Franco-allemand
Alain Fabre
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ENAlain Fabre
Avec la double crise, d'abord financière mondiale, puis des dettes publiques et de la zone euro, le contraste est apparu saisissant entre, d'un côté, les stratégies économiques marquées par l'utilisation active des politiques économiques destinées à une stimulation permanente de la consommation par l'endettement, et, de l'autre, les stratégies fondées sur le souci de maîtrise des déficits et de l'endettement et la compétitivité des entreprises. D'un côté, des pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou la France, de l'autre essentiellement l'Allemagne et les pays vertueux de la zone euro.
Dans un livre qui fit date en 1991, Michel Albert [1] mit en évidence les caractéristiques fondamentales des deux modèles "libéraux" de stratégie économique. Un peu plus de vingt ans après, l'analyse comparée des deux modèles a gagné de nouveau en intérêt pour toute une série de raisons qui tiennent à leur confrontation à deux décennies de mondialisation généralisée. En France comme dans la plupart des pays de la zone euro, la question a redoublé d'intensité en raison du problème soulevé par la compatibilité et l'efficacité des modèles économiques pratiqués par ses différents membres. Après deux ans de secousses, les 17 Etats membres de la zone euro ont défini une solution de sortie de crise combinant le développement parallèle d'un renforcement significatif de la solidarité financière et d'une intégration accrue des politiques budgétaires. Mais la toile de fond de ce programme budgétaire généralisé à tous les Etats de la zone euro renvoie à une stratégie économique fondée sur la compétitivité des entreprises.
Dans le modèle anglo-saxon, y compris dans sa version néolibérale adoptée au début des années 1980 – on a parfois parlé de " keynésianisme de l'offre " -, et en France, où la vulgate keynésienne flatte la culture nationale d'interventionnisme public, le fondement des stratégies de croissance repose sur le caractère supposé stimulant de l'usage discrétionnaire des politiques économiques et sur l'idée que toute contraction des déficits viendrait pénaliser le taux de croissance.
A l'inverse, dans le modèle économique allemand, le fond de la stratégie économique consiste à confiner la politique économique dans un rôle limité. Au lieu de viser à une stimulation de l'activité, son orientation est destinée à poursuivre un objectif de stabilité, le rôle de l'Etat étant essentiellement de veiller à un ordre économique et social dans lequel la concurrence peut opérer d'une façon vertueuse. La croissance repose tout entière sur la compétitivité des entreprises. A la différence du modèle anglo-saxon et français où la performance économique s'oppose d'une certaine façon avec la protection sociale – c'est l'un ou c'est l'autre-, le modèle économique allemand vise d'une manière faussement paradoxale non seulement à concilier mais, bien au-delà, à créer un équilibre dynamique entre compétitivité et besoin de protection sociale. A ce titre, ce n'est pas l'Etat qui détermine les conditions de répartition des gains de productivité, ce sont les entrepreneurs et les syndicats qui s'entendent dans une perspective de long terme sur la façon de fixer la clef de répartition entre capital et travail.
Sous le poids de la réunification et d'arbitrages très favorables aux salariés – salaires, organisation du marché du travail – au cours des années 1980-1990, le modèle allemand a donné le sentiment jusqu'au milieu des années 2000, d'un essoufflement par opposition à la très grande réussite des politiques économiques américaine et britannique. Le sentiment inverse a prévalu depuis lors, notamment sous l'effet d'une double contrainte financière et extérieure venue stopper net ce type de stratégie, les marchés estimant, d'une manière presque ironique, ne plus être en mesure de soutenir ce type d'orientation. Car, en dernière analyse, la stratégie " keynésienne " repose non sur l'accumulation des gains de productivité du système productif, mais sur l'hypothèse que les marchés financiers peuvent accepter un endettement financier potentiellement illimité des Etats. Ce raisonnement a été porté depuis les années 1980 par l'hypothèse d'une liquidité supposée illimitée et toujours immédiatement disponible : les marchés pouvaient soutenir ces politiques sans jamais connaître de limite à l'endettement. La théorie des marchés financiers internationaux postulait même que les titulaires d'excédents d'épargne recherchaient en permanence des occasions de placement de leurs fonds auprès des agents publics et privés. Comme on l'a écrit souvent aux Etats-Unis, il n'existe pas de problème de balance des paiements, ses déséquilibres étant automatiquement soldés par l'ajustement mondial des excédents et des déficits d'épargne et par les variations de taux de change. Les Etats-Unis ont incarné à merveille ce modèle de recyclage des excédents commerciaux, japonais dans les années 1980, chinois depuis 1990. La France a vu dans ce nouveau paradigme de la finance mondiale une aubaine pour concilier l'inconciliable : renoncer à l'ajustement de son économie par le taux de change suite à son adhésion au SME puis à l'euro tout en disposant des moyens de continuer à distribuer sans limite des droits sociaux fictifs. Ce que la crise de 2008 a révélé, c'est que cette stratégie était une fiction, surtout lorsque, à la différence des Etats-Unis, on n'est pas émetteur de la devise de référence mondiale. Fiction d'autant plus surprenante dans la France colbertiste qu'elle suppose que les marchés financiers accepteraient indéfiniment, en raison du statut particulier d'émetteur souverain des Etats, de refinancer sans limite ce type de stratégie. Dans le pays qui dénonce toute la journée les méfaits de la finance mondiale, sa politique économique activiste repose de manière ultime sur une dépendance croissante à l'égard des marchés, sur le transfert volontaire de son autonomie de décision et de sa souveraineté économiques aux salles de marchés mondiales.
Inversement, la stratégie allemande repose foncièrement sur le refus de la dépendance économique à l'égard des marches financiers, étant délivrée de toute forme de contrainte extérieure. Bénéficiaire nette de l'ouverture mondiale des économies avec des excédents extérieurs de l'ordre de 4% du PIB, l'Allemagne a semblé fournir la formule gagnante pour tirer avantageusement parti de la mondialisation tout en confortant son modèle de protection sociale et en maintenant son taux de chômage à un niveau limité. Très invoqué dans les controverses publiques notamment depuis qu'il affiche des résultats brillants en pleine crise, le modèle allemand est pourtant mal connu, notamment en France où son instrumentalisation peut se révéler à double tranchant : modèle certes admirable mais non transposable dans une réalité économique, sociale et politique bien différente ; modèle détestable où les travailleurs sont sommés de sacrifier les avantages acquis sur l'autel de l'accumulation capitalistique. Pis, ce serait pour les travailleurs un marché de dupes en vue de pérenniser la domination sociale de la bourgeoisie, le fameux Mittelstand qui signifie littéralement " classe moyenne " mais désigne socialement la bourgeoisie.
1. Les caractères originaux de l'économie sociale de marché
Les origines du modèle allemand renvoient à la manière dont un certain nombre d'universitaires allemands de l'Université de Fribourg-en-Brisgau ont analysé la crise de 1929, courant connu sous le nom d' " ordolibéralisme ". L'approche est volontairement pluridisciplinaire puisqu'elle mêle des économistes (Walter Eucken), des juristes (Hans Grosmann Doerth), des fonctionnaires (Franz Böhm), des sociologues (Wilhelm Röpke). Politiquement, c'est Ludwig Ehrard, père de la réforme monétaire de 1948, inamovible ministre de l'Economie des gouvernements Adenauer et Chancelier de 1963 à 1966, qui incarne la stratégie d'économie sociale de marché. A rebours de la réaction la plus répandue aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en France – programme du Conseil national de la Résistance – où la lecture de la crise des années 1930 a consacré l'activisme public, le rôle stabilisateur des politiques économiques, l'intervention directe de l'Etat dans le domaine social – Plan Beveridge – le courant ordolibéral allemand, au sortir de la guerre, probablement traumatisé par le modèle totalitaire – nazi mais aussi communiste en RDA – définit une réponse reposant sur un lien très fort traversant l'entreprise, visant à unir entrepreneurs et salariés. L'ordolibéralisme développe une philosophie politique dans laquelle la légitimité sociale fondamentale réside dans la société ; l'Etat intervient comme garant d'un ordre social qui le précède. Dans un discours prononcé le 21 avril 1948, Ludwig Ehrard affirmait ses principes : "Il faut libérer l'économie des contraintes étatiques. (...) Il faut éviter l'anarchie et l'Etat termite, (...) car seul un Etat établissant la liberté et la responsabilité des citoyens peut légitimement parler au nom du peuple [2]." Dans un cours prononcé au Collège de France en 1979, Michel Foucault soulignait combien la réussite économique allemande fondait la légitimité politique : "L'économie produit de la légitimité pour l'Etat qui en est le garant. [3]".
La concurrence ordonnée, fondement du modèle
L'objectif que poursuit l'ordolibéralisme est la quête d'un ordre économique, social et politique " digne de l'homme " qui permette de satisfaire ses besoins matériels mais aussi ses aspirations morales (justice, égalité, liberté). C'est la raison pour laquelle l'ordre économique doit récuser la concurrence sauvage et organiser une concurrence " ordonnée " dont l'Etat est le garant. D'où l'opposition farouche de ce courant de pensée aux monopoles et aux cartels considérés comme une entrave au jeu équitable du marché. Cette conception ne s'assimile pas à l'Etat minimal des libéraux du XIXe siècle, mais opte pour un Etat chargé d'établir le respect d'une concurrence non faussée. Cette conception -du traité de Rome à celui de Maastricht- sera reprise par l'Europe communautaire. Si l'on rapproche la conception allemande de celle qui prévaut en France, on constate une profonde aversion pour la politique industrielle au sens colbertiste du terme qu'elle a prise à partir de la présidence du général de Gaulle (" ardente obligation " de la planification, plan Calcul, développements de " champions nationaux " soutenus par la commande publique, etc.)
La politique économique, un objectif de stabilité
La politique économique " ordolibérale " repose pour beaucoup sur une réfutation des conceptions keynésiennes. Son rôle est d'assurer le bon fonctionnement de l'économie. Loin d'être employée à sa stimulation, la fonction qui lui est assignée est la stabilité et ce dans une perspective de moyen terme. A rebours de l'arbitrage entre inflation et chômage qui semblait être le paradigme des politiques en vigueur dans les années 1960-1970, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en France, les politiques budgétaire et monétaire doivent éviter de perturber la détermination des prix par le marché et la concurrence. C'est dans cette ligne de pensée que s'inscrit la doctrine monétaire de l'économie sociale de marché. A partir de l'expérience traumatisante de l'hyperinflation des années 1920 et de ses effets destructeurs sur le plan social, il était hors de question après la guerre d'utiliser la politique monétaire pour stimuler la demande ou pour gérer de façon occulte les conflits de répartition. Dans l'éthique ordolibérale et au-delà de la simple perspective économique, l'activisme monétaire organise ni plus ni moins un transfert déguisé de richesses des uns au profit des autres. C'est la raison pour laquelle la monnaie doit échapper aux conflits politiques et être transférée à un organe indépendant, la Banque centrale. C'est sur ce fondement que la Bundesbank a été créée en 1957, modèle qui a inspiré la constitution de la Banque centrale européenne par le traité de Maastricht de 1992.
L'entreprise, cœur de la stratégie économique et de l'intégration sociale
L'autre caractéristique de l'économie sociale de marché, et non la moindre, c'est la responsabilité des entrepreneurs et des salariés dans la répartition de la richesse produite par les entreprises. Là encore, à l'inverse du modèle français pour lequel la protection sociale relève foncièrement de l'intervention de l'Etat, les Allemands ont lié le progrès social à l'interférence publique. La conception allemande de l'entreprise correspond à une communauté de richesse partagée qui repose ultimement sur la responsabilité des dirigeants d'entreprises et de leurs collaborateurs (Mitarbeiter).
Ce système fonctionne avant tout parce qu'il s'appuie sur un tissu nombreux et dense d'entreprises compétitives, tournées vers une stratégie de long terme. Le Mittelstand, cœur véritable de l'économie allemande, désigne des entreprises de taille moyenne : entre 250 et 5000 personnes, 50 millions € à 1,5 milliard € de chiffre d'affaires. Mais c'est le critère qualitatif qui les caractérise foncièrement. Ces entreprises appartiennent à leurs familles fondatrices depuis plusieurs générations ; elles poursuivent des objectifs d'accumulation financière leur conférant une très grande robustesse, laquelle leur permet de supporter le risque capitalistique : innovation, investissement, exportation. Cette configuration assure une grande capacité à préserver les emplois, notamment en temps de crise. Les collaborateurs détiennent un savoir-faire accumulé au sein de l'entreprise. Les licencier seulement pour faire face à un retournement conjoncturel représente un risque important pour l'entreprise qui pourrait voir disparaître un savoir-faire précieux. C'est la raison pour laquelle travailleurs et employeurs ont compris que la meilleure façon de garantir cette sorte d'optimum économique et social résidait dans la capacité de l'entreprise à préserver une structure financière la mettant à l'abri des chocs conjoncturels : modération salariale et préservation à long terme de l'emploi sont les leviers puissants du modèle économique et social qui gouverne la vie des entreprises. Au fond, salariés et entrepreneurs ont compris que la meilleure façon de répondre simultanément au risque de chômage comme aux défis de la concurrence résidait dans la capacité de l'entreprise à s'assurer des fonds propres importants. Ils constituent la force de frappe de l'économie allemande. Comme le rappelle Isabelle Bourgeois, " employeur et employés forment dès lors une communauté ouvrant droit au partage des richesses : sans capital pas de travail (responsabilité du patron) – sans travail pas de capital (celle des salariés) [4]. " Mais cette logique qui semble a priori relever de la rationalité économique repose foncièrement sur un système de valeurs issu du christianisme social. Dans un autre texte, Isabelle Bourgeois développait le système de valeurs sur lequel repose la conception allemande de l'entreprise : " On le voit, le modèle allemand de l'entreprise, bien que largement globalisé au niveau des process, ce dont il tire sa compétitivité, reste fortement empreint des valeurs d'une société marquée par la pensée éthique et sociale du protestantisme (Enste, 2007), fondée sur une notion de responsabilité, individuelle et collective à la fois, qui est source de prospérité – celle-là même sur laquelle repose la doctrine ordo-libérale. Incarnation par essence de ces valeurs et normes, puisqu'elles se définissent par l'identité entre le propriétaire du capital et le dirigeant (sous forme directe ou indirecte), les entreprises familiales, quelle que soit leur taille, contribuent ainsi non seulement à la compétitivité industrielle ou plus généralement économique de l'Allemagne, mais aussi, et peut-être même avant tout, au caractère durable du lien social. Et même si la crise de la finance mondiale les a durement affectées, elles ont un avantage stratégique foncier: orientées sur le long terme, elles ont accumulé un stock de capitaux propres qui les met largement à l'abri des problèmes de liquidité. De même, leur culture interne leur permet de miser sur leurs forces pour surmonter les aléas de la conjoncture : dans cette communauté de destin qu'est l'entreprise, les salariés sont prêts à faire les sacrifices nécessaires pour résister aux tempêtes, de même que l'étroitesse des liens avec les clients, construite sur la confiance née du respect des engagements, établit la protection d'une sorte de réseau de solidarité informelle. C'est là qu'il faut voir l'une des principales raisons du rapide redressement de l'économie allemande après la crise de 2008/09. [5] "
Au total, en visant un objectif à long terme de compétitivité, l'Allemagne est parvenue à développer ses entreprises sur des secteurs à forte valeur ajoutée dans lesquels elle peut capter des marges significatives. Les produits allemands sont recherchés avant tout pour leur qualité et leur fiabilité. La modération salariale conjuguée à une habile gestion de la division des processus de production depuis l'ouverture des jeunes économies d'Europe orientale a permis d'ajouter un avantage de prix à des avantages de qualité hors prix des produits. Sa spécialisation industrielle internationale permet à l'Allemagne de mobiliser du travail qualifié dans son processus productif, condition nécessaire pour assurer un niveau élevé de protection sociale.
Contrairement à ce qui s'est produit au Royaume-Uni et aux Etats-Unis depuis la fin des années 1970, il n'y pas eu en Allemagne de combat doctrinal de principe contre la protection sociale. A l'inverse d'une conception anglo-saxonne où le Welfare vise à soustraire de la pauvreté, le souci de protection sociale constitue en Allemagne une dimension inséparable du pacte entre salariés et entrepreneurs en vue de la compétitivité des entreprises. De ce point de vue, les réformes menées par le Chancelier Schröder – agenda 2010, lois Hartz – ne constituaient pas une remise en cause du principe des fondements sociaux du modèle allemand mais répondaient à un souci d'adaptation à l'intensification de la concurrence internationale depuis la fin des années 1990.
Contrairement à ce que l'on a observé en France, des lois Auroux à l'instauration des 35 heures, où l'Etat s'estime fondé à protéger les salariés des effets de la concurrence internationale, l'Allemagne a toujours rejeté l'idée d'un empiètement public sur le dialogue social noué entre dirigeants d'entreprises et syndicats. Siège fondamental du lien social en Allemagne, l'entreprise échappe ainsi à toute forme d'interventionnisme public dans la répartition des gains de productivité, que ce soit dans la fixation des salaires ou dans la définition de la protection sociale. Cette dernière a des racines anciennes puisque devant la menace " marxiste " à l'époque du capitalisme naissant, Bismarck avait posé les premiers jalons du système de protection sociale fondée sur une logique d'assurance. Le rôle de l'Etat dans le financement des régimes sociaux est modeste ; ce sont les partenaires sociaux qui gèrent les caisses d'assurance sociale d'une manière très autonome.
2. Performances économiques et équilibre social
Alors que la stratégie économique aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en France repose essentiellement sur le pilotage conjoncturel, l'Allemagne mène une stratégie de croissance à long terme, marquant une certaine indifférence à l'égard des chocs de court terme. Le modèle économique défini au lendemain de la guerre n'a pas connu de modifications substantielles, ni sous l'effet de la réunification ni sous l'effet de l'intensification de la mondialisation. Alors que le poids de la réunification a semblé l'ébranler pendant une dizaine d'années, la généralisation et l'intensification de l'économie mondialisée sont plutôt apparues comme des éléments de nature à le conforter : il est ainsi parvenu à conjuguer croissance soutenue, protection sociale élevée et taux de chômage réduit alors que les partenaires de l'Allemagne affrontaient le nouvel ordre mondial avec le sentiment de devoir arbitrer entre ces objectifs perçus comme antinomique. Les résultats du modèle allemand apparaissent à ce point impressionnants à ses partenaires européens, que chacun à sa manière, à commencer par la France cherche à s'en inspirer.
Un modèle ébranlé par le poids de la réunification
Le choc qui a le plus pesé sur le modèle allemand, c'est bien sûr celui de la réunification. Avec près de 1900 milliards € de transferts en 20 ans, l'Allemagne a semblé à la peine malgré les performances intrinsèques de son modèle économique. Pis, l'Allemagne a semblé prise en défaut de rigueur avec un dérapage de ses finances publiques et le non respect du Pacte de stabilité et de croissance, pourtant instauré en 1997 à sa demande dans la zone euro pour prix de son abandon de sa monnaie nationale. Que ce soit sur le plan intérieur ou extérieur, les observateurs n'ont pas manqué de souligner tout à la fois une croissance alanguie – 1,2% en moyenne sur la période 2000-2005 - que les stimulations budgétaires, y compris les baisses d'impôts, ne parvenaient pas à enrayer, les effets durablement récessifs d'un taux de change irréaliste fixé lors de la réunification, les avantages sociaux exorbitants des salariés allemands, le dualisme intenable de la société allemande entre la partie occidentale du pays et sa partie orientale et, bien sûr conséquence de l'ensemble, une dérive des comptes publics et de l'endettement, au-dessus des critères de Maastricht : - 3,7% et 66% du PIB en 2004. Enfin, le taux de chômage ne parvenait pas, à la différence des grands pays anglo-saxons, à baisser au dessous de 7,5%, même en phase de haute conjoncture internationale.
C'est à cette dérive que l'Agenda 2010 du Chancelier Schröder et les mesures d'assainissement financier d'Angela Merkel ont entendu s'attaquer par des mesures en profondeur. En 2003, l'assurance-maladie a été réformée pour contenir la montée des charges sociales, la stabilisation des taux de cotisations étant un impératif absolu. La réforme mit l'accent sur la responsabilité individuelle des patients dont la participation financière est accrue (hausse des tickets modérateurs). Mais les réformes qui ont le plus marqué la volonté allemande de renouer avec un modèle de croissance compétitive ont été celles inspirées par Peter Hartz, directeur des ressources humaines de Volkswagen. Ses propositions conduisirent à l'entrée en vigueur de quatre lois (dites Hartz, I, II, III, IV) entre 2003 et 2005. Pour l'essentiel, il s'est agi de réformer le service public de l'emploi devenu Agence fédérale pour l'emploi et de le doter d'une plus grande autonomie sur le modèle des Job-Center britannique. La réinsertion des chômeurs est facilitée en permettant de créer une activité indépendante. Le système de remise au travail des chômeurs est durci : les demandeurs d'emploi doivent désormais accepter des emplois dont la rémunération serait inférieure de 30% aux minima conventionnels. Enfin, le système d'indemnisation des chômeurs a été profondément revu. La loi Hartz IV (2005) supprime l'aide aux chômeurs qui prenait le relais après la fin des droits.
Dans les entreprises, des accords de compétitivité ont été conclus entre direction et syndicats, les plus emblématiques ayant été mis en place dans de grands groupes (Siemens, Mercedes, Volkswagen, etc.). Dans l'ensemble de l'économie allemande, on a assisté à une politique de modération salariale, souvent conditionnée par le maintien de l'emploi ou le renoncement à des plans de délocalisation. Dans bien des cas, les travailleurs ont accepté l'abandon des semaines de 35 heures et une évolution salariale davantage liée aux gains de productivité. Ainsi entre 2000 et 2008 dans l'industrie manufacturière, le coût total de la main d'œuvre a augmenté de 17% en Allemagne (+56% en France), ce qui a permis une progression annuelle moyenne du salaire réel de 1,56% (4,29% en France). Au total, le coût d'une heure travaillée ressort à 29 € (32 € en France).
Au volet social, le gouvernement d'Angela Merkel a ajouté des mesures tendant à réduire les déficits et à accroitre la compétitivité de la base productive. A la différence de la stratégie française de sous-taxation de la consommation, l'Allemagne a opté pour un déplacement de l'assiette des prélèvements des facteurs de production vers la consommation. La TVA a été relevée de 3 points le 1er janvier 2007 passant de 16 à 19%. En sens inverse, les taux de cotisations sociales des entreprises ont été réduits de 1,6 point et le barème de l'impôt sur le revenu a été réduit de 11 points.
Au-delà des mesures prises dans une remarquable convergence intellectuelle et politique par les gouvernements Schröder et Merkel, ce qui caractérise, en dernière analyse, le modèle économique allemand, c'est la combinaison d'une politique économique tendue vers la modération du poids de l'Etat et de l'autonomie de décision des entrepreneurs et des salariés en matière de répartition des gains de productivité.
Des réformes destinées à renouer avec la compétitivité
On le voit très nettement depuis le début et, plus encore, le milieu des années 2000, où la réduction du taux de dépenses publiques en proportion du PIB se conjugue à une accélération de la croissance. Alors que la part des dépenses publiques représentait 45,1% du PIB en 2000, elle n'atteignait plus que 43,8% en 2008. Sous l'effet de la crise, ce taux est remonté à 47,5% en 2009 avant de revenir à 45% en 2011. Ce taux est supérieur de 8 points environ en France, ce qui représente un surcroît de dépenses de 160 milliards €.
La maîtrise des dépenses permet de modérer les prélèvements obligatoires sur l'économie qui n'excédent pas 40% en Allemagne. La distribution des prélèvements souligne l'attachement allemand à la préservation d'un système productif compétitif. En Allemagne, les prélèvements publics sont à la charge des entreprises à hauteur de 72% et des ménages pour 28% (46% pour les entreprises, 54% sur les ménages en France). Le capital est modérément taxé : 6,9% du PIB en Allemagne, 9,8% en France.
Dans ces conditions, et contrairement à la vision keynésienne, l'Allemagne montre que la réduction des dépenses publiques et des déficits, loin de constituer une potion amère et un sacrifice, est au contraire une condition de la croissance. Ainsi depuis le milieu des années 2000, la croissance annuelle moyenne a doublé : +2,4% contre la moitié pour les 5 années précédentes. En 2009, après avoir connu une récession plus importante qu'en France (-4,5% contre – 2,5%), l'Allemagne a enregistré une croissance bien plus soutenue : 3,6% en 2010, +3% en 2011.
La force de frappe financière des entreprises allemandes
La modération des dépenses publiques permet de conserver dans les entreprises une part importante des gains de productivité. En Allemagne, le taux de marge (Excédent brut d'exploitation/ Valeur ajoutée), c'est-à-dire la part non distribuée aux salariés, est de 42% (moins de 30% en France). Dans ces conditions, les entreprises peuvent investir et innover. Là encore contrairement à une idée reçue en France, le développement de l'innovation et de l'investissement sont effectués sur fonds propres en Allemagne. Les dépenses de R&D des entreprises allemandes sont le double des françaises : 50 milliards € contre 25. Elles sont réalisées à plus de 70% sur fonds propres. Les entreprises allemandes n'utilisent pratiquement pas les dispositifs publics d'aides. Le taux d'autofinancement (Epargne brute/Formation de capital fixe) a vivement progressé en Allemagne passant de 80 à 110% de 1998 à 2010. Il a fortement reculé en France sur la même période, de 110 à 65%. Les entreprises allemandes sont particulièrement profitables : le taux de rendement net des fonds propres, qui mesure la part de résultat conservée par l'entreprise après tous prélèvements et distributions rapporté aux fonds propres, est de 19% (5,3% en France). Enfin, les entreprises allemandes se caractérisent par une structure financière très robuste avec un montant de fonds propres et provisions de 56% du total de leur bilan (40% en France).
C'est avec cette force de frappe financière que les entreprises allemandes peuvent non seulement affronter l'univers mondialisé mais en tirer parti comme le montrent les excédents commerciaux : 155 milliards €. L'Allemagne peut ainsi compter sur 335 000 entreprises exportatrices contre moins de 110 000 en France. Loin d'éroder sa base industrielle comme on l'observe aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en France, l'Allemagne conserve environ 25% de parts d'industrie dans sa valeur ajoutée. Avantage précieux à une époque où les échanges industriels représentent encore 2/3 des échanges mondiaux totaux alors que les services n'en constituent que 20%.
Les effets de cette stratégie poursuivie avec ténacité sur le long terme, notamment depuis le début des années 2000, pour éviter la remise en cause du modèle allemand de protection sociale sous le poids de la réunification, apparaissent tout à fait appréciables, particulièrement dans le contexte de crise et de plans d'austérité menés aussi bien en zone euro qu'en dehors comme au Royaume-Uni. A un moment où le taux de chômage progresse en Europe – 10% -, l'Allemagne voit le sien baisser : 6,5% en 2011, 5,5% en 2012. Tandis que partout en Europe, la jeunesse paie le prix le plus élevé à la crise - le taux de chômage des jeunes est de 25% en France, 40% en Espagne -, le taux de chômage des jeunes en Allemagne est strictement identique à celui de la population dans son ensemble. Après avoir essuyé les critiques de ses partenaires qui soulignaient le sacrifice des salaires et de la consommation sur l'autel de la compétitivité, les entreprises allemandes ont multiplié, ces derniers mois, les annonces de primes importantes et d'augmentation de salaires. Plus encore, la fonction publique vient d'obtenir des gains substantiels et Angela Merkel a annoncé des baisses d'impôts sur le revenu de 6 milliards € pour l'année 2013. Un défi en ces temps d'austérité budgétaire généralisée en Europe ?
3. Un modèle pour l'Europe ?
La question qui se pose notamment sous l'effet de la généralisation du modèle " allemand " de politique budgétaire en Europe, c'est de savoir si cette réussite peut inspirer ses voisins. La première observation qui mérite d'être faite, c'est que les Allemands ne sont pas parvenus à cette performance par ce qu'ils sont Allemands, mais parce qu'ils ont su forger une stratégie gagnante. Lorsque la France a mené des politiques " allemandes " – Barre, Delors, Bérégovoy, Juppé – elle a obtenu à chaque fois les mêmes résultats qu'en Allemagne : réduction des déficits, accélération de la croissance, réduction de la contrainte extérieure, baisse du taux de chômage. Il est bon de rappeler qu'à la fin des années 1990 où sa politique visait un objectif de qualification pour l'euro, la situation de la France était meilleure que celle de l'Allemagne. Inversement quand l'Allemagne s'est laissée allée à mener une politique plus " française " - passage aux 35 heures (1984), relances budgétaires (1979, 2001) -, les effets ont été les mêmes qu'en France : ralentissement de la croissance, détérioration des comptes publics et extérieurs, pression sur les prix, inertie du taux de chômage.
Au-delà des performances macro-économiques, l'interrogation qui traverse l'Europe, au sein ou en dehors de la zone euro, est de savoir s'il est possible de construire un modèle économique adapté à l'âge de la mondialisation. Certains, notamment à l'exemple du Royaume-Uni, militent pour une option libérale " radicale " où la protection sociale est ramenée au strict minimum, tout étant fait pour limiter ce qui pourrait contrarier les mécanismes de marché. La France plaide au contraire, comme au lendemain de la crise de 2008 ainsi que l'avait exprimé le président de la République dans son discours de Toulon en septembre, pour un renforcement des mécanismes protectionnistes, la réactivation des grands programmes d'investissement publics, une réhabilitation des politiques industrielles. D'une certaine manière, les points de vue français et britannique se rejoignent pour considérer qu'il existe une forme d'incompatibilité entre l'acceptation de la mondialisation et le choix d'une protection sociale d'un degré élevé. La doctrine britannique plaide pour le désarmement social ; la position française milite pour le renforcement de l'Etat protecteur pour contenir les effets indésirables de la mondialisation. Dans les deux cas, c'est autour du rôle de l'Etat que se focalise la controverse : il est le problème pour les héritiers d'Adam Smith ; il est la solution pour les descendants de Colbert.
Au fond, la caractéristique du modèle que Michel Albert appelait rhénan, c'est de sortir d'un débat probablement stérile car il impose un choix binaire, infernal dans les deux cas. Le grand enseignement du modèle allemand, -qu'il s'agisse de ses performances pour être parvenu à relever un pays écrasé par la guerre, pour avoir été capable de réunir – et l'on sait dans quelles difficultés – un pays libéral et un pays ruiné par près de 40 ans de totalitarisme communiste, pour avoir affronté avec une réussite indiscutable les " défis " de la mondialisation, pour fournir les moyens les plus importants des plans de sauvetage de la Grèce et de la zone euro-, c'est d'avoir obtenu ce résultat non seulement sans sacrifier la protection sociale, mais en l'ayant fortifiée tout en obtenant les meilleures performances sur le front du chômage.
Ce modèle "allemand", on ne le trouve pas qu'en Allemagne, il est présent en Autriche, aux Pays-Bas ou en Italie du Nord. Sur un arc de cercle qui, depuis le XIIIe siècle, de Florence, en passant par Lyon, puis la Hollande, aboutit à l'Allemagne hanséatique, ce modèle est celui de l'Europe. L'Europe des changeurs et des marchands ! Loin de considérer que la personne humaine est la variable d'ajustement d'un modèle productif sans âme, tout entier voué à l'accumulation vorace des profits, il repose au contraire sur le rôle moteur de l'entreprise comme lieu où se conjuguent de manière indissociable la performance économique et l'intégration sociale. Loin de se poser en ordre social de contestation de l'Etat, il l'érige en gardien des droits sociaux et des libertés fondamentales ; les performances économiques élargissent ses moyens au lieu de les rétrécir sous l'effet d'une croissance stérilisée sous le poids de ses prélèvements. Ce modèle –décrit par Alain Peyrefitte en 1995 - c'est celui de la société de confiance. C'est le modèle européen.
Et si l'Allemagne avait réussi à faire la démonstration de la valeur humaine et de l'efficacité économique du modèle européen de société ?
[1] Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1991.
[2] Cité par Fabrice Pessin, Christophe Strassel, Le modèle allemand en question, Paris, Economica, 2006.
[3] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique – Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Hautes Etudes- Gallimard-Seuil, p.162
[4] Isabelle Bourgeois et René Lasserre, Les PME allemandes, une compétitivité à dimension sociale et humaine, in PME 2010, OSEO, p.195.
[5] Isabelle Bourgeois, PME allemandes : les clés de la performance, Paris, CIRAC, 2010, p.64.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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