La politique commerciale européenne : vers moins de naïveté [1]

Union économique et monétaire

Anne-Marie Idrac

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12 décembre 2011
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Idrac Anne-Marie

Anne-Marie Idrac

Ancienne secrétaire d'Etat chargée du Commerce extérieur de 2008 à 2010, elle est membre du Conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman.

La politique européenne du commerce extérieur est structurante à l'échelle mondiale: l'Union européenne est la première puissance commerciale mondiale ; la compétence en la matière est l'une des plus communautarisées et les fortes personnalités de plusieurs des commissaires qui en ont été chargés lui ont assuré visibilité et crédibilité ; le choix de l'ouverture des frontières européennes – avec ses spécificités en matière agricole – est l'un des marqueurs de la politique économique de l'Union européenne, prolongeant le marché unique intérieur.

A tous ces titres, l'Union européenne joue un rôle majeur dans la libéralisation mondiale des marchés, d'autant plus que nombre d'entreprises européennes sont globales. Ouverte, l'Union européenne a toujours pesé pour la libéralisation des autres marchés, via notamment le multilatéralisme de l'OMC ; la Commission, et de nombreux États membres, y voient un intérêt "systémique", au-delà même des analyses d'impact sur l'industrie ou l'agriculture européennes.

La crise et les nouveaux rapports de force avec les pays émergents amènent à des approches moins exclusivement "libérales", alors que le débat sur la "dé-mondialisation" relance l'intérêt de la réflexion sur la politique commerciale européenne.

 

 

1. Le faux débat sur la "démondialisation"

 

En ces temps difficiles, le besoin de protection s'accroît ; mais le paradoxe est que le protectionnisme ne protège pas. Il affecterait, en effet, non seulement les consommateurs de biens importés, mais aussi les producteurs, car leur  prospérité tient à la fois aux  exportations et aux importations.

L'imbrication mondiale des chaînes de valeur industrielles est telle que la fermeture commerciale aurait deux effets : le premier, classique, serait des mesures de rétorsion à l'encontre de nos produits exportés ; le second effet est moins connu : ce serait la pénalisation de nos entreprises qui ont besoin d'importer des éléments à faible valeur ajoutée pour pouvoir ensuite exporter des produits finis à plus forte teneur technologique. C'est pourquoi l'idée de dé-mondialisation ne tient pas compte des réalités et se situe, à juste titre, à l'opposé des conceptions de la majorité des autres États membres, notamment de l'Allemagne ; cette dernière est non seulement le champion exportateur que l'on sait, mais aussi un grand importateur de composants industriels qui, incorporés dans les produits "made in Germany", contribuent à la compétitivité commerciale du pays.

En outre, la mondialisation commerciale est l'un des vecteurs les plus puissants du développement des pays émergents et les moins avancés ; d'où le contraste entre l'espoir qu'elle suscite dans ces pays et les peurs que l'on voit se propager en Europe et aux Etats-Unis, et la formule de Pascal Lamy, directeur général de l'OMC, pour qui la dé-mondialisation est un concept "réactionnaire", à mille lieux de la générosité internationale qui fait partie des valeurs européennes. C'est à ce titre que, par exemple, l'Union européenne apporte tout son soutien aux actions de l'OMC liant commerce et développement, après avoir pris la remarquable initiative du programme "tout sauf les armes", qui permet l'accès à son marché, sans droits ni quotas, des produits des pays en développement.

Enfin, il faut être conscients d'une forme de dé-mondialisation potentiellement dangereuse pour l'Europe : celle qui commence à se faire jour avec des accords régionaux pouvant se traduire par des préférences commerciales dont nous serions exclus - ainsi l'accord de libre-échange entre la Chine et l'ASEAN, formellement en vigueur depuis 2010, ou celui annoncé entre les Etats-Unis et les autres puissances du Pacifique, hors la Chine. Nous n'avons pas intérêt à de telles segmentations des échanges, mais à leur ouverture dans un cadre multilatéral.

Le manque de régulations financières adéquates, l'absence d'un système monétaire international adapté à notre temps ou encore la perte de compétitivité de nombre de nos industries ne doivent pas servir de prétexte à une remise en cause du commerce comme moteur de la croissance et de l'emploi.

 

2. L'impact de la crise : vers moins de naïveté en matière de politique commerciale

Mieux prendre en compte les intérêts européens

 

La crise a conduit à des inflexions politiques qu'exprime la Communication présentée en novembre 2010 par le commissaire européen au Commerce, Karel de Gucht. Ces inflexions visent, dans l'esprit des positions françaises, à prendre en compte plus clairement nos intérêts européens propres, en pensant avec moins de naïvetés nos relations commerciales extérieures, notamment avec les pays émergents.

Quatre phénomènes structurants conduisent à une évolution des conceptions relative à la politique commerciale.

Le premier phénomène, dont la prise de conscience s'est accrue avec la crise, est l'importance de l'ouverture des marchés extérieurs pour nos entreprises de biens comme de services et pour nos productions agricoles et agro-alimentaires : alors que la croissance stagne en Europe, il est nécessaire d'aller la chercher là où elle est plus forte. À ce titre, la Commission a heureusement relancé des négociations commerciales bilatérales (Corée du Sud, Inde, MERCOSUR, ASEAN, etc.).

Le second est la nouvelle géographie des échanges et des rapports de force: la Chine a en 2009 surpassé l'Allemagne comme premier exportateur, le déficit commercial européen à son égard a été multiplié par près de 10 en 10 ans ; l'Asie et, de manière générale, les pays dits émergents sont devenus majeurs et ce sont eux qui tirent les échanges mondiaux. Il faut en tirer trois conséquences. D'abord la nécessité d'un redéploiement géographique, pour aller chercher la croissance là où elle est – actuellement les échanges intra-communautaires représentent environ 60% du commerce extérieur des États membres. Des dispositifs communautaires de soutien aux PME européennes pour l'accès aux marchés émergents sont ainsi prévus. Ensuite, il n'est plus raisonnable de mettre sur le même plan, dans les négociations commerciales ou les systèmes européens de préférences tarifaires (SPG), les pays vraiment en développement, et ceux dits "émergents"  comme la Chine, l'Inde ou le Brésil qui, en réalité, ont émergé. Enfin, le dialogue économique bilatéral de l'Union européenne avec les États-Unis devrait porter davantage sur nos positions communes de pays industrialisés face à ces nouveaux grands acteurs.

Par ailleurs, les questions d'investissement sont devenues cruciales, qu'il s'agisse de ceux de nos entreprises européennes à l'étranger, qu'il faut sécuriser –notamment au plan de la protection de la propriété intellectuelle-, ou des financements venus d'ailleurs que nous voulons accueillir en Europe sans renoncer à la sauvegarde de notre patrimoine industriel et de nos longueurs d'avance technologiques.

En dernier lieu, il faut citer aussi l'importance des sujets d'accès à l'énergie et aux matières premières, face aux phénomènes nouveaux de restrictions aux exportations liés aux tensions sur ces marchés, résultant elles-mêmes de l'explosion de la demande des pays émergents.

La politique commerciale se "politise"

Au plan institutionnel, le traité de Lisbonne a donné plus de force politique à la conduite de la politique commerciale commune. La compétence communautaire a été étendue à plusieurs domaines très importants pour les intérêts européens : outre les services, les accords de protection des investissements (API) et les aspects commerciaux de la protection de la propriété intellectuelle. La majorité qualifiée devient, presque en tous domaines, la règle normale de décision.

Il est vraisemblable par ailleurs que, de facto, la politique commerciale sera quasiment co-décidée avec le Parlement européen, qu'il s'agisse des règlements structurants comme celui sur l'antidumping, ou du suivi des négociations bilatérales comme l'accord avec la Corée du Sud.

Il est frappant aussi de constater que c'est au niveau du Conseil européen du 16 septembre 2010 qu'a été, pour la première fois, acté le concept, cher à la France, de réciprocité dans les échanges commerciaux.

Les liens entre commerce et politique extérieure, avec leurs conséquences institutionnelles (rôles respectifs du Conseil et de la Commission, et au sein de celle-ci relations entre la Haute Représentante et le Commissaire au Commerce) restent à préciser dans l'action. Par exemple, la prise en compte des thématiques relatives aux droits de l'Homme peut venir percuter les objectifs de libéralisation commerciale.

De manière plus transverse, le lien doit être fait de manière de plus en plus forte entre politique commerciale stricto sensu et les divers volets des politiques industrielle et de compétitivité. Cela est d'ailleurs aussi le cas partout dans le monde, notamment aux Etats-Unis ou en Chine.

3. La nouvelle politique commerciale européenne : quels défis ?

Faire valoir des approches nouvelles : un test pour la politique commerciale européenne

 

Dans le proche avenir, plusieurs dossiers permettront apprécier la volonté effective et la capacité de l'Union européenne à faire valoir des approches nouvelles.

D'abord au plan de la posture politique : il faut donner du contenu et de la réalité au concept de réciprocité, par exemple pour l'accès aux marchés publics de l'Inde et du Canada, sans parler de la Chine, ou pour les financements accordés aux entreprises exportatrices, notamment chinoises.

De même, un test crucial est la capacité à faire vivre, en les utilisant à bon escient, les procédures anti-dumping et antisubventions ou restrictions à l'exportation. Il faut souligner que l'accès de la Chine au statut dit "d'économie de marché" réduirait fortement la possibilité de recourir à ces outils. L'efficacité d'une politique commune à la majorité qualifiée est particulièrement évidente, tant sont forts les risques de rétorsions diverses.

D'autres questions majeures seront liées à la juste appréciation des intérêts européens tant offensifs que défensifs dans les négociations d'accords bilatéraux de libre-échange; la Commission devra bien peser l'équilibre général entre les divers secteurs des services, de l'industrie, et de l'agriculture, et entre intérêts nationaux des États membres. Emporter leur adhésion politique commune est tâche complexe, comme l'accord avec la Corée du Sud et ceux sur le Mercosur et sur l'Inde !

Quant à l'aboutissement souhaité - mais de moins en moins vraisemblable - du cycle de Doha, l'Union européenne ne saurait y contribuer par de nouvelles concessions agricoles et espère, en revanche, améliorer les choses en sa faveur au plan des marchés industriels et des services dans les pays émergents.

Les nouvelles frontières de la politique commerciale

L'impulsion politique européenne devra s'élargir à de nouvelles thématiques, au-delà de l'ouverture réciproque des marchés, du respect de l'investissement et de la propriété intellectuelle, de l'accès aux marchés publics, aux matières premières et à l'énergie.

De nouvelles frontières ont été mises en lumière, notamment dans le cadre de la présidence française du G20; il serait à l'honneur de l'Union européenne de promouvoir conformément à sa vocation politique globale :

- la nécessité d'articuler règles commerciales et règles sociales, dont le premier pas serait la mise en place d'observateurs croisés entre l'OMC et l'OIT ; à cet égard, les déclarations convergentes du "B20" et du "L20"  en marge du Sommet du G20 à Cannes en novembre dernier sont encourageantes ;

- les liens entre commerce et environnement, avec notamment le point de mécanismes à trouver de lutte contre le dumping environnemental ;

- les articulations entre commerce et développement, au travers des Accords de Partenariat Economique (APE) avec les pays ACP, hélas en panne ;

- le besoin de régulations et de lutte contre les spéculations, qu'elles soient monétaires ou portent sur les matières premières, à commencer par les produits agricoles.

 

***

 

La posture d'ouverture à laquelle l'Europe a intérêt ne se comprend que si elle sait s'assurer de la réciprocité et de l'équilibre. Plus encore, la politique commerciale ne trouve son sens, celui de la croissance et de l'emploi, qu'articulée avec les politiques internes de compétitivité : politiques industrielle et de l'innovation, marché intérieur, PAC, etc. La meilleure protection est notre capacité à produire en Europe de manière compétitive.

 


[1] Une première version de ce texte est paru dans le "Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2011", éditons lignes de repères, mars 2011

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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