein des grandes organisations. Il est ainsi possible de concilier esprit d'entreprise et stabilité professionnelle, comme le souhaitent de nombreux Européens.
La composition du conseil d'administration et du capital est évidemment un facteur essentiel : des actionnaires ou des administrateurs trop prudents mitigeront naturellement la volonté entrepreneuriale du directeur ou de ses équipes. En Europe, le capital est concentré dans un petit nombre de mains, notamment celles de l'État, contrairement aux États-Unis[18] : le chef d'entreprise y est donc moins libre. Il doit rendre compte de son action devant ses actionnaires principaux et les faire adhérer à sa stratégie. La participation de salariés aux conseils d'administration comme en Allemagne renforce ce phénomène : l'entrepreneur européen est beaucoup plus lié à la puissance publique, aux syndicats ou aux grandes institutions financières que son homologue américain.
Cette concertation est un atout formidable pour fédérer un territoire ou un pays autour d'un projet, comme dans le Mittelstand allemand. Mais elle suppose une volonté commune d'entreprendre, faute de quoi la prudence devient un conservatisme. Beaucoup plus qu'aux États-Unis, l'entrepreneuriat repose en Europe sur une dynamique collective, ce qui est souvent perdu de vue. Libérer les contraintes pour l'entrepreneur ne suffit pas, il faut également y associer toutes les forces sociales. En Europe, l'esprit d'entreprise naît d'un système qui le porte, l'encourage et l'accompagne. La prise de risque doit être considérée comme un devoir des forces productives, et non comme le simple apanage de quelques entrepreneurs audacieux, voire téméraires.
L'importance des investissements étrangers
L'Europe dispose d'une main-d'œuvre de qualité, mais qui n'a pas toujours un esprit d'entrepreneur. Les États-Unis n'hésitent pas à faire venir les scientifiques et les ingénieurs qu'ils ne parviennent pas à former : pourquoi l'Europe n'en ferait-elle pas de même avec les entrepreneurs ?
La qualité de la main-d'œuvre est l'un des premiers facteurs d'attractivité de l'Europe. La formation y est d'excellent niveau et les entreprises étrangères le savent lorsqu'elles décident de s'implanter en Europe. Selon le programme PISA, le niveau d'éducation aux États-Unis est sensiblement le même qu'en Europe, inférieur cependant aux Pays-Bas ou en Finlande[19].
L'Europe reste la première destination mondiale pour les investissements directs étrangers (IDE). Près de 80 000 emplois ont été créés durant le premier semestre 2012 grâce aux IDE. Ceux-ci s'orientent principalement vers le cœur de la zone euro et les secteurs du logiciel et des services[20] : l'attractivité des pays de la périphérie et des secteurs industriels et exportateurs est un enjeu crucial pour sortir de la stagnation et rééquilibrer les échanges commerciaux au sein de l'Europe. Les pays de la périphérie disposent de travailleurs de grande qualité, mais sans débouché ni perspective ils quitteront leur pays. Les mouvements migratoires sont déjà importants : de premières estimations montrent une forte hausse des migrations des Grecs, des Espagnols et des Portugais vers l'Allemagne[21]. Il est important d'inverser la tendance en favorisant les IDE productifs dans ces pays.
Actuellement, le cœur de la zone euro rapatrie ses investissements depuis la périphérie, tandis que les nouveaux pays exportateurs de capitaux comme le Qatar ou la Chine investissent en Grèce ou au Portugal[22]. Le problème est que ces investissements ne sont pas productifs : le Qatar achète beaucoup de villas au Portugal en anticipant une embellie du secteur touristique, tandis que la Chine investit dans le port du Pirée pour disposer d'un point d'accès vers les Balkans et la Turquie pour écouler ses productions. Aucun de ces deux types d'investissement n'aide à créer une activité productrice et exportatrice ; au contraire, ils entérinent la position d'extériorité de ces deux pays les considérant comme de simples lieux de villégiatures ou de carrefours logistiques.
Cibler les jeunes entrepreneurs
Pour se lancer dans l'aventure entrepreneuriale, mieux vaut disposer d'un capital financier, social et professionnel important pour optimiser ses chances et être capables de supporter un éventuel échec. C'est en Grèce et en Italie que les entrepreneurs ont le plus peur de l'échec.
Pourtant, sauf dans certains pays comme les Pays-Bas, ce sont les jeunes (25-35 ans) qui composent la grande majorité des entrepreneurs[23], suivis par la tranche 35-45 ans. Ils ont l'énergie et l'audace nécessaires pour imaginer et construire l'avenir. Mais le chemin n'est pas toujours simple pour eux.
Les entrepreneurs les plus jeunes disposent d'un capital initial faible : ils ont moins à perdre et peuvent prendre plus de risque. Mais ils ont aussi besoin d'un accompagnement plus poussé que leurs aînés. Réseaux de parrainage, aide des pouvoirs publics ou communautés d'entrepreneurs sont autant de soutiens importants. En Espagne, beaucoup de jeunes ont quitté l'école au moment du boom immobilier et se retrouve sans travail ni diplôme : comment les former pour qu'ils puissent entreprendre ? Entrepreneur ne s'improvise pas, il faut apprendre à l'être, mais les leçons théoriques ne peuvent pas tout, il faut de la pratique et, par conséquent, il faut des échecs. Investir dans les jeunes entrepreneurs est un investissement de long terme.
La deuxième classe d'âge a des besoins différents : la création d'entreprises implique une prise de risque pour sa famille par exemple. Réintégrer une entreprise après un échec est très difficile en Allemagne. Pourtant, ces entrepreneurs réussissent en moyenne mieux que leurs cadets. Cerner les besoins très différents de ces deux catégories d'entrepreneurs est essentielle pour les politiques publiques.
Malgré tout, le taux d'activité entrepreneuriale est plus faible en Europe qu'aux États-Unis. L'entrepreneuriat est une façon pour les jeunes générations de se faire une place dans la société, en apportant de nouvelles façons de vivre. Un faible taux d'entrepreneuriat signifie que le renouvellement des générations, la " destruction-créatrice ", et de la société a plus de mal à s'opérer en Europe qu'aux États-Unis.
Créer des lieux dédiés à l'entrepreneuriat
Toutes ces contraintes incitent les entrepreneurs européens à choisir les secteurs les plus protégés et sûrs, comme les services à la personne ou le commerce. Ce sont pourtant les nouvelles technologies qui améliorent la productivité et créent de nouveaux produits et usages. Des entreprises comme Google, Facebook ou Amazon ne sont pas de simples entreprises de l'Internet, elles structurent les échanges de données à l'échelle de la planète. La maîtrise des nouvelles technologies permet de conserver celle de son destin.
Il y a peu de lieux en Europe qui offrent à l'image de la Silicon Valley ou de New York City aux apprentis entrepreneurs tout ce dont ils pourraient rêver : une main-d'œuvre spécialisée, du foncier et des financements[24]. Certains pôles de compétitivité en France ou clusters spécialisés en Autriche ou en Suède proposent des services aux entrepreneurs, mais leur rayonnement est au mieux national. La création de centres européens d'innovation et d'industrie leur permettrait de changer d'échelle et de gagner en visibilité[25]. Ils permettraient également d'attirer des IDE vers des activités étrangères.
3. Les pays européens face au défi de l'entrepreneuriat
La panoplie réformatrice
Mettre l'entrepreneur au cœur de la dynamique économique est un défi pour chaque pays européen. Conscients de cet enjeu, nombre d'entre eux se sont engagés dans d'importantes réformes pour rendre leurs économies davantage " business friendly ", souvent sur les conseils de la troïka, composé de la BCE, de la Commission européenne et du FMI.
Le gouvernement italien de Mario Monti avait mis en route un grande nombre de réformes pour moderniser l'économie italienne, la rendre plus compétitive et l'orienter vers l'export : simplifications administratives en faveur des entreprises, renforcement de la concurrence notamment dans les secteurs protégés comme l'énergie, les transports ou les services professionnels dont les pharmacies et les études de notaires, soutien à l'innovation et aux start-up[26], flexibilisation du marché du travail, transformation de l'État, ainsi que des réformes des systèmes judiciaires et médicaux. La liste est longue, mais en réalité très peu de ces mesures sont réellement opérationnelles : le programme de Mario Monti a fixé un cadre réformateur qui attend maintenant de se traduire en décrets d'application.
Le gouvernement espagnol de Mariano Rajoy a contourné la difficulté en utilisant massivement la procédure d'exception lui permettant de passer outre le Parlement. Cependant cet empressement n'est pas toujours signe de réformes de qualité.
Cette panoplie réformatrice a besoin de s'adapter aux spécificités de chacun des pays. La pesanteur culturelle est aussi nécessaire pour perpétuer la confiance au sein de la société. Il n'est pas souhaitable que les pays européens convergent vers un modèle unique, ne serait-ce que parce qu'il n'est pas possible que tous les pays aient les yeux rivés vers l'export et aient un excédent commercial. Une certaine hétérogénéité, tant au niveau de l'offre que de la demande, est nécessaire pour assurer un équilibre entre les pays et utiliser au mieux leurs complémentarités.
Faire confiance aux entrepreneurs
De même, vouloir " réindustrialiser " n'a pas de sens s'il s'agit de créer ex nihilo de nouveaux secteurs technologiques : il faut surtout mettre l'accent sur les secteurs qui fonctionnent bien, par exemple la chimie en Grèce, pour les faire grossir. Cela signifie faire confiance aux entrepreneurs pour exploiter les opportunités existantes.
Une entreprise grecque, aussi volontariste soit-elle et aussi favorable que soit la réglementation du pays, ne pourra rien si elle reste enclavée dans une vallée du Péloponnèse, loin des grands axes de communication et sans moyen de recruter des salariés compétents. Les Pouvoirs publics européens, nationaux et locaux ont un rôle déterminant pour offrir aux entreprises les opportunités dont elles ont besoin. Ils peuvent aider, accompagner, inciter, mais non se substituer aux entrepreneurs.
Des trajectoires divergentes
Les pays de la périphérie suivent d'ores et déjà des chemins différents. En Espagne, par exemple, déçues par un marché intérieur déprimé, les entreprises se sont tournées vers les marchés extérieurs, comme elles l'avaient déjà fait chaque fois qu'une telle situation s'était produite. Sans la demande extérieure, le PIB espagnol aurait chuté de 4% en 2012, alors qu'il a baissé de 1,4%. Mais ces entreprises exportatrices, outre qu'elles ne peuvent à elles seules tirer l'ensemble de l'économie espagnole, ont des bases très fragiles : leur espérance de vie est faible et leur taille trop petite.
Le Portugal a une forte tradition industrielle autour de Porto et de Lisbonne dans des secteurs divers (métaux, textile, liège, chaussures, raffinage, etc.) mais souvent assez traditionnels et en concurrence directe avec les économies asiatiques comme la Chine. L'objectif est de moderniser et de dynamiser ces secteurs. La ville de Lisbonne a ainsi créé Startup Lisboa, un centre dédié à la création de start-up, en lien avec les secteurs du textile, du numérique et du tourisme. Certaines entreprises comme Renova, fabricant de papier domestique et sanitaire, mise sur la technologie et le marketing pour se positionner, avec succès, à l'international. Les relations privilégiées avec les pays lusophones (Brésil et Angola) ont permis au secteur du luxe de trouver de nouveaux débouchés. La situation économique et les réformes attirent des IDE, notamment des investisseurs étrangers (Royaume-Uni, États-Unis, Qatar) désireux de prendre à prix bradés des positions dans le secteur touristique : ces IDE seront-ils vraiment productifs ?
La Grèce est dans une situation plus délicate, car les pays européens y ont retiré la plupart de leurs positions d'investissement. Le pays n'a pas une grande tradition industrielle, malgré la présence d'industries de chimie, de télécommunications ou de raffinage. Début 2013, les entreprises pharmaceutiques ont même arrêté de fournir le pays car leurs produits, vendus à bas prix, étaient revendus en contrebande vers les pays voisins : le gouvernement a dû interdire l'export de certains produits. Malgré tout ou peut-être grâce à ce " protectionnisme inversé ", l'industrie pharmaceutique grecque se porte bien et reste le 4e poste d'export. De nombreux investisseurs non-européens profitent de cette situation pour investir en Grèce : le port du Pirée est détenu par des Chinois, ce qui assure pour leurs produits des débouchés vers les Balkans et la Turquie, Sky Solar, une entreprise chinoise présente en Grèce depuis 2007, investit dans des fermes photovoltaïques utilisant les panneaux chinois, le gouvernement essaie de relancer la production minière malgré les réticences de la population, des centres de recherche sur les usages en TIC ont été inaugurés à Athènes pour utiliser les compétences en services de télécommunication (HTC, Nokia, Microsoft) Mais ces investissements, peut-être pas assez nombreux, peinent à porter leurs fruits.
Un jeu à somme nulle ?
Ces stratégies tardent à produire leurs effets : l'économie ne repose pas uniquement sur les exportations ou l'équilibre de la balance commerciale, même si les industries exportatrices contribuent aux dépenses de R&D, elle a besoin d'une consommation intérieure dynamique et d'investissements publics et privés pour moderniser le pays et les entreprises. Si les marges de manœuvres sont limitées, l'environnement macroéconomique européen est un facteur important pour la dynamique globale des économies : l'entrepreneuriat ne peut entraîner l'économie que dans un contexte relativement porteur.
Ces trajectoires divergentes rééquilibrent-elles l'économie européenne ? La baisse des salaires consentis par les salariés de Renault a décidé l'entreprise à installer sa nouvelle usine en Espagne, plutôt qu'en France, créant 1 300 emplois. Est-ce un jeu à somme nulle ? Le rétablissement d'une économie se fait-elle au détriment d'une autre ?
Les opportunités offertes aux entrepreneurs sont structurellement asymétriques : l'Allemagne bénéficie d'un accès au crédit et aux innovations beaucoup plus facilement, pour compenser, l'Espagne doit faire valoir d'autres atouts, comme le coût du travail. Cela ne risque-t-il pas d'entériner les déséquilibres actuels ? Ou bien d'attirer en Allemagne les ingénieurs espagnols, comme cela s'observe déjà ?
La question de l'entrepreneuriat, si elle reste une question proprement nationale dans sa mise en œuvre opérationnelle, est fondamentalement une question européenne dans ses conséquences. Il faut s'assurer que tous les pays fassent des efforts, mais qu'ils ne s'annulent pas les uns les autres.
Conclusion
Face à la paralysie des politiques macroéconomiques traditionnelles et les difficultés rencontrées par les dévaluations en Europe, l'entrepreneuriat doit être placé au cœur des politiques économiques. La mobilisation des énergies réformatrices et entreprenantes est nécessaire pour sortir de la stagnation actuelle et renouveler l'économie. L'Europe n'est pas ce continent sclérosé que les " déclinologues " se plaisent à dépeindre, il regorge d'hommes et de femmes qui aimeraient entreprendre, mais qui s'en trouvent empêchés par les conditions économiques et sociales. Alors les créateurs d'entreprises préfèrent les secteurs protégés et balisés où les risques sont minimes, mais le gain modeste. " High risk, high gain " disent les financiers : favoriser l'esprit d'entreprise, pour les créateurs d'entreprise, comme pour les salariés qui innovent au sein de leur entreprise, les " intrapreneurs ", est fondamental pour renouer avec la croissance.
L'accès au crédit et au financement est le problème du moment : le marché financier européen a toujours été peu favorable à l'innovation, mais la crise bancaire a aggravé la situation. L'union bancaire est un premier pas, qui doit conduire à réformer le modèle bancaire européen pour que les banques retrouvent leur rôle premier : faire confiance à l'entrepreneur et l'accompagner.
Beaucoup plus qu'aux États-Unis, l'entrepreneuriat repose en Europe sur une dynamique collective associant banquiers, Pouvoirs publics, syndicats et réseaux professionnels. Elle ne peut reposer seulement sur une ambition personnelle : toutes les forces économiques doivent être conscientes de l'enjeu. Créer des lieux d'entrepreneuriat, des " centres européens d'innovation et d'industrie ", donnerait corps à cette " culture du risque " et ce " goût de la nouveauté ".
L'entrepreneuriat n'est pas qu'une aventure individuelle, même si l'entrepreneur est et se sent souvent seul, il a un rôle social qui doit être reconnu dans les faits comme dans le droit. Il participe notamment au renouvellement de la société et à la passation de pouvoirs entre générations, c'est pourquoi il est aussi l'expression la plus forte d'une politique pour la jeunesse.
Même si les politiques d'entrepreneuriat restent nationales, parce qu'elles s'appuient sur les forces et les faiblesses de chaque économie, leurs conséquences sont européennes : le dynamisme d'un pays ne doit pas se traduire par l'apathie d'un autre. La coordination au niveau communautaire des politiques entrepreneuriales est aussi importante que leur mise en œuvre au niveau national.
[1]Farhi, Emmanuel, Gita Gopinath, and Oleg Itskhoki, Fiscal devaluation, working paper, 2013
[2]Farhi, Emmanuel, Gita Gopinath, and Oleg Itskhoki, "Une option de dévaluation pour l'Europe méridionale", Les Echos, 2013
[3]Artus Patrick, Pourquoi nous ne croyons pas aux dévaluations internes pour résoudre la crise de la zone euro ?, note Natixis n°724, 24 octobre 2012.
[4] Schumpeter Joseph (1911), Théorie de l'évolution économique, traduction de 1935 avec une introduction de François Perroux, édition numérique, Les classiques des sciences sociales.
[5] Philippon Thomas et Nicolas Véron, Financing Europe's fast movers, Bruegel policy brief, issue 2008/01, janvier 2008.
[6] FMI, Perspectives de l'économie mondiale, rapport, avril 2013.
[7]Eurostat, 6 mars 2013.
[8] La formation brute de capital fixe (FBCF) mesure en comptabilité nationale l'ensemble des acquisitions faites par les entreprises, les ménages et les administrations de biens durables comme le logement ou les biens d'équipements qui serviront à améliorer et augmenter la production future.
[9] INSEE, Enquête mensuelle de conjoncture dans l'industrie, n° 91 - 23, avril 2013.
[10]La rémunération des salariés et les impôts dont sont déduites les subventions, rapportés à la production, ont augmenté de +0,1% en 2012. Autrement dit, le poids de la fiscalité et du travail a augmenté pour les entreprises. Source : Eurostat.
[11]Eurobaromètre, Entrepreneurship in the EU and beyond, Flash Eurobarometer 283, 2010.
[12]Frydman Roman, Omar Khan et Andrzej Rapaczunski, Entrepreneurship in Europe and the United States: security, finance, and accountability, working paper, 2005
[13] Commission européenne, citée in The Economist , European entrepreneurs, Les misérables, édition du 28 juin 2012.
[14] Varsavsky Martin, Advice for US entrepreneurs who move to Europe, Blog, 2012.
[15] Praet Peter, La politique monétaire de la BCE a montré son efficacité, Les Echos, mardi 21 mai 2013, p.11.
[16] Ciccarelli Matteo et Angela Maddaloni, Heterogeneous transmission mechanism and the credit channel in the euro area, BCE, Research bulletin n°19, printemps 2013.
[17] Bijlsma Michiel et Gijsbert Zwart, The changing landscape of financial markets in Europe, the United States and Japan, BRUEGEL, policy paper, 2013
[18] Frydman Roman, Omar Khan et Andrzej Rapaczunski, ibid
[19] OCDE, What students know and can do : student performance in reading, mathematics and science, programme PISA, 2009
[20] Ernst & Young, 2012 performance and 2013 prospects, European attractiveness survey, 2012
[21] Die Zeit, Krisenverlierer suchen ihr Glück in Deutschland, édition du 11 novembre 2012.
[22] OCDE et calculs de l'auteur.
[23] Xavier Roland, Donna Kelly, Jacqui Kew, Mike Herrington et Arne Vorderwülbecke (2012), Global Entrepreneurship Monitor 2012, Global report. Aux États-Unis, c'est la tranche d'âge 35-45 ans qui prédomine.
[24] Témoignage d'un entrepreneur autrichien, Philipp Reisinger.
[25] Lirzin Franck, Pour des centres européens d'innovation et d'industrie, Fondation Robert Schuman, Question d'Europe n°230, 27 février 2012.
[26] Fabre Alain, L'Italie de Mario Monti : la réforme au nom de l'Europe, Institut de l'entreprise, Les notes de l'institut, février 2013.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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