Climat et énergie
Jean-François Jamet,
Emmanuel Lefebvre
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ENJean-François Jamet
Emmanuel Lefebvre
C'est l'audace qui imprime à la politique son mouvement. Elle anime l'histoire et détermine le futur. La déclaration de Robert Schuman, le 9 mai 1950, en offre un bel exemple. Son projet de fonder une Communauté européenne du charbon et de l'acier est aux origines de l'Union européenne. Le charbon et l'acier furent ainsi les premiers moteurs d'un développement pacifique de l'Europe. Désormais, de quelle nouvelle audace aurions-nous besoin pour façonner l'avenir ? Quand nous envisageons l'avenir de notre planète, il apparaît que l'un de ses grands défis sera la maîtrise de l'énergie. Alors malgré leurs choix différents de mix énergétique, la France et l'Allemagne peuvent-elles fonder un projet majeur dans ce domaine ? Le lancement d'un tel projet parviendrait-il à réveiller l'atonie industrielle de la France ? Et comme au temps de la CECA, la coopération franco-allemande pourrait-elle orienter la transition énergétique au bénéfice de l'Europe ?
1. La France et l'Allemagne ont l'opportunité de relancer leur coopération politique et industrielle dans l'énergie
1.1. La France et l'Allemagne ont le même horizon d'objectifs
Il est souvent fait référence aux différences opposant les politiques énergétiques française et allemande, notamment du fait de l'importance du nucléaire en France, avec son impact avantageux sur le prix de l'électricité et les émissions de carbone, en contrepoint de l'avance prise par l'Allemagne dans le développement des énergies renouvelables [1]. Néanmoins, la France et l'Allemagne se sont donné des objectifs de réduction de la part de l'électricité d'origine nucléaire qui supposent un effort similaire : la France affiche une décroissance de 75% à 50% à l'horizon 2025, tandis que l'Allemagne se dirige de 22% vers une suppression totale à l'horizon 2022. Il s'agirait donc de franchir le même écart de réduction. Par ailleurs, les deux pays ont chacun défini des objectifs ambitieux en matière de développement des énergies renouvelables et d'économies d'énergie, afin de respecter leurs engagements environnementaux européens et internationaux.
La réalisation de ces objectifs exige une politique industrielle active dans les deux pays, de façon à réaliser les investissements de long terme nécessaires à la transition énergétique. Néanmoins la France et l'Allemagne sont également soucieuses de limiter l'augmentation de la facture énergétique qui pourrait en résulter, un point politiquement très sensible des deux côtés du Rhin.
1.2. La France et l'Allemagne ont objectivement intérêt à relancer leur coopération dans l'énergie
La coopération entre la France et l'Allemagne n'a guère progressé au cours de ces dernières années. On pourrait même parler de recul sur le plan industriel, après les divorces entre Areva et Siemens puis entre EDF et EnBW, ainsi qu'au niveau politique, avec l'absence de concertation sur le prolongement puis l'arrêt des centrales nucléaires allemandes. Dans le domaine des énergies renouvelables, les mécanismes de subvention et les appels d'offre n'ont pas été coordonnés, les logiques industrielles restant principalement nationales malgré la mise en place d'un bureau franco-allemand des énergies renouvelables [2]. La coordination se fait principalement dans le cadre européen en collaboration avec les autres Etats membres (paquet énergie-climat, groupe de coordination sur l'électricité).
La coopération franco-allemande est pourtant plus que jamais nécessaire, non seulement en raison des objectifs communs des deux pays, mais aussi au regard des contraintes communes qui s'imposent à eux et qui justifient une mutualisation des moyens :
• pour pallier leur intermittence, les énergies renouvelables doivent être complétées par des énergies de base dont il faut limiter l'impact environnemental et assurer le retour sur investissement ;
• afin de limiter le recours à ces énergies de "back-up", le système électrique exige de lourdes adaptations en termes de capacités de stockage et de gestion des réseaux ;
• les industriels européens subissent une forte concurrence étrangère dans le développement et la commercialisation des technologies nécessaires à la transition énergétique ;
• l'impact négatif des divergences de stratégie entre la France et l'Allemagne mais aussi les gains potentiels d'une approche commune ont augmenté avec l'intégration progressive du marché européen de l'énergie ;
• le contexte économique et budgétaire rend plus difficiles les investissements privés et publics tout en limitant les augmentations de prix acceptables par les clients.
En outre, la relance de la coopération franco-allemande répondrait à l'attente des industriels qui cherchent à se développer de part et d'autre du Rhin pour renforcer leurs bases commerciale et industrielle. Du reste, la Directive européenne sur les énergies renouvelables encourage ce type de coopération associant deux pays ou plus et possiblement des opérateurs privés [3]. Cette coopération peut notamment prendre la forme d'un cofinancement de projets ou d'un régime d'aide commun pour soutenir la production d'énergie renouvelable.
2. Le succès d'une stratégie commune ambitieuse suppose que certaines conditions soient réunies
2.1. La France doit retrouver la confiance de son partenaire allemand
Aucun projet ambitieux de relance de la coopération énergétique ne pourra réellement prendre corps s'il ne s'appuie pas sur une confiance respective des deux pays. Or, le contexte actuel est celui d'une relative défiance de l'Allemagne à l'égard des initiatives françaises en matière de politiques économique et européenne. Cette défiance porte sur plusieurs points.
Le recul de la compétitivité française
L'Allemagne est inquiète que la France ne soit pas capable de réformer suffisamment son modèle économique et social [4], car cela risque de pérenniser le déficit de sa balance courante et de ses comptes publics. Or si les marchés financiers commençaient à nourrir des doutes sur ce point, après l'Espagne et l'Italie, c'est la France qui risquerait de voir ses taux d'intérêt augmenter sensiblement. La dette française deviendrait alors insoutenable, car l'aggravation de la charge des intérêts de la dette suffirait à faire augmenter largement le déficit public. La France ne peut écarter cette prophétie qu'à la condition de prouver sa crédibilité auprès des investisseurs, mais elle semble fragile à de nombreux observateurs. Si l'on se place du point de vue de Berlin, la France est le dernier domino avant l'Allemagne. Comme le résume Charles Wyplosz, " ce pourrait être alors la fin de l'euro, parce que la France, c'est trop gros, et parce que la France pourrait entraîner l'Allemagne si d'aventure elle essayait de sauver la France " [5]. Que cette angoisse soit justifiée ou non, elle est très présente en Allemagne qui considère que la seule façon pour la France de préserver sa crédibilité est de faire la démonstration qu'elle peut adopter les réformes qui lui permettront de reconquérir sa compétitivité.
Le gouvernement français a tenté de donner certaines garanties. Sur le plan des finances publiques, François Hollande a annoncé son intention de " faire des économies sans affaiblir l'économie ". Le gouvernement s'est ainsi engagé à ramener le déficit à 3% en 2013, en combinant une légère hausse de la TVA (0,4 point de TVA), une augmentation de la taxation des hauts revenus et des grandes entreprises, ainsi qu'une baisse des dépenses publiques équivalent à 0,6 point de PIB par an) [6]. Sur le plan de la compétitivité elle-même, le gouvernement a annoncé des mesures inspirées des propositions du Pacte pour la compétitivité française rédigé par Louis Gallois. Ce rapport constate un véritable décrochage, résultant d'une perte de compétitivité globale, sur les services, l'énergie, les politiques publiques, les finances publiques, les infrastructures, la formation, la recherche et le marché du travail. Sur ce dernier point, l'accord récent entre les partenaires sociaux sur la réforme du droit du travail est un signal positif. Mais il ne suffit pas à faire disparaître l'inquiétude quant à la désindustrialisation de l'économie française : l'industrie ne représente plus en France que 12,6% du PIB et 13% de l'emploi. De nombreux observateurs attribuent ce recul à une augmentation du coût du travail plus rapide que les gains de productivité dans l'industrie française. De fait, le coût unitaire du travail -c'est-à-dire le rapport entre la rémunération des employés et la productivité du travail- y a augmenté de près de 20% entre 2000 et 2010, alors qu'il a reculé de 3,7% au cours de la même période dans l'industrie allemande. Pour rapprocher les points de vue et développer des initiatives conjointes, la mission sur la compétitivité industrielle européenne confiée par les gouvernements français et allemand à Jean-Louis Beffa, ancien patron de Saint-Gobain, et Gerhard Cromme, président des conseils de surveillance de ThyssenKrupp et de Siemens, peut jouer un rôle très utile. Elle sera d'ailleurs complétée par le travail du groupe consultatif réunissant les partenaires sociaux français et allemands.
Il reste néanmoins clair que tout projet industriel franco-allemand dans l'énergie sera examiné avec beaucoup de précaution par l'Allemagne, qui voudra vérifier strictement sa viabilité industrielle et sa crédibilité économique.
Les doutes allemands quant au volontarisme français
L'Allemagne redoute aussi que la France se lance dans des annonces politiques suivies de maigres effets. Cette inquiétude est particulièrement forte en matière de politique industrielle, l'Allemagne craignant que les discours volontaristes des dirigeants français ne masquent l'absence de moyens réels ou le souci de préserver des "canards boiteux" (ce que la littérature économique nomme "picking losers"). A cet égard, il est important de relever le décalage entre la nature du débat politique des deux côtés du Rhin : alors que le discours industriel en France est très largement introverti, centré sur les peurs créées par la désindustrialisation et sur la critique de la mondialisation, il est extraverti en Allemagne où le débat économique et social est orienté vers la priorité donnée aux exportations et renforcé par la fierté des succès commerciaux.
Le gouvernement allemand est aussi prudent parce que le discours de la France dans le domaine de l'énergie entre en résonnance avec ses initiatives en matière de politique européenne. La France défend en effet une politique budgétaire de la zone euro comprenant le recours à des emprunts destinés à financer des investissements notamment dans le domaine de l'énergie (une expérimentation est actuellement en cours dans le cadre des "project bonds"). Or si l'Europe s'est accordée sur l'adoption d'un Pacte de croissance, la Chancelière fédérale reste réticente sur les sujets de l'union budgétaire, en tout cas sur la mutualisation de la dette. Là encore, elle souhaite pouvoir justifier que l'argent des contribuables allemand sera utilisé à bon escient avant de se lancer dans des projets européens ayant des implications budgétaires, ce qui est du reste parfaitement légitime.
2.2. La France doit préciser sa stratégie énergétique
Au-delà de l'enjeu de la crédibilité de la politique économique française, il est essentiel que la France précise sa stratégie énergétique. L'Allemagne s'est engagée sur un concept énergétique renouvelé, tandis que la France, après les prémisses du Grenelle de l'Environnement, vient seulement d'entamer un débat national sur la transition énergétique. Le gouvernement allemand ne saura donc se prononcer à l'égard des intentions françaises que lorsque ce débat aura véritablement progressé.
Les choix de l'Allemagne en faveur de sa transition énergétique
L'Allemagne a lancé depuis quinze ans une politique nationale de transition énergétique. Cette politique est soutenue par un concept énergétique à l'horizon 2050. Les trois axes du concept sont l'amélioration de l'efficacité énergétique, le recours aux énergies renouvelables et l'adaptation des réseaux en termes de structure et de gestion. Sa première édition prévoyait un abandon très progressif de l'énergie nucléaire. A la suite de l'accident de Fukushima en mars 2011, Berlin a décidé d'accélérer cette évolution au prix d'un appel accru mais provisoire aux énergies conventionnelles. Notons que sous le terme de transition énergétique peuvent s'exprimer des réalités bien différentes. En Allemagne, la part d'électricité nucléaire est très inférieure à celle de la France. De ce fait, le mix électrique est actuellement cinq fois plus carboné qu'en France. Mais d'autres caractéristiques sont à l'avantage de l'Allemagne : un large éventail d'industries exportatrices dans le secteur des énergies renouvelables, une rigueur de gestion budgétaire qui permet d'investir à long terme, une méthode de travail au service d'un concept énergétique ambitieux.
D'un point de vue systémique, l'Allemagne est donc à l'avant-garde sur la voie de la transition énergétique. C'est un choix politique majeur. Sa puissance industrielle le lui permet. Elle n'ignore pas le défi que cela représente, mais elle compte en retirer les dividendes. Le concept allemand de transition énergétique est en outre cohérent, parce qu'il englobe tous les aspects de cette évolution : politique, industriel, structurel, financier, juridique. La grande force de son mode d'action, c'est de prendre appui sur trois qualités de fond : l'innovation, le réalisme et la méthode. Dans ces conditions, la France a deux options : soit la concurrence, soit une coopération franco-allemande qui encouragerait nos industriels et fonderait une Europe de l'énergie.
Une approche française encore incertaine
Les autorités françaises disposent d'un large éventail d'études parfaitement documentées, qu'elles ont d'ailleurs souvent elles-mêmes commanditées. On peut s'en convaincre à la lecture de trois études fondamentales. Tout d'abord, l'étude Electricité 2030 [7], menée à l'initiative de l'Union française de l'électricité, présente les résultats de modélisations réalisées pour éclairer les choix politiques au regard de critères climatiques, sociétaux, économiques et financiers, qu'il convient alors de pondérer d'une manière cohérente. Elle décrit donc trois scénarios de mix électrique fondés sur des parts d'origine nucléaire fixées à 70%, 50% et 20%. Sans prétendre à une véritable synthèse, quatre conclusions méritent d'en être extraites. La première montre que dans tous les cas, en raison des investissements nécessaires, une augmentation des prix de l'électricité est inéluctable. La seconde note que le scénario à 70% prévoit déjà une part d'origine renouvelable supérieure aux "objectifs de Grenelle". La troisième signale que les efforts de maîtrise de l'énergie ne peuvent compenser une sortie, même partielle, de l'énergie nucléaire à l'horizon 2030. Et la quatrième révèle que dans un scénario à 20%, les émissions de CO2 liées au rattrapage de la production d'électricité seraient multipliées par trois.
De manière plus ample, le rapport de la Commission Energies 2050 [8] couvre l'ensemble des questions énergétiques. Sa rédaction avait été sollicitée en octobre 2011 par le ministre de l'industrie et son travail rendu au début de l'année 2012 est accessible sur le site du ministère du Développement durable. 500 pages, mais qui se lisent comme un roman, et dont n'est ici résumé que l'aspect industriel. Comme l'indique le rapport Gallois, l'un de nos seuls atouts de compétitivité est le prix de l'électricité Nous devons cet avantage aux investissements passés dans la filière nucléaire, et notre compétence de leader nous ouvre l'accès du marché mondial.. Dans le respect des exigences de sûreté, il est donc essentiel de préserver cette filière. Pour autant, le rapport Gallois note que le développement des énergies renouvelables s'impose dans tous les pays. La France doit donc se positionner. La Commission Energies 2050 recommande de sélectionner les branches où prévalent nos avantages comparatifs, en particulier l'électricité hydraulique (l'Afrique n'utilise que 10% de ses ressources potentielles et la Chine 27%) ; l'éolien off-shore (qui peut s'appuyer sur notre expérience des travaux de fondation) ; le stockage et la gestion des réseaux (pour maîtriser l'intermittence des énergies renouvelables) ; et le secteur de l'efficacité énergétique (en proposant des solutions globales de qualité).
D'un périmètre plus restreint, le rapport Eolien et Photovoltaïque [9] rédigé à l'initiative du nouveau gouvernement se concentre sur deux modes de production d'énergie renouvelable. Néanmoins, les rédacteurs ont été conduits à replacer leur sujet dans un cadre global comprenant les questions d'investissements, de tarifs, de performance et de capacité. Sur le plan technique, l'étude traite le problème des intermittences, avec ses questions d'intégration, de stockage et de back-up. Sur le plan structurel, elle évoque les choix d'implantation avec leurs dimensions nationale, régionale et locale. Il est notable que cette étude recommande le développement de ces deux filières dans un cadre de coopération franco-allemand [10].
2.3. La France doit préciser sa méthode pour la transition énergétique
De même que pour les objectifs, l'Allemagne est en avance sur la France quant à la définition du pilotage de la transition énergétique. Dans la perspective d'un travail commun, il est dès lors important que le pilotage soit également précisé en France.
Les organes de pilotage et de monitoring en Allemagne
Sur la base de son concept énergétique à l'horizon 2050, et tenant compte du large éventail de lois déjà votées en faveur de la transition énergétique, le gouvernement allemand a défini un ensemble rigoureux de structures et de méthodes qui s'inspirent des règles de gestion de projet. Tout d'abord, la transition énergétique est considérée comme une politique centrale du gouvernement, à laquelle doivent concourir tous les ministères, en fonction de leurs responsabilités propres. Par ailleurs, le rôle directeur du gouvernement fédéral a été renforcé à l'égard des régions pour assurer la cohérence nécessaire, s'agissant de la capacité de production et de l'adaptation des réseaux.
Ensuite, une extrême attention est portée au maintien de la cohésion des acteurs. Dans ce but, l'un des instruments majeurs est la "plateforme des énergies renouvelables", créée le 25 avril 2012. Les ministères de l'environnement et de l'économie en assurent respectivement la présidence et la vice-présidence. Cette plateforme réunit à la même table les représentants du gouvernement fédéral, des régions, des villes et des communes ; les entreprises et les fédérations de la branche industrielle des énergies renouvelables ; les exploitants des réseaux de transport et de distribution ; les associations du commerce, de l'industrie et des producteurs d'énergie conventionnelle ; les associations de défense de l'environnement, de la nature et des consommateurs, ainsi que les meilleurs experts de chaque secteur.
La plateforme allemande se compose d'un directoire et de trois groupes de travail [11]. Le premier groupe est chargé d'organiser l'intégration des énergies renouvelables, en termes de système et de marché ; il veille aux adaptations que nécessiterait la loi EEG-2012 sur les énergies renouvelables; un deuxième groupe est chargé d'organiser le développement, avec pour objectif d'assurer l'adaptation relative des ressources et du réseau, dans le respect de l'économie et de l'environnement ; un troisième groupe est chargé d'organiser la production, c'est-à-dire de garantir, par une gestion flexible des ressources, à la fois la sûreté d'approvisionnement et l'accessibilité financière. Ces trois groupes de travail ont le mérite de rassembler tous les avis et toutes les compétences, mais plus encore de les réunir en un système dynamique visiblement orienté vers des objectifs de résultats.
La "plateforme des énergies renouvelables" émet des recommandations ; lorsque celles-ci concernent le gouvernement, les décisions d'application sont prises au niveau fédéral ou ministériel. De plus, le gouvernement allemand a installé un organe de "monitoring" de la transition énergétique. Cet organe répond à des critères rigoureux d'audit et d'expertise. Il rédigera un rapport annuel sur l'état d'avancement de la transition énergétique, ainsi qu'un rapport de synthèse tous les trois ans (le premier en 2014). Son objectif est d'intervenir comme un système d'alerte précoce, pour ajuster le concept énergétique à l'horizon 2050 et prendre au plus tôt les mesures correctives nécessaires.
La feuille de route française
Certes, la France n'a pas à ce stade modifié son concept énergétique d'une manière aussi radicale que l'Allemagne. Les études citées plus haut s'interrogent néanmoins sur d'éventuelles évolutions. Déjà, la Commission Energies 2050 avait pour mission d'appuyer la préparation pour mi-2013 de la Programmation pluriannuelle des investissements (PPI) et de soutenir une large consultation des acteurs de l'énergie. Ce projet de consultation ouverte sur tout l'éventail des questions énergétiques [12] se retrouve indéniablement dans la feuille de route issue de la conférence environnementale de septembre 2012. De même, l'aboutissement de la feuille de route vers une loi de programmation pour juin 2013 ne s'écarte pas de l'échéance initialement prévue pour la PPI.
D'ici là, les institutions existantes remplissent leur rôle de régulation, notamment la Commission de régulation de l'énergie (CRE), en lien avec les institutions correspondantes nationales ou européennes [13]. Mais il est clair que les investisseurs attendent l'affichage d'une meilleure stabilité des dispositifs et des règlements [14].
2.4. Une convergence est possible
La France doit encore préciser sa stratégie et le pilotage de sa transition énergétique, elle doit faire aussi la démonstration qu'elle peut être un partenaire industriel stable et crédible, mais elle ne manque pas d'atouts. Nul besoin que les options énergétiques nationales soient identiques, pourvu qu'elles soient cohérentes. De ce point de vue, les capacités existantes de la France en matière nucléaire offrent des marges de manœuvre que l'on peut investir dans le secteur des énergies renouvelables. La France possède en outre un excellent dispositif de formation d'ingénieurs et de recherche, il faut le rentabiliser. Enfin, la France a de bonnes cartes dans la filière hydraulique, les réseaux électriques, l'éolien off-shore, le solaire thermique, le photovoltaïque performant ou encore la biomasse.
Respectivement, et bien qu'ils s'en défendent, les Allemands ont tout de même beaucoup appris du "colbertisme". La mise en place de leur concept énergétique est l'illustration d'une économie politique discrète qui aide la recherche, appuie les filières industrielles, organise les réseaux et façonne le cadre légal. En France, le rôle de l'Etat ou des grands pôles ne saurait être moindre. Car dans cet univers concurrentiel, il ne faut pas trop espérer d'une collaboration spontanée entre nos entreprises respectives. Or justement, le domaine de l'énergie est celui des choix de long terme. C'est un système dont le dessein est éminemment politique, parce qu'il exige la mise en cohérence de multiples composantes. Si l'on veut bâtir une coopération franco-allemande dans ce domaine, il faut donc le vouloir au niveau politique.
3. La France et l'Allemagne vont devoir préciser la méthode et les domaines d'application de leur coopération
Le cinquantième anniversaire du Traité de l'Elysée, le 22 janvier 2013, a permis à la France et à l'Allemagne de mettre l'énergie au premier plan de leurs projets de coopération pour les années à venir.
3.1. Les initiatives annoncées à l'occasion de l'anniversaire du Traité de l'Elysée
Lors de l'anniversaire du Traité de l'Elysée, les gouvernements français et allemand ont formulé une ambition commune : "Nous sommes déterminés à réussir la transition énergétique et écologique dans nos deux pays et à travailler ensemble au déploiement des énergies renouvelables, au renforcement de l'efficacité énergétique, au développement des nouvelles technologies, à la mise en place de nouveaux modes de financement des investissements et à l'approfondissement du marché intérieur de l'énergie. Nous devons avancer résolument vers une véritable politique européenne de l'énergie. C'est ainsi que nous tiendrons notre rang dans la compétition mondiale et que nous contribuerons à la lutte contre le réchauffement climatique" [15].
Les paragraphes de la déclaration du Conseil des ministres franco-allemand (CMFA) [16] qui développent ces intentions communes indiquent que la mesure de l'enjeu a bien été prise. Les deux pays y affirment leur projet de coopérer sur des sujets aussi divers que les énergies renouvelables, le stockage de l'énergie, les réseaux intelligents, le captage, le transport et le stockage de carbone, ou encore les interconnexions électriques et gazières. Les moyens pour y parvenir restent néanmoins relativement imprécis à deux exceptions près :
- la formulation de positions communes au niveau européen (qui restent néanmoins à déterminer, ce qui sera la partie la plus difficile) et la mise en commun des analyses prospectives des capacités de production d'électricité et des flux transfrontaliers ;
- les instruments de financements publics mobilisables pour des projets communs : les obligations européennes (project bonds) et une coopération entre la Caisse des Dépôts et Consignations et Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW) pour ce qui concerne la rénovation énergétique et l'efficacité énergétique.
3.2. Une conjonction d'échéances peut permettre de préciser ces initiatives
Depuis les années 2000, la loi EEG (Erneuerbare Energien Gesetz) règle l'intégration des énergies renouvelables dans le système allemand. On considère qu'entre 2000 et 2010, l'introduction des lois EEG a permis de tripler la part de l'électricité d'origine renouvelable, celle-ci passant de 6,3 à 17%. Il est démontré qu'elles ont agi comme facteur de croissance et d'emploi. La dernière édition de juin 2011, dite EEG-2012, fait l'objet d'importants travaux de révision qui doivent aboutir en mai 2013. Or la feuille de route du gouvernement français prévoit en juin 2013 le dépôt d'une loi de programmation sur la transition énergétique. Dans leur aboutissement législatif, la conjonction de ces deux échéances doit conduire la France à suivre de près les travaux menés en Allemagne. Compte tenu de l'expérience allemande, ils peuvent être source de réflexion et de méthode.
3.3. Considérations de méthode
S'il est une chose que les anniversaires successifs du Traité de l'Elysée ont enseignée, c'est que cet exercice reste trop souvent au stade de la figure imposée, les deux gouvernements s'entendant sur la communication politique à l'occasion de l'événement sans s'être réellement mis d'accord sur le fond des problèmes.
Une véritable volonté de coopération énergétique franco-allemande suppose dès lors un changement de méthode, sans quoi les ambitions qui ont été à nouveau affichées à l'occasion du cinquantième anniversaire risquent de rester lettre morte.
Trop souvent les deux pays fonctionnent sur des voies parallèles et ne commencent à débattre de projets communs qu'après avoir décidé de l'essentiel de leurs propres stratégies en fonction de leurs intérêts nationaux. Pour éviter ce travers, il conviendrait d'institutionnaliser davantage les relations franco-allemandes dans l'énergie pour qu'elles prennent un caractère permanent. On pourrait par exemple envisager la création d'une unité franco-allemande au sein des ministères en charge de la politique énergétique, sur le modèle de celle qui a été créée en 2011 dans le domaine économique. Elle associerait des membres permanents mais aussi des correspondants au sein de l'administration, des commissions de régulation, de l'industrie et de la société civile, en s'appuyant notamment sur le réseau créé dans le cadre du Bureau franco-allemand des énergies renouvelables. Cette unité franco-allemande permettrait de préparer des documents de travail, techniques ou politiques, d'intérêt commun.
Ce n'est en effet qu'en mettant en accord la méthode de travail avec l'ambition commune de la transition énergétique que la France et l'Allemagne pourront mettre un terme à plusieurs années d'incompréhension et de divergence sur le fond.
3.4. Le champ des possibles
En vue de définir le contenu concret de leur coopération, la France et l'Allemagne devraient préciser ensemble les initiatives communes qui permettraient simultanément de limiter pour le consommateur le coût de la transition énergétique, de créer des filières industrielles compétitives à l'échelle mondiale et d'atteindre les objectifs environnementaux internationaux, tout en assurant l'acceptabilité et la viabilité de ces initiatives.
Les formes de coopération envisageables sont nombreuses et pourraient associer selon les domaines d'autres partenaires européens pertinents, que ce soit :
• pour le développement de l'offre industrielle (consortium d'entreprises aux compétences complémentaires, création d'entreprises communes pour faciliter les développements technologiques, projets de recherche communs et réponse aux appels à projet financés par le budget européen) ;
• pour le déploiement des politiques énergétiques (planification des besoins en matière de production d'énergie, lancement d'appels d'offre conjoints, coordination de l'approvisionnement en matière première, échange des meilleures pratiques entre villes et régions dans le cadre de jumelages, coopération entre régulateurs) ;
• pour le développement d'un cadre réglementaire cohérent (normes communes - par exemple pour la recharge des véhicules électriques –, mise en cohérence et stabilisation des systèmes de soutien aux énergies renouvelables, préparation de positions communes à Bruxelles).
Pour chacune de ces formes de coopération, les deux pays devraient identifier clairement les domaines où elles pourraient s'appliquer, leur valeur ajoutée, leurs modalités, ainsi qu'un calendrier indicatif pour leur mise en œuvre. A titre indicatif, les domaines d'application qui méritent d'être étudiés - plusieurs ont d'ailleurs été retenus à l'occasion du 50ème anniversaire du Traité de l'Elysée - sont les suivants (sans ordre de priorité) :
• éolien off-shore (où les difficultés technologiques et opérationnelles à surmonter restent importantes, par exemple concernant le raccordement au réseau) ;
• énergie solaire (examen de la pertinence d'une consolidation des capacités industrielles européennes dans le solaire, dans la perspective d'atteindre la masse critique pour faire face à la concurrence chinoise, d'investir dans le développement des technologies innovantes mais aussi d'associer le tissu de PME existant) ;
• développement de turbines et de chaudières de nouvelle génération ; • développement des bioénergies et de la cogénération ; • clarification et planification des investissements nécessaires pour palier l'intermittence et l'imprévisibilité́ des énergies renouvelables (notamment dans l'hydraulique et le gaz) ; • performance énergétique des bâtiments (où le potentiel d'économie d'énergie est très large) ; • réseaux intelligents (smart grids) et systèmes de comptage évolué ; • planification, financement, construction, interconnexion et exploitation des réseaux de transmission d'électricité́ et de gaz, avec les partenaires européens et extra-européens de la France et de l'Allemagne ; • stockage de l'électricité et lien entre l'électricité et les transports (recherche, normes et standards, infrastructures), notamment concernant le véhicule électrique ; • formation des ingénieurs et techniciens qui permettront la mise en œuvre de la transition énergétique ; • démantèlement des centrales nucléaires.
Pour préparer les échéances à venir, des groupes de travail pourraient être constitués pour chacune des filières retenues afin de définir les modalités de coopération, en associant les principales parties prenantes (industriels, administration, régulateur, collectivités, représentants de la société civile et du monde académique, organismes pouvant jouer un rôle dans le financement au niveau national ou européen).
Conclusion
L'énergie n'est pas un domaine facile pour la coopération franco-allemande. Pourtant, l'Europe de l'énergie ne progressera guère si Paris et Berlin ne s'accordent pas. Cet accord, il faut donc l'établir au-delà de nos disparités, c'est-à-dire en pleine connaissance de nos atouts respectifs, mais dans l'exigence de finalités communes. Cela veut dire en termes de finalités : affirmer le rôle d'une Europe efficace dans les domaines de la transition énergétique, au sein d'une économie globalisée. En termes d'objectifs : créer un cadre stable favorable aux investissements de long-terme et atteindre la masse critique dans la concurrence internationale. En termes de concept : conduire des transitions énergétiques réalistes fondées sur l'innovation, la compétitivité et la conquête des marchés de l'export. En termes de méthode : établir les moyens concrets et durables capables de soutenir une concertation régulière et la conception de projets communs. En termes législatifs : assurer aux niveaux bilatéral et européen la compatibilité de nos systèmes sur les plans structurels, normatifs et financiers. L'anniversaire du Traité de l'Elysée a permis d'ouvrir des pistes en vue de renouer le fil de la coopération franco-allemande dans l'énergie. Il convient désormais de les préciser, de les concrétiser et de les prolonger.
[1] En Allemagne, les énergies renouvelables représentaient 382 000 emplois en 2011 (source : M. O'Sullivan, D. Edler, T. Nieder, T. Rüther, U. Lehr, F. Peter, Bruttobeschäftigung durch erneuerbare Energien in Deutschland im Jahr 2011, http://www.erneuerbare-energien.de/fileadmin/ee-import/files/pdfs/allgemein/application/pdf/ee_bruttobeschaeftigung_bf.pdf ) contre 94 500 en France en 2010 (source : Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie, cité dans V. Boulanger, " Energies renouvelables : le retard français ", in L'Energie autrement, Alternatives Economiques Poche n° 054 - février 2012).
[2] Cette association a pour but de favoriser l'échange d'information entre les acteurs franco-allemands des énergies renouvelables.
[3] Directive 2009/28/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables, article 7.
[4] Voir sur ce point l'article de deux universitaires allemands spécialistes des relations franco-allemandes, Ulrich Krotz et Joachim Schild, " Le déclin de la France, une menace majeure pour le couple franco-allemand ", Le Monde, 22 janvier 2013. On se reportera plus généralement à leur ouvrage France, Germany, and Embedded Bilateralism from the Elysée Treaty to Twenty-First Century Politics (Oxford University Press).
[5] " La France est-elle vraiment l'homme malade de l'Europe ? ", Telos, 21 novembre 2012.
[6] Ministère de l'économie et des finances, " Projet de loi de finances pour 2013: Solidaires et responsables pour une France plus juste ".
[7] Etude Electricité 2030 - Quels choix pour la France ? UFE/2012.
[8] Rapport Energies 2050 de la Commission présidée par MM. Jacques Percebois et Claude Mandil, sollicité par une lettre de mission du ministre chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, et remis en janvier 2012.
[9] Rapport Eolien et Photovoltaïque : enjeux énergétiques, industriels et sociétaux, rédigé sur la demande des ministres du Redressement productif et du Développement durable, et remis en septembre 2012.
[10] cf. les recommandations 20, 21 et 22 de ce rapport.
[11] Un groupe de pilotage (Steuerungskreis BMU / BMWi), et trois groupes de travail ainsi dénommés: " Conditions ", " Réalisation ", " Interaction " (AG 1 " Rahmenbedingungen ", AG 2 " Ausbauplanung ", AG 3 " Interaktion ").
[12] La lettre de mission de la Commission Energies citait en particulier : l'énergie nucléaire, les énergies renouvelables, l'efficacité énergétique, la sûreté d'approvisionnement, l'accessibilité financière, la protection de l'environnement, les aspects de société.
[13] Au niveau européen, l'ACER (Agency for the Cooperation of Energy Regulators). Au niveau allemand, la BNA (Bundesnetzagentur).
[14] Cf. la recommandation numéro 15 du rapport Eolien et Photovoltaïque.
[15]50ème anniversaire du Traité de l'Élysée - Déclaration de Berlin (Berlin, 22/01/2013), http://basedoc.diplomatie.gouv.fr/exl-doc/FranceDiplomatie/PDF/bafr2013-01-22.pdf
[16] 50ème anniversaire du Traité de l'Élysée - Déclaration du Conseil des ministres franco-allemand (Berlin, 22/01/2013), paragraphes 34 à 40, http://basedoc.diplomatie.gouv.fr/exl-doc/FranceDiplomatie/PDF/bafr2013-01-22.pdf.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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