Stratégie, sécurité et défense
Yves Bertoncini
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Yves Bertoncini
Consultant en Affaires européennes, Enseignant au Corps des Mines et à l’ESCP Business School
Le multilatéralisme suscite en France et en Europe un engouement rarement égalé : ses repoussoirs, tel cet "unilatéralisme" américain si souvent dénoncé ; ses lieux sacrés, comme les immeubles de l'ONU ; ses moments de doute, lorsque les faits semblent lui donner tort, comme au moment de la guerre d'Irak.
Qu'il consiste en l'application de normes internationales communes (c'est sa dimension "conventionnelle") ou en la mise en place d'organisations internationales (c'est sa réalité "institutionnelle"), le multilatéralisme a une authentique utilité. Réunissant plusieurs Etats (au moins trois, mais souvent des dizaines) autour d'objectifs communs, il permet de mieux appréhender certains problèmes que doivent affronter nos pays sur le plan de la sécurité, en matière économique et commerciale ou sur le registre environnemental.
Est-il pour autant un horizon indépassable de notre temps, voire une valeur suprême ? Ses principes fondateurs, ses logiques internes et son fonctionnement font-ils de lui une réalité idéale et impossible à critiquer ? Est-il nécessaire d'attendre que des crises le frappent pour s'interroger sur ses vertus, mais aussi sur ses limites ? Alors que la prochaine Assemblée générale de l'ONU se conclura sur un échec prévisible quant au projet de réforme des Nations Unies, il nous paraît indispensable d'analyser posément les raisons pour lesquelles le multilatéralisme provoque tant de tensions depuis quelques années, notamment sur le plan transatlantique. En élargissant notre propos à d'autres organisations internationales, Union européenne comprise, nous nous efforcerons ainsi de stimuler un débat déjà largement ouvert aux Etats-Unis, mais encore assez faible en Europe, où les positions oscillent trop souvent entre idéalisme et dépit.
Il ne s'agit pas d'évaluer sur le fond la pertinence de telle ou telle convention multilatérale, mais d'analyser les principes et les mécanismes du multilatéralisme, en essayant de souligner les questions spécifiques qu'ils posent. Il nous semble en effet que, comme toutes les valeurs, le multilatéralisme doit voir ses fondements évalués :
- Fondements stratégiques : à quoi sert le multilatéralisme, et sert-il toujours de nobles desseins ?
- Fondements politiques : comment décider au niveau multilatéral et obtenir une légitimité acceptable ?
- Fondements institutionnels : les organisations multilatérales peuvent-elles être efficaces ?
Sur ces trois registres, si le multilatéralisme traduit un certain dépassement des souverainetés nationales, il ne conduit en rien à leur effacement. Ils sont de fait derrière chacun des enjeux décrits : le multilatéralisme ne fait à cet égard que renouveler le mode d'expression des "rapports de puissance" entre Etats. Raison de plus pour bien identifier les enjeux autour desquels ces tensions se nouent, afin de pouvoir les affronter de manière aussi lucide que résolue.
I – Le multilatéralisme : un instrument contre l'hyperpuissance ?
Alors que l'ONU était qualifiée de "machin" par le Général de Gaulle, elle est considérée comme un passage obligé par l'actuel Président français. Cette transfiguration diplomatique confirme à elle seule que la relation au multilatéralisme fait partie de la "politique juridique extérieure" [1] d'un pays, et qu'elle sert des intérêts de puissance bien précis.
A – Le multilatéralisme sert-il toujours de nobles desseins ?
L'essor du multilatéralisme repose sur des fondements à la fois techniques et politiques, qui lui assurent une solidité et une gloire durables et méritées. Dans un monde fondé sur la prééminence d'Etats indépendants et souverains sur leur territoire, le multilatéralisme prospère tout d'abord sur l'idée que "l'union fait la force", et que seule une coopération entre Etats peut leur permettre de traiter nombre de problèmes. Il est à cet égard symbolique que les premières organisations multilatérales soient apparues dans le domaine des communications (à l'exemple de l'Union postale universelle). Il est tout aussi symptomatique que tant de voix s'élèvent aujourd'hui pour souhaiter le renforcement des accords multilatéraux en matière environnementale, dès lors que les souverainetés nationales sont devenues largement formelles sur ce registre.
C'est également parce que l'expression des souverainetés nationales s'est souvent avérée meurtrière que le multilatéralisme dispose d'un large soutien, et qui va bien au-delà des cénacles diplomatiques. Le multilatéralisme, c'est aussi la paix, dès lors que la mise en place d'actions concertées contribue à créer les conditions d'une meilleure compréhension entre les pays. Qu'ils traitent directement de sécurité collective (comme la Charte de l'ONU) ou qu'ils concernent d'autres sujets (tel le Traité de Rome), nombre d'accords multilatéraux traduisent de manière sous-jacente une volonté de paix et de concorde. Cela explique d'ailleurs pourquoi le multilatéralisme connaît une telle fortune dans les immédiats "après guerres" : la confrontation des souverainetés nationales ayant largement démontré son potentiel guerrier, il est alors plus aisé pour les Etats de s'engager à respecter des disciplines collectives.
Ces éléments techniques et politiques expliquent pourquoi l'univers multilatéral est aujourd'hui si protéiforme. Il s'est développé au niveau mondial (avec l'exemple symbolique du "système des nations unies") aussi bien qu'au niveau régional, où la proximité des Etats a rendu les coopérations d'autant plus faciles. Il englobe des sujets aussi divers que la défense (exemple de l'OTAN), la justice pénale (cour pénale internationale), l'aide au développement (Banque mondiale) ou encore la culture (UNESCO). Bref : il a largement fait la preuve de son utilité et, dans un monde sans cesse plus globalisé et interdépendant, il connaîtra un développement toujours renouvelé.
Ce contexte ne doit pourtant pas dispenser de se demander si le cadre multilatéral est forcément incontournable, et s'il est toujours utilisé pour de bonnes raisons ? C'est parce qu'une telle question n'est pas suffisamment affrontée que le débat sur le multilatéralisme débouche parfois sur des désaccords stratégiques d'autant plus vifs, et qui paraissent irrémédiables. Mettre en lumière ces tensions stratégiques nous paraît dès lors la meilleure manière de clarifier les controverses en cours et favoriser leur règlement.
B – Le "pouvoir égalisateur" du multilatéralisme
Dans le monde de l'après guerre froide, beaucoup d'Etats se sont efforcés de trouver les moyens de compenser voire de contrôler l'extraordinaire surcroît de puissance dont disposent les Etats-Unis à l'égard des autres pays. Beaucoup ont fait le calcul que c'est en le soumettant à de multiples accords internationaux ou aux décisions des institutions multilatérales que nous y parviendrons le mieux. A l'exception de ses manifestations informelles (par exemple les réunions du "G8"), le multilatéralisme se fonde sur la production de normes juridiques directes ou dérivées que les Etats parties se doivent de respecter, et qui les placent en quelque sorte "à la même enseigne". Il apparaît dès lors que l'atome ne dispose pas seul d'un "pouvoir égalisateur", et que le multilatéralisme peut lui aussi contribuer à niveler le différentiel de puissance dont bénéficient les Etats-Unis.
Pour que cette stratégie diplomatique parfaitement cohérente ait de meilleures chances de réussir, ses promoteurs s'efforcent souvent de discréditer les résistances exprimées par les Etats-Unis. Il ne suffit pas que le multilatéralisme soit un fait (une convention, une organisation etc.), il est devenu l'incarnation de valeurs d'ouverture, de coopération et de paix dont le respect paraît s'imposer, et vis-à-vis desquelles tout manquement est diabolisé – ainsi de cet "unilatéralisme" défini en creux par la transgression qu'il opère, et rejeté comme par réflexe.
Faut-il s'étonner qu'une telle stratégie ait suscité en retour des réactions plus ou moins vives en provenance des Etats-Unis ? Réactions de fond, lorsqu'il s'agit de souligner que ce n'est pas parce qu'une convention internationale est approuvée par un très grand nombre d'Etats qu'elle est forcément pertinente. Réactions de principe surtout, dénonçant le multilatéralisme comme une "fausse valeur" qui serait inspirée par la faiblesse : c'est l'analyse empreinte de nietzschéisme développée par maints observateurs américains, qui considèrent que le multilatéralisme a pour objectif premier de museler leur pays comme "Gulliver à Lilliput" [2]. Juste après la guerre d'Irak, le gouvernement des Etats-Unis a certes paru sacrifié au culte commun, en annonçant par exemple qu'il allait revenir à l'UNESCO 20 ans après l'avoir quitté. Mais ce n'était là qu'une concession à l'air du temps, de même que la promotion d'un "multilatéralisme à la carte" qui rend justice au concept mais le vide de son contenu stratégique: dès lors que c'est "la mission qui fait la coalition", les Etats-Unis préservent en effet leur possibilité d'agir en toute liberté, alors même que le respect des conventions et des organisations multilatérales ne les autoriserait pas à le faire.
C – Une confusion entre multilatéralisme et multipolarité qui aggrave la querelle transatlantique
La querelle pourrait en rester là si elle n'était envenimée par une confusion effectuée par maints responsables politiques, notamment en France. Promouvoir sans réelle distinction le "multilatéralisme" et la "multipolarité" revient en effet à confirmer aux Etats-Unis que c'est bien leur prééminence qui est en jeu, et qu'il s'agit de la réduire.
Défendre le multilatéralisme, c'est militer pour un monde dans lequel tous les Etats seraient soumis à une règle commune, qu'ils ont d'ailleurs contribué à définir, et ce quel que soit leur niveau de puissance. Promouvoir la multipolarité, c'est en revanche refuser un monde aujourd'hui dominé par une seule "hyperpuissance", et qui gagnerait à l'émergence d'autres pôles de puissance (par exemple l'Union européenne, la Russie, la Chine, l'Inde, le Brésil etc.). Il ne s'agit plus là d'une approche juridique et institutionnelle, mais d'une stratégie ouvertement politique, parfaitement respectable, mais qui indispose légitimement les Etats-Unis.
Vouloir bâtir d'autres pôles de puissance part du constat que la vision et les intérêts des Etats-Unis sont contestables, et que d'autres visions et intérêts doivent donc pouvoir s'appuyer sur une capacité d'influence renforcée pour être entendus. Cela témoigne aussi d'une analyse selon laquelle c'est de l'interaction et de l'équilibre établis entre ces différents pôles de puissance que naîtra un monde davantage harmonieux et vivable que celui d'aujourd'hui. Lorsque les diplomaties française ou européennes (pour un petit nombre d'entre elles seulement) prêchent la multipolarité, elles indiquent implicitement que le monde sera meilleur lorsque, comme l'Europe, la Russie et la Chine seront parvenus à établir une puissance suffisamment significative pour contrebalancer celle des Etats-Unis.
Une fois encore, une telle stratégie est parfaitement concevable, mais il est illusoire d'escompter qu'elle suscite l'enthousiasme d'un pays dont nous sommes supposés être les alliés. Une chose est certaine : le fait qu'elle soit défendue en même temps que le recours au multilatéralisme ne pourra guère contribuer à apaiser le débat que ce dernier suscite sur le plan transatlantique.
II – Les décisions multilatérales sont-elles légitimes ?
L'univers multilatéral est également traversé par une série de tensions politiques, qui tiennent à la difficulté d'obtenir des décisions pleinement légitimes. Ces tensions politiques sont d'abord horizontales : il s'agit d'obtenir l'accord d'une multitude d'Etats, en théorie égaux en droit mais, en réalité, très inégaux en termes de puissance. Ces tensions sont également verticales : les décisions multilatérales sont élaborées au niveau supranational, c'est-à-dire dans un cadre qui n'est pas soumis aux usages démocratiques traditionnels. Toute la difficulté consiste à organiser l'exercice d'une souveraineté partagée, en redéfinissant les relations entre les Etats concernés, et entre ces Etats et leurs peuples (puisqu'en démocratie, ces peuples sont théoriquement titulaires de cette souveraineté). Dans ce contexte, les mises en causes récurrentes dont les décisions multilatérales font l'objet doivent inciter à analyser précisément les conditions à respecter pour qu'elles soient considérées comme davantage légitimes.
A –Les ruptures d'égalité entre Etats au niveau multilatéral
Certaines institutions multilatérales fonctionnent sur la base des principes de base du droit international public, en accordant à chaque Etat souverain un statut identique et en subordonnant la prise de décision à un accord unanime. Ce fonctionnement suppose que les Etats fassent preuve d'un large esprit de compromis, mais il se heurte le plus souvent à la grande difficulté de parvenir à un consensus général. Le principe d'égalité souveraine des Etats [3] se heurte dès lors à des réalités de fait qui imposent de mettre en place des mécanismes décisionnels fondés sur une différenciation statutaire entre ces Etats.
Il s'agit ainsi essentiellement de leur conférer ou non le droit d'être représentés au sein de certains organes décisionnels des institutions multilatérales : c'est sur ce registre que se développe l'interminable débat sur la composition du Conseil de sécurité de l'ONU, ou celui plus récent sur la composition de la Commission européenne. Il peut également s'agir d'accorder aux Etats une influence différente dans les procédures décisionnelles multilatérales : cette problématique fait écho à l'obtention d'un "droit de veto" à l'ONU ou à la pondération du nombre de voix attribué aux Etats lorsque le Conseil des ministres de l'Union européenne vote à la majorité qualifiée. Dans les deux cas, toute la difficulté est de faire accepter la légitimité de cette différenciation, dans son principe comme dans ses modalités.
1 - Un principe d'égalité souveraine triplement mis en cause au niveau multilatéral
C'est sous l'influence d'une triple critique que nombre d'institutions multilatérales ont été amenées à remettre en cause l'égalité juridique entre Etats.
Une critique "libérale" tout d'abord : multilatéralisme étant synonyme de multitude, il s'agit d'atténuer le poids du nombre au nom du principe d'efficacité. Il est possible de reconnaître que des organes de type assemblée générale puissent fonctionner sur une base égalitaire et exercer une fonction tribunitienne. Dès lors qu'il s'agit de prendre des décisions exécutoires, la nécessité de mettre en place un directoire restreint s'impose le plus souvent. C'est notamment parce qu'elle ne s'est toujours pas dotée d'un tel directoire que l'Organisation Mondiale du Commerce a souvent été qualifiée d'"institution médiévale" par Pascal Lamy, devenu récemment son Directeur général.
Le multilatéralisme suscite aussi une critique réaliste, basée sur le contraste entre égalité de droit et inégalités de puissance. La plupart des grandes puissances refusent d'être traitées comme les pays les plus modestes et estiment que leur voix ne saurait valoir autant que celle des autres. De fait, la reconnaissance des différentiels de puissance par les processus décisionnels multilatéraux est souvent le prix à payer pour obtenir la participation des Etats les plus puissants.
Le multilatéralisme est enfin la cible d'une critique plus "éthique", fondée sur le postulat que les Etats ne se valent pas du point de vue de leur régime politique et il n'est pas possible de leur accorder le même statut. Les rotations égalitaires organisées par le système onusien sont ainsi régulièrement dénoncées lorsqu'il est constaté qu'elles peuvent conduire la Libye à prendre la présidence de la commission des droits de l'homme ou l'Irak à assumer celle de la commission du désarmement.
2 – La difficulté de définir des critères de différenciation acceptables
Ces trois critiques ne sont pas admises de la même manière par tous les Etats, et il n'est dès lors jamais aisé de mettre en place le système de type censitaire qu'elles prétendent légitimer. Cette difficulté varie en fonction des domaines considérés : elle est moindre dans le cas des organisations multilatérales de nature technique (par exemple Organisation de l'aviation civile internationale ou OACI) mais maximale lorsque des questions de sécurité collective (conseil de sécurité de l'ONU) ou des décisions législatives (Conseil des ministres de l'Union européenne) sont concernées. Elle varie aussi selon le type de critères invoqués pour justifier la différenciation statutaire entre Etats, et font l'objet d'un accord plus ou moins large au niveau multilatéral.
L'utilisation de critères techniques est la plus acceptée : le Conseil des gouverneurs de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique est par exemple composé de représentants des 10 pays les plus avancés dans la maîtrise de la technologie atomique ; le Conseil de l'OACI des représentants d'Etats jouant un rôle majeur dans le transport aérien etc. L'utilisation de critères financiers est, elle aussi, relativement consensuelle : il est somme toute plutôt logique que les 7 membres permanents du Conseil d'administration du FMI soient les pays fournissant les plus grosses contributions financières à cette organisation, et tout aussi cohérent que les droits de vote de ce Conseil soient répartis en fonction de quote-parts définies à partir de ces contributions.
L'invocation de critères démographiques est plus contestée : quelle que soit la taille de leur population, les Etats estiment tous qu'ils expriment des intérêts légitimes, et qui ne sauraient s'effacer sous l'effet de considérations quantitatives. Faire valoir son poids démographique relève bien souvent du simple rapport de puissance, quand bien même cette invocation est faite sous couvert de démocratie. Ainsi, ce n'est pas parce que la majorité qualifiée au Conseil des ministres de l'Union européenne reposera sur un seuil de 55% de la population totale de l'Union qu'elle sera aisément considérée comme légitime par les habitants des pays les moins peuplés.
C'est néanmoins l'invocation de critères diplomatiques ou stratégiques qui s'avère la plus controversée, comme en témoignent les débats récurrents sur la recomposition du Conseil de sécurité de l'ONU. Les 5 membres permanents du Conseil de sécurité doivent leur siège et le droit de veto qui s'y rattache à leur situation de vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. En se dotant de l'arme nucléaire, puis par l'effet du traité de non-prolifération, leur statut particulier a été conforté. Reste que ce club s'est de facto élargi, et surtout que le monde a bien peu en commun avec celui de 1945. La composition du Conseil de sécurité doit donc être revue, et il est légitime que des pays comme l'Allemagne et le Japon, mais aussi le Brésil ou l'Inde, estiment naturel d'en faire partie. Les critères servant a désigner les nouveaux entrants ne font cependant pas l'objet d'un consensus, et nombre d'Etats, dont les membres permanents du Conseil de sécurité, ne sont en réalité guère pressés de modifier la donne. Cette situation explique pourquoi l'Assemblée générale annuelle de septembre 2005 va une nouvelle fois échouer à "réformer l'ONU". Elle explique surtout pourquoi les décisions du Conseil de sécurité continueront à faire l'objet d'un procès permanent en illégitimité.
B – Le "déficit démocratique" des institutions multilatérales
Ce procès en illégitimité est également instruit par les contempteurs du déficit démocratique des institutions multilatérales. Un nombre croissant de citoyens a compris que d'importantes décisions étaient désormais prises au niveau multilatéral, tout en déplorant d'en être très souvent tenus à l'écart. C'est notamment pour cette raison que des organisations multilatérales ayant pris l'habitude de fonctionner en vase clos ont été déstabilisées par l'irruption de mouvements contestataires ayant par exemple fortement contribué à l'échec de la conférence organisée par l'OMC à Seattle en 1999. Et c'est parce les citoyens ne sont pas suffisamment pris en considération qu'ils ne peuvent intervenir que sous forme protestataire.
1 – Les conséquences régressives des transferts de pouvoirs au niveau supranational
L'intervention croissante des institutions multilatérales a pour effet de dessaisir les représentants parlementaires de leurs prérogatives, et de les transférer à des représentants diplomatiques. Dès lors qu'il s'agit de négocier dans un cadre multilatéral, ce sont les gouvernements et leurs administrations qui agissent, et non plus les représentants directement élus. Ces négociations se déroulent en outre selon des codes et des usages diplomatiques et non conformément aux principes démocratiques, notamment en termes de transparence et d'accès à l'information. Les peuples étant théoriquement titulaires de la souveraineté, ils peuvent estimer que celle-ci leur a été confisquée. Ce sentiment de dépossession est d'autant plus vif lorsque les institutions multilatérales prennent des décisions lourdes de conséquences – à l'exemple de l'OMC ou, plus encore, de l'Union européenne.
Ces deux dernières institutions sont, de plus, confrontées au décalage qui apparaît entre leur vocation originelle à incarner un libre-échange avant tout synonyme de paix et l'effet des décisions de libéralisation qu'elles sont amenées à prendre. Puisque "l'union fait la force" et le multilatéralisme la paix, ces institutions peuvent "culturellement" se croire dispensées d'un contrôle populaire. Il se trouve cependant que, si la paix profite à tout le monde indistinctement, les processus de libéralisation marchande, globalement positifs, ont aussi des effets discriminants selon les métiers, les catégories sociales et les territoires. Ils doivent donc s'accompagner d'une véritable régulation démocratique. Le double non à la Constitution européenne constitue à cet égard un appel clair en faveur d'une démocratisation de l'Union européenne [4].
2 – La difficile association des citoyens
Réduire le déficit démocratique des institutions multilatérales n'est cependant pas aisé. Peu d'entre elles disposent d'un Parlement directement élu par les citoyens, et dont pourraient s'accroître substantiellement les pouvoirs (à l'exemple du Parlement européen). La mise en place d'un "Parlement mondial" dans le giron de l'ONU est parfois évoquée, mais elle se heurte à de réelles difficultés pratiques et symboliques. Il faut donc le plus souvent miser sur un renforcement du contrôle exercé par les parlementaires nationaux sur le gouvernement et son administration – contrôle exercé de manière sourcilleuse aux Etats-Unis, rigoureuse en Angleterre et évanescente en France.
Pour octroyer un rôle plus direct à la société civile, il faut se tourner vers les "organisations non gouvernementales", comme l'ont fait nombre d'institutions multilatérales, notamment via la création de "comités de liaison des ONG". Les premières ONG internationales ont ainsi pu obtenir une réelle reconnaissance, car elles bénéficiaient d'une valeur ajoutée et donc d'une légitimité identifiable : c'est particulièrement vrai dans le domaine humanitaire (Médecins Sans Frontières) ou de l'aide au développement (Action contre la Faim). Il n'en va pas de même des ONG qui ont émergé lors des dix dernières années, et dont l'intervention est essentiellement "intellectuelle" et politique. Ces ONG disposent d'une légitimité beaucoup plus difficile à établir (nombre de militants, mode de fonctionnement interne, etc.). Il est donc d'autant plus délicat pour les institutions multilatérales de leur accorder voix au chapitre.
Dans ce contexte, ces dernières devront redoubler d'effort sur le plan de la transparence et de l'accès à l'information. L'OMC a, par exemple, fait de louables efforts sur ce registre. Le Conseil des Ministres de l'Union européenne en est encore très loin. Ce sont ces efforts qui détermineront si le déficit démocratique structurel des institutions multilatérales pourra être toléré à l'avenir, ou s'il entravera durablement leurs activités et leur capacité d'initiative.
III – Les organisations multilatérales peuvent-elles bien fonctionner ?
La coopération multilatérale ne se limite pas à l'adoption de conventions internationales : elle donne aussi naissance à des organisations qui ont pour mission de faire prospérer les engagements pris leurs Etats-membres, et sans lesquelles ces derniers resteraient parfois lettre morte. Ces organisations ont pour vocation de servir ces Etats mais, aux yeux de ces derniers, elles sont souvent considérées comme un acteur soit défaillant soit dérangeant.
Ces critiques touchent également les promoteurs du multilatéralisme, car elles renvoient à des réalités institutionnelles incontournables qui plongent les organisations internationales dans un état de crise perpétuelle [5]. Ces organisations connaissent des difficultés structurelles sur les plans politique et administratif qui découlent pour, une grande part, du jeu des influences étatiques. Une fois encore, c'est en analysant ces difficultés que nous pourrons nous donner une chance de les réduire.
A – L'application problématique des décisions multilatérales
Quelle que soit la légitimité du système décisionnel mis en place au niveau multilatéral, les Etats n'acceptent pas facilement que des décisions défavorables à leurs intérêts soient mises en œuvre. En même temps, ils sont conscients du fait que la non-application systématique de ces décisions affecterait la viabilité des organisations multilatérales. Cette duplicité explique pourquoi l'application des décisions multilatérales demeure structurellement problématique.
1 – La difficulté d'obtenir les moyens d'agir
Plusieurs organisations multilatérales sont ainsi contraintes de laisser leurs Etats membres statuer sur la mise en application des décisions qu'elles ont prises. Le cas exemplaire est celui de l'ONU, puisque son secrétariat ne dispose pas des troupes permanentes prévues par la Charte pour mettre en œuvre les résolutions du Conseil de sécurité. Les grands Etats de l'ONU ayant préféré être "juges et parties" sur ce registre, c'est à eux qu'il appartient de mobiliser les effectifs militaires nécessaires à telle ou telle mission. Cela explique pourquoi certaines résolutions onusiennes ont pu être appliquées (en Irak), mais aussi pourquoi d'autres sont restées lettre morte (notamment celles qui concernent le conflit israëlo-palestinien). Cette situation explique pourquoi la dénonciation d'un système fonctionnant sur le principe du "deux poids, deux mesures" a encore de beaux jours devant elle.
2 – La contestation systématique du recours à la contrainte
D'autres organisations disposent, à l'inverse, d'organes autonomes chargés de concourir à la mise en application des décisions multilatérales. Il peut s'agir d'instances juridictionnelles (la Cour de justice), arbitrales (l'organe de règlement des différends de l'OMC) ou de "régulation" (la Commission européenne dans ses fonctions de contrôle de la concurrence). L'acceptation du pouvoir de contrainte dont disposent ces instances conditionne souvent l'appartenance à l'organisation multilatérale concernée. Parce que l'ensemble des Etats souverains rechigne à se voir imposer des décisions jugées contraires à leurs intérêts, les instances multilatérales dotées d'un pouvoir de contrainte voient leur légitimité mise en cause de manière récurrente. Elles sont souvent soumises à des pressions diplomatiques de tous ordres et doivent parfois modifier la teneur de leurs interventions. Cette situation pèse sur le fonctionnement des organisations multilatérales et amoindrit sans nul doute leur efficacité.
B – Les dysfonctionnements des institutions multilatérales : perversion ou symptôme ?
Les organisations multilatérales reposent en général sur un triangle institutionnel composé d'un organe plénier (l'assemblée générale), d'un directoire (le Conseil de sécurité) et d'un secrétariat. Cette dernière institution, qui est chargée de mettre en œuvre les décisions des deux autres organes, ne souffre pas seulement de maux bureaucratiques classiques : elle connaît également des problèmes spécifiques liés à la volonté de contrôle des Etats à son égard. Cette volonté est d'autant plus grande lorsque ces "secrétariats" (par exemple Secrétariat Général de l'ONU ou Commission européenne) disposent d'importants pouvoirs.
1 – Les pesanteurs administratives et le contrôle par les moyens
Les secrétariats des organisations multilatérales sont souvent confrontés à de lourdes contraintes financières. Les Etats ont en effet toujours tendance à leur accorder des moyens budgétaires inférieurs à ceux qu'ils réclament pour mener à bien leur mission : c'est là une manière de brider tout activisme intempestif. Cette volonté d'affaiblissement budgétaire peut parfois aller jusqu'au retard systématique dans le versement des contributions dues par certains Etats ; ainsi des "arriérés de paiement" à l'ONU, notamment provoqués par les Etats-Unis.
Les secrétariats des organisations multilatérales ont aussi des difficultés quasi-systématiques en termes de ressources humaines, puisqu'il s'agit pour les Etats de leur accorder un personnel restreint, et qui provient en partie des capitales nationales. Ces difficultés sont également qualitatives : les Etats se battent en effet pour placer leurs ressortissants aux postes stratégiques, sur la base de choix dont la dimension méritocratique n'est pas toujours incontestable. Ces éléments pèsent eux aussi sur l'efficacité des institutions concernées.
2 – Les turpitudes financières des institutions multilatérales
Les dysfonctionnements financiers des institutions multilatérales sont eux aussi réels, notamment en termes de mauvaise gestion. Force est de constater que les exemples de dérives sont nombreux – l'UNESCO ayant acquis sur ce registre une réputation proverbiale. Les dysfonctionnements financiers multilatéraux renvoient à des pratiques de corruption individuelles qui défrayent régulièrement la chronique ; ainsi du récent scandale lié à la gestion du programme "pétrole contre nourriture". Ces pratiques se développent-elles d'autant plus facilement dans un univers public international traditionnellement peu contrôlé ?
Ces dysfonctionnements existent malheureusement aussi au niveau des Etats. Leur dénonciation vigoureuse au niveau multilatéral intervient toujours dans un contexte politique plus large. Lorsque les Etats-Unis décident de quitter l'UNESCO en 1984, ce n'est pas seulement parce qu'un rapport du Congrès met en cause la mauvaise gestion de cette organisation : c'est aussi parce qu'elle avait pris des initiatives politiques désapprouvées par la Maison Blanche, notamment en faveur d'un "nouvel ordre mondial de l'information" visant à compenser la suprématie anglo-saxonne. Il en va de même de la dénonciation de la gestion du programme "pétrole contre nourriture", qui vise à déstabiliser le Secrétaire général de l'ONU suite à la position qu'il a affichée au moment de la récente guerre d'Irak.
Un tel contexte doit conduire les organisations multilatérales à être irréprochables sur le plan financier. La perfection sur ce plan étant probablement impossible à obtenir, les manquements constatés continueront à être sévèrement jugés par les Etats soucieux d'affaiblir ces organisations – ce qui pèsera d'autant sur leur image et leur bon fonctionnement.
[1] Sur ce thème, voir l'ouvrage fondateur de Guy de Lacharrière, La politique juridique extérieure, IFRI, 1983.
[2] Voir par exemple Robert Kagan, La puissance et la faiblesse ; trad. française, Plon, 2003.
[3] Notamment proclamé par l'article 2, alinéa 1 de la Charte des Nations Unies.
[4] Sur ce thème, voir Yves Bertoncini, Europe : le temps des Fils fondateurs, Michalon, Octobre 2005.
[5] Voir Philippe Tronquoy « La crise des Organisations internationales », Paris, La documentation française, 2001.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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