Union économique et monétaire
Franck Lirzin
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ENFranck Lirzin
Introduction
La crise des subprimes n'aura pas simplement montré les dérives du système financier, elle aura montré les défaillances de sa régulation. Il est facile de pointer du doigt les établissements financiers, depuis les banques d'investissement jusqu'aux agences de notation, mais c'est oublier que leur croissance et leur développement n'ont pu exister que dans un cadre réglementaire qu'il leur en donnait la possibilité. Les régulateurs sont tout aussi responsables de la crise que les acteurs financiers : "Nous concluons à de grandes erreurs dans la régulation financière et la supervision qui se sont révélées désastreuses pour la stabilité des marchés financiers", montre la Commission d'enquête sur la crise financière aux Etats-Unis [1].
En Europe, la régulation financière a été prise de court par l'ampleur de la crise. La régulation européenne était alors fragmentée entre les Etats membres, alors que les établissements bancaires et les acteurs financiers étaient tous ou presque transnationaux, européens ou internationaux. Là où aux Etats-Unis, la régulation financière n'a pas su prévenir une bulle immobilière, l'Union européenne n'a pas su construire un système financier résilient, intégré et solide au niveau européen. Et c'est cette absence de régulation communautaire qui fragilise l'économie européenne. Pour Antonio Borges, directeur du département Europe au FMI, "les risques qui pèsent sur la reprise sont la fragilité du secteur bancaire" [2].
Dès lors, l'urgence est de reconstruire le système bancaire européen sur des assises plus solides en le dotant d'une régulation européenne intégrée et avisée. C'est tout l'enjeu des nouvelles agences qui ont été créées début 2011 suite aux conclusions du rapport de Larosière [3]. Mais il faut également tirer les leçons de la crise, des deux côtés de l'Atlantique, et repenser la place qu'occupe la finance dans l'économie. Le développement très rapide du secteur financier, l'accroissement de la masse monétaire, la complexification des produits financiers obligent à repenser la régulation financière pour la rendre plus efficace et légitime.
Surtout, nous devons nous demander : de quelle finance avons-nous besoin pour relever les défis politiques, économiques, démographiques et sociaux qui sont lancés aux Européens ?
1. Déréguler ou réguler autrement ? Vers une Europe de la finance
1.1. Décentraliser vers le marché
Ce qui est couramment appelé "dérégulation" est en réalité un phénomène complexe qui a débuté à la fin des années 70 qui traduit moins un repli de toute forme de régulation qu'une transformation radicale de l'idée de régulation. La crise de 1929 ayant montré les dangers d'un système financier laissé à lui-même, de nombreuses mesures dont la plus célèbre est le Glass-Steagall Act [4], ont été prises pour assurer sa stabilité et soutenir la croissance économique. C'était un métier "ennuyeux, au service du public et de l'économie." [5]
L'internationalisation des entreprises et des échanges ainsi que le développement de l'économie de la connaissance au début des années 80 ont incité les gouvernements à libéraliser leur système financier. Le phénomène principal est la désintermédiation de la finance : les entreprises ou les ménages ne se financent plus auprès des banques, mais directement sur les marchés financiers. Les établissements bancaires deviennent donc des acteurs financiers, certes importants, mais concurrencés par d'autres acteurs. La forte croissance de l'épargne mondiale libérant des milliers de milliards de capitaux et le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication permettant l'instantanéité des échanges ainsi que le raffinement incessant des produits financiers ont accompagné et amplifié le mouvement.
L'idée fondamentale de ce processus est que les marchés sont plus à même de traiter le flux d'informations que les établissements bancaires : la décentralisation de la gestion de l'information en améliore son efficacité. Cela est particulièrement important dans une économie de la connaissance mondialisée où il est impossible d'avoir une vision centralisée, claire et stratégique de l'ensemble des enjeux.
Dès lors, la régulation financière s'est pensée comme le bon pasteur devant vérifier que les marchés remplissaient bien leur rôle. Les travaux de George Akerlof et de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d'économie en 2001, ont montré que les marchés financiers pouvaient ne pas être efficients lorsque l'information qu'ils doivent gérer est incomplète ou imparfaite. La régulation financière doit donc s'assurer de la transparence et de la fluidité des informations sur les marchés : exigences sur la comptabilité, interdiction des délits d'initiés, etc. Ainsi, d'une régulation visant à contrôler les flux financiers (1945–1980), nous sommes passés à une régulation visant à assurer l'efficience des marchés (1980– 2011).
1.2. La finance, pièce maîtresse du Marché commun ou maillon faible ?
L'Union européenne a suivi le même chemin que les Etats-Unis. Chaque pays a progressivement "déréglementé" son système financier (privatisation des établissements bancaires, ouverture des marchés financiers et désintermédiation) et reconstruit une nouvelle régulation financière. Chaque système financier ayant ses propres spécificités, liées à des facteurs historiques et culturels, les régulations financières ont longtemps été très typées et nationales : l'harmonisation des régulations est nouvelle et très progressive.
La libéralisation du système financier européen était la condition nécessaire de la construction de l'Union économique et monétaire. La libre circulation des biens et des capitaux devait s'appuyer sur des marchés financiers sans frontières. Les établissements bancaires européens se sont restructurés pour capter ces nouvelles opportunités et répondre à la concurrence internationale. Au tournant des années 2000 a eu lieu une importante vague de fusions et d'acquisitions allant dans ce sens. "L'introduction de la monnaie unique ne fait qu'exacerber ces tendances" rappelait Jacques de Larosière en 2000 [6]. Même si la fragmentation entre régulations nationales a ralenti le mouvement, des établissements transnationaux se sont peu à peu constitués durant la décennie 2000.
Bon an mal an s'est ainsi construit un système bancaire européen, mais encore très ancré dans des bases nationales (banques de dépôts, caisses d'épargne) et supervisé par des régulateurs nationaux. L'Europe de la finance est un géant européen aux pieds nationaux : le secours apporté en priorité aux établissements de leur pays par les gouvernements au plus fort de la crise des subprimes le montre bien.
Cette évolution vers un système financier désintermédié et européen a eu des conséquences importantes pour l'économie, et en particulier pour la gouvernance d'entreprise. L'Union européenne a peu à peu adopté une approche anglo-saxonne de l'entreprise, considérée comme un lieu de création de valeur pour l'actionnaire [7], en opposition avec une approche "rhénane" de l'entreprise comme lieu social de production de biens et de services. Depuis la comptabilité jusqu'au style de management, ce changement a contribué à renforcer la place du système financier dans l'économie européenne et à en faire l'un des éléments clé de l'intégration communautaire.
1.3. Régulation prudentielle, autorégulation ou régulation publique ?
En trois décennies, le secteur financier est devenu un élément clé de l'économie des Etats mais plusieurs facteurs le rendent difficilement régulable : les montants financiers en jeu, la complexité des systèmes mis en place et la multiplicité des interactions avec l'ensemble des acteurs de l'économie. Il faudrait des moyens humains et financiers que les régulateurs n'ont pas.
Ils ont du mal à suivre les évolutions extrêmement rapides de produits financiers sans cesse plus raffinés. Certaines banques d'affaires jouent de cette complexité pour garder un temps d'avance sur les régulateurs et pouvoir imaginer des produits financiers qui resteront quelques mois hors de tout champ de régulation ou de normalisation. L'attractivité des rémunérations dans le secteur privé prive le secteur public des meilleurs talents, créant une forte asymétrie de compétences [8] : les régulateurs n'ont pas les moyens humains d'assumer toutes les fonctions qui leur sont assignées.
Autre exemple, les montants en jeu. La Bank of International Settlements (BIS) estime à 4 000 milliards $ par jour les échanges sur le marché des changes ; le Wall Street Journal estime à 134 milliards $ les flux sur le marché d'actions [9]. Comment les régulateurs peuvent-ils surveiller de tels montants, aussi diversifiés, et répartis sur l'ensemble du globe ? C'est là une question de compétence fondamentale.
La réponse apportée jusqu'à présent est la régulation prudentielle : faute de pouvoir avoir une vision globale du système, on demande à ses acteurs les plus importants de s'autoréguler. Les accords de Bâle ou de Solvency repose sur cette idée : seuls les acteurs sont à même d'évaluer leurs risques et de suivre des codes de bonne conduite garantissant le bon fonctionnement des marchés. Ces accords fixent ainsi des ratios prudentiels, des liquidités que les banques doivent détenir en cas de crise par exemple, demandent aux banques de se doter de services d'analyse des risques, etc. Rien n'est réellement contraignant et tout repose donc sur une forme de gentlemen agreement.
La régulation financière s'appuie sur deux politiques distinctes. D'un coté, la régulation "régalienne" vérifie le respect des lois et des règlements sur les marchés et garantit ainsi la transparence des informations et la sécurité des transactions. Elle vise à donner une structure juridique et sûre aux marchés et tente d'en corriger certaines déviations (garantir la transparence pour éviter l'asymétrie d'information). Elle s'est d'abord développée au niveau des systèmes financiers nationaux et tend à s'internationaliser au travers des harmonisations entre pays.
La régulation "prudentielle" est faite par les banques. Elle concerne la bonne gestion des risques, le partage de bonnes pratiques et la normalisation progressive des produits financiers. Outil de management des banques, elle est d'emblée internationale et se constitue au sein de lieux d'échanges comme le Conseil de stabilité financière regroupant les principales Banques centrales et établissements bancaires et financiers.
La construction du Marché commun a été de paire avec celle d'un marché financier européen. Mais la régulation règlementaire n'a pas eu le même rythme d'européanisation. Elle reste encore fragmentée entre chacun des pays alors que la régulation prudentielle s'est développée au niveau international. La crise a montré les dangers d'un tel écart entre des régulations nationales fragmentées et une régulation prudentielle internationalisée.
2. Régulation financière, l'option européenne
La crise des subprimes a à la fois accéléré, renforcé et transformé la mise en place d'une régulation financière européenne. Elle n'a pas tant révélé la faiblesse d'un segment de marché (immobilier) ou d'une politique macroéconomique (taux d'intérêt trop bas) comme aux Etats-Unis que la fragilité d'un système financier morcelé. Le rapport de Larosière, publié en 2009, a fixé l'agenda jusqu'en 2012 : d'abord la préparation du passage à un Système européen de surveillance financière (2009 – 2010) puis son établissement (2011 – 2012).
Le nouveau système mis en place couronne les efforts menés depuis plus d'une décennie pour harmoniser la régulation financière au niveau européen. Il porte également une attention particulière aux fragilités révélées par la crise, qu'ils s'agissent de problèmes spécifiquement européens ou partagés avec les Etats-Unis : agences de notation, hedge funds, rémunérations, etc.
Mais, la plus grande nouveauté réside dans la mise en place d'un système de surveillance macro-prudentielle du risque systémique : c'est une première étape dans la surveillance du secteur financier dans son ensemble.
2.1 La crise, accélérateur de réformes
Les insuffisances de la régulation financière européenne étaient connues bien avant la crise. Il suffit pour s'en convaincre de relire un petit texte de Michel Aglietta datant de 2004 : "Les interdépendances fortement renforcées par le canal des marchés, la vulnérabilité accrue à la volatilité des prix et les difficultés à détecter les maillons faibles dans les techniques de transfert de risque jettent le doute sur la qualité de la régulation prudentielle, dont les principes directeurs ont été établis dans un tout autre environnement."
Avant la crise, l'échelon national prenait le pas sur l'européen : une harmonisation de règles prudentielles (ratio de fonds propres, protection des investisseurs) et la reconnaissance mutuelle des pratiques nationales. Tout le reste reposait sur les superviseurs nationaux. La coordination communautaire se faisait au cas par cas : chaque régulateur national se gardait bien de chercher une institutionnalisation de la coordination européenne pour ne pas toucher à son pré carré.
L'absence d'un lieu commun doté des compétences nécessaires pour gérer les situations de crise a favorisé le repli sur soi des régulateurs nationaux lors de la crise des subprimes. Les réponses ont d'abord été nationales, avant d'être européennes sous l'impulsion forte de la Banque Centrale Européenne.
La crise a donc fait prendre conscience à tous de la nécessité et de l'urgence d'accélérer l'intégration de la régulation européenne. A la fois pour disposer d'informations partagées sur le système financier, pour être capable de réagir de façon coordonnée en cas de crise systémique et pour améliorer le fonctionnement des marchés.
Les trois agences qui ont été créées début 2011, l'Autorité bancaire européenne (ABE), l'Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP) et l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), permettent de créer un cadre cohérent de surveillance financière au niveau européen.
Ces trois autorités agissent au niveau micro-prudentiel en élaborant des normes techniques, en coordonnant l'action des superviseurs nationaux, en collectant des informations et en ayant la possibilité d'interdire ou restreindre certaines activités ou produits susceptibles de menacer le bon fonctionnement des marchés financiers.
Elles sont donc l'ébauche d'une régulation financière européenne que seul un patient travail d'harmonisation permettra de mener à bien.
2.2 Des Etats-Unis à l'Union européenne, comment renforcer les marchés financiers ?
Mais la crise n'a pas simplement montré l'importance d'une régulation commune, elle a révélé les failles qui s'étaient creusées dans le système financier, depuis la fragilité du financement des marchés financiers, la titrisation et la mauvaise répartition des risques, jusqu'à l'activisme déstabilisateur de certains hedge funds.
Certains sont des problèmes uniquement américains (le marché immobilier [10], même si certains pays européens ont également connu une bulle immobilière) ; d'autres sont périphériques par rapport à la réalité de la crise (les hedge funds, vieux cheval de bataille, boucs émissaires faciles) [11].
L'Union européenne et les Etats-Unis ont réagi en réformant le système financier au niveau de ses maillons faibles.
Au niveau bancaire, l'Union européenne renforce l'obligation des acteurs financiers de détenir les provisions nécessaires en cas de crise : cela revient à responsabiliser davantage les marchands de risque. La décennie précédente avait vu en effet une dissociation croissante entre les métiers de distribution de crédits et ceux de gestion des risques, effaçant peu à peu les contours des responsabilités des uns et des autres.
Les hedge funds devront s'enregistrer et devenir plus transparents (Alternative Investment Fund Managers Directive). Les agences de notation feront l'objet d'une régulation spécifique en Europe, leur demandant probablement d'avoir une plus grande transparence sur leurs méthodes d'évaluation des risques. Enfin, la comptabilité sera revue afin de limiter les incitations au court-termisme et les effets pro-cycliques [12].
Il n'y a là rien de révolutionnaire. Au contraire, ces réformes par petites touches ne font que renforcer le système existant en lui donnant une meilleure assise règlementaire.
2.3 Approche macro-prudentielle : la finance est une industrie (presque) comme les autres
La véritable nouveauté est sans nul doute le Centre européen du risque systémique (CERS). Cette nouvelle institution dispose d'un pouvoir très limité : collecter les données statistiques nécessaires à l'analyse globale des marchés financiers et alerter les décideurs publics sur les faiblesses ou les dangers systémiques identifiés. L'Office for Financial Research (OFR) est l'équivalent américain du CERS : il est cependant doté d'un pouvoir statistique bien plus important que le CERS et son positionnement au sein du Trésor lui donne une influence beaucoup plus importante que le CERS qui n'est qu'un lieu de réunion des différents régulateurs financiers européens et nationaux.
Malgré tout, le CESR introduit un changement conceptuel important. Jusqu'à présent, la régulation exclusivement microéconomique ne s'intéressait qu'aux cas individuels. Le prisme macroéconomique fait de la finance un secteur économique presque comme les autres. Le régulateur ne se contente plus de regarder les institutions une par une, il veut apprécier la situation dans son ensemble.
Le secteur financier en tant que tel, avec ses règles du jeu, ses acteurs, ses principes, n'était pas connu. "Depuis 40 ans, la plupart des recherches en comptabilité et finance se sont intéressées aux rivages du monde des affaires – les marchés financiers où les entreprises et les investisseurs se rencontrent." raconte Robert Kaplan. "Mais, comme les cartographes de l'Afrique du 19e siècle, nous savons moins de choses sur ce qui se passe dans les entreprises qu'il y a 40 ans." [13].
Pourtant, la finance est devenue un secteur financier majeur de l'économie des pays développés. Le système financier est un ensemble extrêmement compliqué de flux financiers et de transactions commerciales. Cette intrication des acteurs génère des risques systémiques, c'est-à-dire des risques liés au système financier lui-même.
Ainsi, l'éclatement d'une bulle sur un petit segment de marché (subprime) a-t-il dégénéré en une crise de confiance généralisée du système bancaire aux répercutions innombrables. La crise de liquidité puis de solvabilité a paralysé l'ensemble de l'économie. C'est bien une crise du système financier, liée à ses caractéristiques propres, et non un phénomène naturel extérieur. Tout comme il peut y avoir des risques de change ou de surproduction en économie, il y a également un risque lié au système financier lui-même.
Ce risque sera d'autant plus inquiétant que la finance joue un rôle crucial pour l'ensemble de l'économie. La montée en puissance d'une gouvernance d'entreprise anglo-saxonne par exemple expose considérablement les entreprises aux aléas des marchés et donc à ces crises systémiques. L'augmentation exponentielle des dettes publiques rend également les gouvernements de plus en plus dépendants des logiques financières. Le risque systémique n'est donc pas un simple risque parmi d'autres : il touche à tous les aspects de la société.
En créant le CERS, les autorités publiques donnent le "top départ" à une nouvelle discipline économique d'analyse du secteur financier et au développement d'une régulation macro-financière. La finance n'est plus considérée comme un simple voile posé sur l'économie, mais comme un bien public qui doit être au service de l'économie.
Plus précisément, les marchés financiers ne peuvent plus être considérés comme de simples mécanismes de gestion des risques et des flux, presque transparents et relativement neutres, mais bien comme le cœur de l'économie capitaliste dont les arythmies ou les tachycardies peuvent nuire à l'ensemble de l'organisme. Comme l'a dit Jean-Claude Trichet devant la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen en février 2011, le CESR aura donc des sujets de contrôles "très larges" ("wide ranging").
Mais, sans moyens humains et financiers suffisants, le CESR risque de ne pas être en mesure d'accomplir pleinement cette révolution conceptuelle. D'autre part, comme le rappelle Paul Goldschmidt, ancien directeur à la Commission européenne, "Il est [...] difficile d'imaginer que le CERS, dominé par les Gouverneurs des Banques Centrales (avec une majorité de membres de l'UEM) puisse analyser de manière objective et indépendante les risques associés aux prêts accordés par leurs secteurs bancaires respectifs aux emprunteurs publics" [14]. Cette situation a de grandes chances de discréditer le CESR aux yeux des marchés et de montrer l'incapacité de l'Union européenne, ou du moins de la zone euro de se doter d'un véritable cadre de régulation financière.
Pendant trente ans, la régulation a visé à décentraliser la gestion de l'économie au niveau des marchés. Désormais la fluidité des échanges internationaux a retrouvé le niveau qu'elle avait au jusqu'en 1914 : les capitaux peuvent circuler quasi-librement d'un point à l'autre du globe. La question n'est donc plus de savoir comment retrouver cette mobilité des capitaux, mais bien de savoir comment la conserver et éviter le grand reflux des années 1914 - 1945. [15]
La régulation doit apprendre à gérer l'instabilité des marchés. Mais peut-elle se limiter à cela ?
3. Vers une finance au service de l'économie
La crise a transformé le rapport de l'opinion publique à la finance. Le chômage, la pauvreté, les perspectives économiques médiocres et la pression sur les finances publiques créent un mécontentement social pour lequel la finance est un bouc émissaire facile. Au sein des pays les plus fragilisés, cette situation nourrit le sentiment de la population d'être flouée par la financiarisation de l'économie. Ce divorce réel ou imaginé entre finance et société est inquiétant et doit appeler des réflexions de fond sur le rôle que doit jouer la finance.
3.1 Gérer les risques ou favoriser l'investissement ?
A la question simple "qu'est-ce que la finance ?", on est toujours surpris de la variété des réponses. On peut cependant distinguer deux approches. Pour certains, la finance est une façon d'allouer les ressources et de répartir les risques. Une tonne de cacao produite en Afrique pourra être achetée par un chocolatier européen selon la loi de l'offre et de la demande ; un fonds de pension investira de façon équilibrée entre actions et obligations de façon à répartir les risques.
La finance est un système de gestion du temps. On peut y acheter des produits à un prix fixé un an avant leur production ; on peut y emprunter sur trente ans ou le temps d'une seule seconde ; on peut y échanger des flux financiers pour stabiliser ses résultats. Les produits financiers, swaps, call ou put, sont au temps ce que les barrages et les écluses sont aux fleuves.
Cela ne fonctionne qu'avec une transparence parfaite de l'information, une instantanéité des échanges et une capacité de prescience et de confiance. C'est cette approche de la finance que la régulation européenne et américaine a favorisé.
Mais il y a une autre famille d'interprétation. La finance a un rôle d'allocation des ressources : ce que les ménages et les entreprises mettent de côté doit servir à préparer l'avenir. La finance sert d'intermédiaire : elle stimule et collecte l'épargne d'un côté, investit et construit le futur de l'autre.
Dans cette approche, la régulation doit adopter une logique économique : comment favoriser une finance de long terme ? Les règles comptables et prudentielles doivent avoir un double objectif : réduire les risques de système et optimiser leur rôle en faveur du financement de l'économie, dont les besoins sont pour une grande part de long terme" [16]. Mais, comme le montre le débat autour de la règlementation assurantielle Solvency 2, ces deux objectifs peuvent être contradictoires : une institution financière trop prudente ne pourra pas financer efficacement l'économie.
3.2 Finance et politique économique, même combat ?
Dès lors que la régulation pose la question de l'investissement, elle doit s'engager dans une réflexion d'économie politique. Car il lui faut bien déterminer quel type d'investissement elle souhaite favoriser. Penser la finance uniquement en termes d'efficacité des marchés et faire confiance à l'autorégulation est une posture politique facile car elle est neutre en apparence et principalement technique. Mais, pour réintégrer la finance dans la société et la mettre au service de l'économie, il faut engager une discussion qui sorte du cadre technique. Ainsi la Stratégie de Lisbonne et la préparation de la Stratégie 2020 posent-elles la question du lien entre finance et innovation. Le financement de la recherche et développement, des start-up et des projets innovants nécessite un système financier réactif, prêt à prendre des risques et suffisamment liquide. Beaucoup d'autres points de convergence peuvent et doivent être mis en place : le vieillissement de la population pose la question du financement des retraites (flux financiers intergénérationnels, gestion des fonds de pension) et celui de l'utilisation de cette épargne. Les fonds de pension représentent des capitaux considérables, plusieurs dizaines de milliers de milliards, qui peuvent se comporter en investisseurs de long terme.
Les infrastructures publiques de transport ou de communication nécessiteront dans les années à venir de lourds investissements. Comment attirer les investisseurs sur des projets aussi longs ? Un partage des risques entre acteurs publics et privés peut être une réponse. Le développement d'incitations fiscales ou réglementaires peut en être une autre. La dégradation des finances publiques en Europe pose cette question avec une acuité particulière dans les années à venir [17].
La réflexion peut s'étendre à d'autres sujets comme les politiques énergétique ou environnementale [18].
Tout débat sur une gouvernance économique européenne, qu'il s'agisse du Pacte de Compétitivité ou du renforcement du Semestre européen dans un premier temps, ou encore d'une politique économique à l'échelle européenne, doit penser la question financière.
3.3 La régulation financière, une question politique
Le système financier n'est pas un secteur économique comme les autres : il est comme le sang dans l'organisme et irrigue l'ensemble du corps social et économique. Chacun, entreprise ou citoyen, a à faire avec lui. Mais, si le système financier tend à s'éloigner de la société dans laquelle il vit, il nourrit le sentiment de dépossession ressenti par les citoyens et certaines entreprises. Il est important de rétablir un dialogue entre la société civile et les acteurs financiers.
Cela passe à la fois par une réappropriation de la finance par la société et l'économie (ouvrir la finance aux questions démographiques, environnementales, énergétiques, etc.) ainsi que par la définition de l'outil de sa réalisation (un dialogue entre les représentants de chacun de ces secteurs). La régulation financière ne peut passer à côté des réflexions sur la régulation 2.0. [19] qui vise à rétablir une plus grande interactivité entre les régulateurs / législateurs et les acteurs concernés. La régulation doit pouvoir anticiper les conséquences qu'elle aura et donc se poser la question de sa finalité. Cette finalité ne peut relever du seul débat technique : la finance est devenue un enjeu trop important pour être laissée aux mains des financiers.
Cependant, une réaction excessive des Pouvoirs publics empressés de limiter les prérogatives du secteur financier pourrait être négative pour l'ensemble de l'économie. Les règlementations sur les hedge funds ou les paradis fiscaux reposent souvent plus sur une rhétorique politique que sur une raison économique : on a vu qu'aucun des deux n'avaient eu de rôle important dans la crise et pourtant il a été très facile de les désigner comme boucs émissaires, de les faire rentrer dans le système de surveillance et de se passer ainsi d'une réflexion approfondie sur le système financier. La science économique doit réussir à éclairer des débats très techniques pour en montrer les ressorts purement politiques.
Cela devrait par exemple conduire à poser la question du modèle d'entreprises que nous souhaitons pour l'Europe. Jusqu'à présent, le modèle anglo-saxon soutenu par les logiques financières décrites ci-dessus a prédominé : il permet une grande souplesse dans un monde en constante mutation. Mais, si les années à venir ont besoin d'une économie de plus long terme, "inclusive" [20], un autre type de système financier, plus proche du "modèle rhénan", pourrait être favorisé. Il s'agit alors de permettre un meilleur équilibre entre pouvoirs financiers, managériaux, politiques et salariés au sein des entreprises.
Un autre écueil, pointé ironiquement par Alan Greenspan [21], et relayé par les lobbies financiers, est le risque d'émoussage de l'innovation financière. Les produits complexes créés ces dernières décennies n'ont pas eu pour seul objectif la spéculation; au contraire, ils ont permis d'apporter des solutions pratiques aux entreprises vivant dans un monde incertain et fluctuant. Les innovations financières ont soutenu la croissance économique, le développement des nouvelles technologies et le déploiement de la mondialisation.
La régulation financière doit donc prendre garde à ne pas vouloir trop interférer avec le système financier car il faut prendre garde à ne pas "jeter le bébé avec l'eau du bain", bien au contraire. La régulation doit savamment intervenir dans l'innovation financière sans la freiner, ce qui nécessite un renforcement important de ses compétences et un meilleur dialogue entre chacune des parties. Les entreprises qui bénéficient le plus souvent de ces innovations devraient également être parties prenantes de cette régulation.
Conclusion
Par son ampleur, la crise financière a frappé les esprits. Contrairement à ce que certains avaient prévu, il n'y a pas eu de réelle remise en cause du système financier. La raison en est peut-être que le débat se joue ailleurs : non pas sur la nécessité ou non de disposer d'un système financier efficace, mais plutôt sur la meilleure façon de l'intégrer dans la société. Le travail est balbutiant : le CERS doit construire cette "surveillance macro-prudentielle", les économistes doivent développer de nouveaux outils d'analyse et d'exploration, les décideurs publics doivent s'approprier cette question technique et pourtant cruciale, les citoyens doivent apprendre à exprimer clairement leurs revendications. Tout cela ne peut se faire que patiemment, avec méthode et ténacité, dans le cadre d'un dialogue continu entre chacune des parties prenantes. Il faut pour cela que le CERS soit doté des moyens financiers et humains nécessaires, comme son homologue américain l'OFR, faute de quoi l'Union européenne risque de passer à côté de cette révolution conceptuelle.
La régulation ne change pas de forme, mais elle doit intégrer dans son horizon les conséquences de ses choix sur la société, l'économie, la recherche ou encore la politique. Elle ne peut être laissée aux seules mains des acteurs financiers (régulation prudentielle) ou des techniciens nationaux (régulation règlementaire), elle doit être intégrée dans la définition d'une gouvernance économique européenne. C'est la seule façon de redonner à la finance la place qu'elle n'aurait jamais dû quitter : le service des entreprises et des citoyens.
[1] Conclusions of the financial crisis inquiry commission, mars 2011 (traduction de l'auteur).
[2] Bulletin du FMI, Briefing du département Europe, Bonnes perspectives pour l'Europe, mais la dette et le système bancaire inquiètent, 17 avril 2011, disponible ici : http://www.imf.org/external/french/pubs/ft/survey/so/2011/car041711af.pdf
[3] Rapport dirigé par Jacques de Larosière (2009), The high-level group on financial supervision in the EU, 25 février 2009.
[4] Loi américaine de 1933 séparant les activités de banque de dépôt de celles de banques d'investissement.
[5] Attali J. (2009), Le métier de banquier doit redevenir ennuyeux, CCIFJ.
[6] De Larosière J. (2000), La concentration bancaire en Europe, Discours devant l'Union des Banques Maghrébines, Alger, 3 juillet 2000.
[7] Aglietta M. Et A.Rebérioux (2004), Dérives du capitalisme financier, Centre Saint-Gobain, Editions Albin Michel Economie
[8] Phlippon T. et A.Reshef (2008), Wages and Human Capital in the U.S. Financial Industry: 1909-2006.
[9] Cités par le Wall Street Journal, 31 août 2010.
[10] Reforming America's Housing Finance Market, A report to Congress, February 2011
[11] Véron N.(2010), Régulation financière, où en est-on ?, Telos, 8 septembre 2010.
[12] Véron N. (2010), EU Financial regulatory reform: a status report, Bruegel policy contribution, Issue 2010/11, December 2010.
[13] Kaplan R. (2011), The hollow science, Colonne, Harvard Business Review, mai 2011 (traduction de l'anglais par l'auteur).
[14] Voir Goldschmidt (2011), Prévention du risque systémique en Europe : "Qui veut la paix, prépare la guerre"..., Institut Thomas More.
[15] Reinhart C. et K.Rogoff (2008), This Time is Different: A Panoramic View of Eight Centuries of Financial Crises.
[16] Francq T. (2010), Investissement de long terme et régulation des marchés financiers, in Glachant J. Etc. (2010), Investissements et investisseurs de long terme, rapport du Conseil d'analyse économique.
[17] Glachant J. Etc. (2010), Investissements et investisseurs de long terme, rapport du Conseil d'analyse économique.
[18] Beacco J-M (2011), Quatre axes de recherche pour redonner du sens à la finance, Le Monde, 8 mars 2011.
[19] Régulation 2.0. : il s'agit d'une régulation qui s'élabore de façon collaborative avec l'ensemble des parties prenantes, selon la logique du web 2.0.
[20] Incluant les populations dans le marché du travail, terme utilisé par la stratégie 2020.
[21] Greenspan A. (2011), Dodd-Frank fails to meet test of our times, Financial Times, 29 mars 2011.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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