Industrie
Philippe Camus
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Berceau de la Révolution industrielle du 19ème siècle, l'Europe industrielle s'est progressivement fait rattraper puis distancer par d'autres zones géographiques : hier l'Amérique du Nord, demain l'Asie. Cette évolution est-elle inéluctable? Doit-on la craindre, s'y résigner ou s'y opposer ? Peut-on la tourner en un avantage ? Que peut et doit faire l'Europe et les Etats qui la composent ? Quelle est la responsabilité des entreprises ?
Un secteur moteur confronté à des difficultés croissantes. Une politique industrielle européenne peu ambitieuse
L'industrie occupe encore une place centrale dans l'économie et la société européennes. Elle représente directement 20% du PIB et 18% des emplois de l'Union. Si l'on ajoute à cela l'effet d'entrainement de l'industrie sur les services, on peut raisonnablement penser que l'industrie est actuellement le moteur économique et social de l'Europe. Qui plus est, l'industrie européenne est globalement plus puissante que l'industrie des Etats-Unis tant en production totale (environ 2600 milliards € dans le PIB), qu'en poids dans les échanges mondiaux (environ 1500 milliards € d'exportations). Par rapport à l'Amérique du Nord ou à l'Asie, les points forts de l'industrie européenne sont connus (automobile, agro-alimentaire, transports, métallurgie, industries d'équipements, aéronautique, chimie fine, etc.), ses points faibles également (technologies de l'information, équipements de divertissement audio, vidéo).
Face à la compétition mondiale provenant de l'ouverture des frontières et de l'entrée en scène économique des pays émergents, l'industrie européenne a perdu des emplois au cours des dix dernières années. C'est évidemment là une source d'inquiétude qui mobilise les gouvernements des pays européens et la Commission européenne.
Les responsables politiques ont réitéré la priorité accordée à l'industrie et le concept de politique industrielle a été introduit dans l'article 173 du traité de Lisbonne qui stipule que "L'Union et les Etats Membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de l'Union soient assurées".
Depuis la ratification de ce traité, il est vrai que l'économie de l'Union a été balayée par une tempête financière qui a retenu toute l'attention des gouvernements européens et a occupé l'essentiel de leur agenda politique, mais il faut malheureusement constater que relativement peu a été fait en pratique.
Quelques textes en faveur de l'industrie européenne ont cependant vu le jour : le plus complet est celui sur la stratégie " UE 2020 ", proposé en mars 2010 par la Commission européenne Toutefois, les Conseils européens récents n'ont pas encore pris d'initiatives suffisamment concrètes pour parler d'une véritable politique industrielle.
L'ambition industrielle de l'Europe n'est certainement pas au centre de l'action de la Commission ou des gouvernements européens. Les raisons sont bien connues. L'Union européenne repose sur l'ouverture des marchés et de la concurrence. Toute politique industrielle active qui passerait par une action publique a bien du mal à trouver sa place dans les institutions européennes. La politique industrielle est perçue comme synonyme d'aide aux "canards boiteux" ou comme une entrave à la concurrence et au libre jeu du marché. La Commission cherche bien à relancer des actions. La communication du 28 octobre 2010 sur "Une politique industrielle intégrée à l'ère de la mondialisation" propose ainsi un plan d'action en faveur de la compétitivité industrielle mais les "actions" proposées se bornent trop souvent à l'analyse du bilan et à l'élaboration de stratégie. Non, à la différence de la politique de la concurrence, il n'y a pas actuellement au niveau européen les outils suffisants pour mettre en place une véritable politique industrielle. C'est d'ailleurs là toute l'ambigüité du Traité de Lisbonne qui parle de "conditions nécessaires" à la compétitivité de l'industrie de l'Union. Nécessaires certes mais suffisantes pas encore. Le nécessaire permet, le suffisant agit ... C'est là toute la différence.
Une approche nationale contre-productive
Face à cette difficulté et à cette faiblesse institutionnelle, les Etats membres de l'Union européenne mènent leur propre politique industrielle. Bien entendu, chaque gouvernement applique les critères de réussite qui sont les siens, c'est-à-dire la satisfaction des intérêts et des aspirations de ses électeurs nationaux. Les réactions nationales sont d'autant plus vives que la crise a frappé des secteurs industriels entiers. En l'absence d'une réponse supranationale suffisamment proactive, la politique industrielle et donc l'ambition industrielle reviennent à l'échelon national. C'est évidemment une grosse erreur. Il suffit de regarder le monde industriel autour de nous. L'Amérique du Nord a une politique et une ambition industrielles fondées sur l'innovation. La Chine a aussi une politique et une ambition industrielles fondées sur les immenses capacités de son marché intérieur et sur le choix de secteurs particulièrement stratégiques pour son développement à long terme. L'Europe s'était fixé des objectifs de développement de l'innovation dans le cadre de la stratégie de Lisbonne. Malheureusement, ces objectifs sont loin d'être atteints.
Face à ces géants, les réponses nationales sont insuffisantes. Seule une Europe intégrée et active peut conduire à la réussite d'une ambition industrielle de niveau mondial pérenne. Il ne suffit pas d'avoir un marché unique, il faut aussi utiliser les mêmes outils de politique industrielle que d'autres grandes zones et cela à l'échelle supranationale.
L'Europe abrite encore un tissu important d'entreprises industrielles que ce soit des grands groupes de taille mondiale ou tout un réseau de PME, les uns et les autres se partageant un écosystème coopératif. Ces entreprises industrielles ont à leur actif un certain nombre de réussites. On connaît assez bien les succès aérospatiaux (EADS) ou énergétiques (Royal Dutch-Shell, Total, Areva, Siemens, Alstom, etc.). On connaît moins bien les succès remarquables d'entreprises positionnées sur des secteurs comme les équipements de production ou les spécialités chimiques. L'excédent considérable de la balance commerciale allemande démontre amplement que l'on peut être industriellement compétitif en Europe.
Quelle ambition industrielle pour l'Europe ?
Comment faire pour que l'ambition industrielle de l'Europe se réalise pleinement ? A l'exemple des grands succès déjà accomplis la recette paraît assez simple.
Il faut d'abord choisir des secteurs industriels pertinents : dans ce domaine ce sont les entreprises qui savent, pas les Etats. Il faut bien entendu partir des points forts déjà acquis et les renforcer tout en explorant les secteurs porteurs d'avenir dans les technologies clés du futur. Celles-ci sont assez bien identifiées (nanotechnologies, biotechnologies, numérique, technologies "vertes") Ensuite, il faut que l'Europe industrielle agisse de façon proactive et intégrée. Cela suppose que les institutions européennes soient clarifiées et que l'on cesse d'opposer politique de la concurrence et politique industrielle, à l'image des Etats-Unis qui ont une politique de la concurrence et une politique industrielle complémentaires. Cela suppose également que les politiques industrielles nationales soient coordonnées et qu'il soit mis fin aux pratiques protectionnistes des Etats membres. L'argent public allemand peut très bien conduire à créer des emplois en France et réciproquement. La clause du juste retour est une hérésie intra-européenne. Elle conduit à créer des monstres sur certains grands programmes et à réduire l'efficacité d'ensemble des politiques mises en œuvre. En saupoudrant les efforts pour satisfaire tout le monde à tout moment et sur toute initiative, en particulier au stade de l'innovation ou du développement de nouveaux produits, l'action collective perd de son impact. Le chacun pour soi industriel intra-européen est à bannir.
Une fois ces principes bien reconnus et les secteurs pertinents déterminés, les actions de la Commission et des Etats doivent être coordonnées. Cela peut se faire de deux façons : par des grands programmes mobilisateurs et par l'animation de pôles d'excellence technologique et industrielle rassemblant les Pouvoirs publics, les acteurs industriels, les centres de recherche et les universités. Pour être efficace, il faut bien entendu éviter l'émiettement. Quelques autres outils de politique industrielle sont également à mettre en œuvre au niveau européen : le contrôle des normes, les droits de propriété industrielle, le contrôle des technologies clés et enfin une politique astucieuse et coordonnée de réciprocité en matière d'échanges internationaux extra-européens. Ainsi d'une façon très pragmatique et dans la grande tradition de Jean Monnet et de Robert Schuman, l'ambition industrielle de l'Europe se réaliserait par des actions spécifiques structurantes.
Mais il manque encore un ingrédient important pour assurer le succès des entreprises industrielles européennes. En effet, celles-ci sont en concurrence avec des entreprises américaines, chinoises, indiennes, etc. Ce qui veut dire que pour certaines activités, ces entreprises disposent d'un atout important car bénéficiant d'un statut national bien identifié. C'est clairement le cas des activités dites de souveraineté (Défense, Aéronautique, Transports, Energie, Télécommunications), mais cela s'étend d'une façon plus diffuse mais tout aussi importante à tous les secteurs industriels. Il suffit de consulter la liste des dirigeants de société conviés à participer aux voyages officiels des Chefs d'Etat ou de Gouvernement. Tous les secteurs industriels sont plus ou moins représentés.
***
Chaque pays européen agit ainsi en ordre dispersé alors qu'il faudrait exprimer un support de toute l'Europe pour faire face a des concurrents extra-européens qui chacun s'appuie sur l'appareil diplomatique et économique d'un grand pays.
L'ambition industrielle de l'Europe passe aussi par l'affirmation d'une identité politique de l'Europe. Et cela c'est une autre histoire...
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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