Union économique et monétaire
Franck Lirzin
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Franck Lirzin
Les difficultés rencontrées par la zone euro durant la première moitié de 2010, consécutivement à la crise grecque des finances publiques, a rappelé la nécessité d'une solidarité entre Etats membres pour garantir la stabilité de la zone euro. La création du Fonds européen de stabilisation financière et les réflexions actuelles de la Commission européenne et du Conseil en vue de la création d'un gouvernement économique vont dans le sens d'une meilleure intégration et coordination des politiques budgétaires. Le fédéralisme budgétaire est l'horizon de ces réformes [1].
Mais, le fédéralisme ne se résume pas aux seuls aspects budgétaires : une zone monétaire a besoin de mécanismes stabilisateurs autres que financiers. Les deux principaux facteurs d'équilibre sont la mobilité des travailleurs et l'intrication des économies. Les zones monétaires sont particulièrement vulnérables aux crises asymétriques, c'est-à-dire ne touchant qu'un seul pays directement, par exemple la Grèce, et la solution réside dans la capacité de l'ensemble à opérer les bons transferts : un travailleur licencié dans une région doit pouvoir trouver du travail ailleurs; une entreprise en difficulté doit pouvoir trouver de nouveaux clients ailleurs, etc.
Le cœur de ces mécanismes réside dans un accord entre les membres de la zone monétaire qui autorisent de tels transferts de capitaux, de main d'œuvre ou de subventions. Il doit y avoir un sentiment de solidarité tout autant qu'une confiance solide.
Les développements suivants approfondissent certains aspects de ces thèmes (mobilité des travailleurs entre pays et existence de réseaux d'entreprises de type cluster au niveau européen) et soulignent l'importance de la confiance dans la construction d'un fédéralisme budgétaire au niveau de la zone euro.
1. Vers une approche " capabilities " de la mobilité des travailleurs
Une zone monétaire permet aux économies qui en sont membres de lutter efficacement face à une crise globale et symétrique. Mais l'union ne fait pas la force lorsque les membres sont touchés de façon inégale. La faiblesse de la zone euro est justement son incapacité à réagir à ces crises en raison du manque de mobilité de ses travailleurs. Aux Etats-Unis, la mobilité est beaucoup plus importante et un travailleur qui perd son travail dans l'Ohio peut se rendre en Californie pour en retrouver un autre. Les taux de chômage s'ajustent ainsi. Mais ce mécanisme est quasi inopérant en Europe.
La seule solution est alors un ajustement à la baisse des salaires dans le pays touché par la crise. Comprendre pourquoi la mobilité est si faible et comment l'encourager est donc l'un des enjeux majeurs pour renforcer la zone euro.
1.1 Baisse des salaires ou mobilité infranationale plutôt que mobilité européenne
L'Union européenne souffre d'un taux de chômage structurel relativement élevé. Dans une Union monétaire, les pays ne peuvent plus utiliser le taux de change pour diminuer le salaire réel des travailleurs et relancer leur compétitivité dans les échanges internationaux lorsqu'une crise survient. Dans une telle situation, la théorie des zones monétaires optimales élaborée par Mundell [2] montre que seules deux solutions sont possibles : la baisse des salaires nominaux - c'est ce que sont en train de faire l'Espagne ou la Grèce - et une mobilité des travailleurs entre les régions. Blanchard et Katz [3] ont montré que les situations de chocs asymétriques étaient plus courantes dans l'Union européenne qu'aux États-Unis, en raison d'une plus grande spécialisation et hétérogénéité des régions. La question des mécanismes d'ajustement aux chocs asymétriques est donc centrale. Leurs travaux, confirmés par ceux de Decressin et Fatás [4], montrent que l'Union européenne tend à répondre aussi promptement à ces chocs que les États-Unis. Mais la différence fondamentale réside dans la nature de cette réponse : alors qu'aux États-Unis le marché du travail est suffisamment souple et étendu géographiquement pour être très réactif et absorber les chocs, en Europe, c'est par l'exclusion et la mobilité infranationale qu'ils se résolvent.
Lorsqu'une région est touchée par le chômage, les travailleurs tendent à rester dans la région et les plus fragiles sortent du marché du travail : certains partent en préretraite, les femmes se retrouvent à mi-temps, etc. L'Europe absorbe ses hausses de chômage par l'exclusion : c'est une solution aux conséquences sociales très douloureuses. Elle conduit à une fragilisation des marchés intérieurs, une pénalisation des finances publiques et une fragmentation des économies européennes.
Les travaux cités montrent que les travailleurs dans leur grande majorité limitent leurs déplacements à leur territoire national. Ainsi, en cas de perte d'emploi, les travailleurs cherchent d'abord du travail dans leur région, avant d'élargir leurs recherches au niveau national. En Espagne par exemple, où les régions sont très autonomes les unes par rapport aux autres, le taux de chômage s'explique en partie par une faible mobilité interrégionale. Dans un contexte où changer de région constitue déjà une difficulté, on comprend qu'il est encore moins commun de chercher du travail dans un autre pays.
Les politiques publiques mises en place face aux mutations économiques et aux chocs se limitent donc aux frontières nationales. La gestion de la mobilité des travailleurs reste une compétence principalement exercée par les Etats sur leur propre territoire, alors qu'une plus grande ouverture serait souhaitable. En gérant les conséquences sociales d'un choc au niveau national, les pays se condamnent à un chômage structurel élevé.
Absorption des chocs par l'exclusion des plus fragiles et mobilité infranationale plutôt qu'européenne : tout montre que la zone euro ne pourra affronter la crise actuelle sans repenser sa politique de mobilité des travailleurs.
1.2 Pourquoi une mobilité si faible ? Vers la notion de capabilities
L'importance de la mobilité des travailleurs comme facteur de cohésion, de croissance et de diffusion de l'innovation a été largement reconnue au travers des accords Schengen, des politiques engagées par la direction générale " Emploi, affaires sociales et égalité des chances " et des objectifs du Traité de Lisbonne. Les frontières ont été ouvertes à la circulation des personnes, de grandes avancées ont été réalisées vers la portabilité des droits sociaux (assurance chômage depuis 1971), la flexisécurité a fait l'objet d'une définition officielle au niveau européen en 2007 [5] : les exemples ne manquent pas.
L'Union européenne a fait un effort considérable pour harmoniser les pratiques sociales au sein des États membres et il est raisonnable de penser que d'ici quelques années il ne subsistera quasiment plus de freins légaux à la mobilité des travailleurs au sein de l'espace communautaire.
Pourtant, force est de constater que seuls 2% des travailleurs européens vivent et exercent un emploi dans un autre État membre que le leur [6]. Très peu de travailleurs envisagent de changer de pays, même s'ils se retrouvent au chômage. Pourquoi un tel contraste ?
Une partie de la réponse réside dans la distinction entre la possibilité légale et la possibilité réelle de mobilité. Il n'y a pas ou peu d'obstacles juridiques ou légaux apparents à la mobilité. Mais les freins sont ailleurs : dans la réalité vécue par les travailleurs.
Certes, les différences entre les législations continuent de peser, comme le montre un rapport du Sénat français [7] : " même si les droits à l'assurance sont conservés, si l'installation dans un autre État membre se traduit par une moindre indemnisation en cas de chômage et si les conditions d'octroi sont plus sévères, le travailleur peut préférer rester dans son pays d'origine ".
Mais, selon Robert Anderson, de la Fondation Dublin (European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions), "ce sont avant tout les inquiétudes concernant la perte des contacts avec la famille et les amis qui expliquent la faible mobilité des Européens" [8].
Les différences de langue, la portabilité inégale des diplômes, en dépit d'efforts communautaires en sa faveur, l'importance des frais de mutation ou la difficulté à accéder au marché du logement sont également des facteurs négatifs pour la mobilité des travailleurs.
Mais, tous ces facteurs sont difficilement quantifiables et les solutions ne peuvent pas être que règlementaires. Entre deux candidats, un employeur pourra préférer celui dont il se sent le plus proche parce qu'il parle la même langue avec le même accent, celui dont il comprend rapidement le niveau de diplôme, celui pour lequel il ne devra pas faire de démarche particulière, etc. L'Europe a la chance d'avoir des Etats-providence particulièrement développés, s'appuyant sur des traditions historiques et nationales fortes ; mais ces cadres peuvent devenir une contrainte pour ceux qui y vivent et une barrière/un facteur d'exclusion pour ceux qui veulent y entrer. La question est de savoir comment favoriser la mobilité des travailleurs en levant ces freins invisibles ou réels.
Pour reprendre la terminologie d'Amartya Sen [9], l'Union européenne ne doit pas se contenter de lever les barrières, elle doit se demander comment aider les individus à gagner leur liberté de déplacement, c'est-à-dire leur " capability " à se mouvoir.
1.3 Les politiques européennes de " capabilities " : vers une sécurité européenne des parcours professionnels
L'approche par " capability " vient prolonger les politiques européennes de l'emploi et de la formation : celles-ci s'en tiennent généralement à des aspects règlementaires et légaux, tandis que les solutions pour lever les freins invisibles sont le plus souvent locales et reposent sur des champs de compétences très divers. Il n'y a pas de réponse globale et simple aux difficultés de mobilité des travailleurs, mais plutôt un panel d'outils qui peuvent être mis en œuvre au niveau local avec une impulsion au niveau européen.
Comprendre les freins pratiques à la mobilité nécessite de mobiliser des compétences s'étendant sur un large éventail, de la sociologie à la psychologie, en passant par les cultural studies ou encore l'économie. Les études multidisciplinaires sont encore rares et leur lien avec les politiques publiques plus encore : c'est pourtant un véritable travail partenarial entre décideurs publics, experts sociaux et acteurs locaux, qui est à construire.
Les réponses peuvent relever de compétences et de niveaux variés : pour donner l'habitude aux employeurs d'embaucher des personnels étrangers, l'Union européenne pourrait s'appuyer sur une politique culturelle à l'échelle européenne instillant une identité européenne ; pour donner aux travailleurs les clés linguistiques nécessaires à leur mobilité, des formations professionnelles adaptées aux contextes régionaux et nationaux peuvent être mises en place ; pour lever les freins liés à la recherche d'un logement, des bourses d'insertion pourraient être créées par les communes (cela existe déjà, par exemple dans les Chambres de commerce et d'industrie). Cette palette d'outils potentiels ne peut devoir sa cohérence qu'à une impulsion donnée au niveau européen et une mise en œuvre faite au niveau national ou plus local, selon un principe de subsidiarité dynamique. Donner le goût de la mobilité dès la formation initiale est également un facteur important [10].
La mobilité des travailleurs est plus facile chez ceux qui sont hautement qualifiés, que ce soient la portabilité des diplômes de l'enseignement supérieur, les ressources financières disponibles pour déménager, ou les facilités faites par les entreprises, tout concourt à les rendre nomades. Or, ce sont précisément les travailleurs les plus qualifiés qui génèrent le plus d'emplois : une région meurtrie qui les verrait partir s'en trouverait d'autant plus mal. En favorisant la mobilité de la frange la plus privilégiée de la population en âge de travailler, on risque d'aboutir à l'inverse de l'objectif de stabilisation recherché et d'accentuer les inégalités entre les régions. Le même phénomène se produit pour l'innovation. Il est donc important que les politiques de l'emploi touchent toutes les catégories de travailleurs. Chacune ayant des problématiques propres, l'approche différenciée par " capabilities " prend ici tout son sens.
L'étude des blocages doit nourrir la réflexion sur les outils à mettre en œuvre : une politique pour favoriser la mobilité des travailleurs ne peut être ni statique ni purement règlementaire. L'Observatoire européen de l'emploi [11], qui réalise et compile actuellement des études sur les marchés de l'emploi nationaux, pourrait être mobilisé pour réaliser des études de terrain multidisciplinaires selon une approche "capabilities ". Ces études, réalisées en lien étroit avec les acteurs locaux, donneraient une connaissance fine du tissu de l'emploi et de la complexité des situations. Ce travail permettrait de proposer des outils que le Fonds Social Européen (FSE) pourrait financer.
Actuellement, il finance principalement les initiatives locales. Dans une approche dynamique, il devrait susciter ces initiatives. L'animation globale serait alors assurée au niveau européen, par exemple sur le modèle du réseau EURES [12]. Cette animation communautaire d'initiatives locales multidisciplinaires permettrait de dépasser les clivages traditionnels entre les différentes politiques publiques. Jusqu'alors, la Stratégie Européenne pour l'Emploi (SEE) s'est concentrée sur la coordination des politiques nationales, reléguant à la marge les coopérations interrégionales. Le nouveau programme 2013-2020 pourrait prendre en compte cette nouvelle approche " capabilities " pour favoriser la mobilité des travailleurs au sein de la zone euro et construire ainsi une " sécurisation des parcours professionnels " au niveau européen.
2. Pour une intégration en réseaux de l'Union européenne
2.1 L'innovation comme mécanisme stabilisateur
Un second mécanisme stabilisateur est l'innovation. Lorsqu'une crise asymétrique touche un secteur particulier d'une économie, les entreprises doivent développer de nouvelles stratégies pour survivre : nouveaux produits, nouveaux marchés, nouveaux modèles d'affaire. L'industrie doit se réorienter vers de nouveaux relais de croissance. Cela est particulièrement vrai pour les régions qui sont spécialisées, ainsi de la crise automobile à Detroit ou de l'industrie du BTP en Espagne.
Ces mutations économiques nécessitent une transformation en profondeur du territoire : à la fois aider les entreprises et les salariés à se reconvertir et soutenir l'arrivée de nouveaux travailleurs et entreprises. L'enjeu est autant économique que politique et social. Il détermine la capacité d'une région à rebondir suite à un choc asymétrique.
L'innovation est le pivot central de cette transformation. Qu'elle soit technologique ou sociétale, elle permet d'ouvrir de nouveaux horizons et de construire l'avenir. Un territoire aura d'autant plus de facilité à absorber un choc économique en se tournant vers de nouveaux marchés porteurs qu'il aura un capital d'innovation important. Les exemples de telles situations ne manquent pas : le territoire de Gardanne en Provence a vu toutes ses mines fermer les unes après les autres, mais a su se réorienter vers la microélectronique en s'appuyant sur un soutien public fort et la présence de nombreuses universités innovantes.
Le problème est que, habituellement, si un pays connaît un certain retard technologique, il peut compter sur une dépréciation de sa monnaie pour compenser et relancer ses exportations et avoir ainsi la capacité d'innover. Mais, dans une zone monétaire, cette astuce ne fonctionnant pas, les entreprises sont en concurrence directe et seules les plus innovantes parviennent à garder le cap. Autrement dit, les territoires n'ont pas tous la même capacité à innover pour absorber un choc asymétrique.
Cette situation est déjà visible en Grèce : son industrie peine à se maintenir face à la concurrence allemande et accuse un retard en R&D inquiétant. L'indicateur synthétique de l'innovation du European Innovation Scoreboard était de 0,26/1 en Grèce contre 0,59/1 en Allemagne. Cet écart traduit la difficulté des entreprises grecques à exporter des produits à haute valeur ajoutée : selon Eurostat, la Grèce exporte 5,7% de biens de haute technologie contre 14,1% pour l'Allemagne, et 29% pour l'Irlande.
Pour relancer son économie, la Grèce aurait besoin d'améliorer son industrie et de rejoindre la " frontière technologique ". Mais ses entreprises subissent la concurrence directe de celles plus compétitives, ce qui réduit leurs marges et donc leurs investissements
A cela s'ajoute un effet " boule de neige " : les investissements directs étrangers iront plus volontiers vers les territoires déjà innovants, les capitaux-risqueurs en feront de même. La dynamique de l'innovation tend à concentrer dans quelques territoires privilégiés toutes les énergies, selon une logique de " winner takes all ".
Dès lors, il est fondamental de mettre en place un tel mécanisme d'innovation : pour absorber les chocs asymétriques et pour éviter les effets de concentration. Cela signifie que les pays doivent tous être au même niveau technologique, quoiqu'avec des spécialisations différentes. L'un des moyens d'y parvenir est la création de réseaux d'échange au niveau européen où les idées et les compétences puissent circuler librement et favoriser l'innovation, comme cela se passe déjà dans les clusters.
2.2 L'intégration par des " clusters européens "
La mondialisation a mis en concurrence les territoires et remis au goût du jour la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, sous la plume de Michael Porter [13]. Un " cluster " est un ensemble d'entreprises, de financiers, de chercheurs et de centres de formation, réunis sur un même territoire, et travaillant sur une même thématique. Cette proximité favorise les échanges intellectuels, financiers et matériels entre les acteurs et permet l'émergence de nouvelles entreprises dans l'Union européenne.
L'exemple type de ce terreau favorable à l'innovation est la Silicon Valley en Californie. Les Etats européens ont, dans leur ensemble, favorisé la mise en place de tels clusters sur leur territoire et l'Union européenne en compte dorénavant près de 2000 selon l'Observatoire européen des clusters [14] ! Malheureusement, ils sont encore mal coordonnés à l'échelon communautaire.
Pourtant, les échanges entre clusters participent à la stabilité et à l'harmonisation de l'économie européenne : les partenariats académiques ou industriels permettent à tous d'approcher la frontière technologique, les projets de R&D communs favorisent l'innovation et donc la création d'emploi. Une réelle dynamique peut être trouvée au niveau européen pour faciliter les projets " interclusters ".
Les clusters travaillent sur des thématiques partagées, et ils peuvent donc aider à la mobilité des travailleurs. Un chercheur pourra plus facilement changer de laboratoire au sein d'un réseau de clusters travaillant sur sa problématique ; une personne perdant son travail pourra chercher dans une autre région via un cluster, etc.
Si, un cluster n'a de raison d'être que sur un périmètre géographique restreint, favorisant les échanges directs et réguliers, des réseaux de clusters européens permettent la circulation de travailleurs et d'idées sur de plus longues distances.
Publiée le 5 novembre 2008, la Communication de la Commission européenne intitulée " Vers des clusters de classe mondiale dans l'Union européenne", démontrait que la mise en réseau des clusters offre une véritable visibilité internationale aux compétences européennes. Les clusters se sont saisis de cette occasion pour monter des partenariats au niveau européen [15] et ces initiatives mériteraient d'être davantage soutenues par l'Union européenne, comme facteur de cohésion et d'innovation.
La labellisation de " Clusters européens " donnerait une visibilité à cette volonté d'intégration de l'économie innovante. Elle pourrait, en outre, servir d'outil pour favoriser la mobilité des travailleurs. Au sein de " clusters de clusters ", les employés auraient la possibilité de voyager au sein du réseau tout en ayant la garantie de pouvoir revenir ensuite. C'est une pratique déjà courante parmi les chercheurs, qui pourrait, par exemple, être étendue aux ingénieurs.
En ciblant certains domaines porteurs, comme l'aéronautique, où les compétences européennes sont reconnues et réparties sur l'ensemble du territoire européen, l'Observatoire ébauche une " politique économique européenne ". Il propose ainsi une spécialisation productive de l'Union européenne et de la zone euro. Cette spécialisation pourrait ainsi contribuer à façonner une identité européenne : tout comme l'identité française se reconnaît dans les projets industriels que furent le TGV ou le Concorde, de la même façon, l'identité européenne pourrait se former à partir de ces compétences partagées et tournées vers le monde.
2.3 La confiance, facteur-clé de la stabilité
Que ce soit le fédéralisme budgétaire, la mobilité des travailleurs ou encore la mise en réseau des clusters européens, la difficulté rencontrée est toujours la même : chaque pays, chaque territoire, chaque acteur peine à s'ouvrir aux autres pour trouver une solution commune qui exige des sacrifices des uns et des autres. Car une politique commune demande de renoncer à certaines habitudes, à certaines prérogatives, à certains pouvoirs : la peur de perdre leur souveraineté, s'ils devaient fédérer une partie de leur budget au niveau européen, paralyse les Etats.
Or, c'est précisément de cette capacité d'ouverture et d'entraide dont a besoin la zone euro : elle est structurellement faible face aux chocs asymétriques parce qu'elle n'a pas de mécanismes d'équilibre. Quand une région va mal, aucune autre ne peut lui venir en aide, que ce soit en lui apportant une assistance financière, en accueillant ses chômeurs ou en nouant des partenariats technologiques. Une part de cette peur vient de la méconnaissance qu'ont les Européens d'eux-mêmes : les cultures nationales ou régionales prévalent encore largement sur ce qui pourrait être un sentiment européen.
La condition préalable à un mécanisme d'entraide entre les pays, à une mobilité des citoyens ou à une collaboration économique est la confiance. Et celle-ci ne peut naître qu'avec le temps et les échanges [16]. Elle ne peut venir qu'en allant à la rencontre de l'Autre pour comprendre sa façon d'agir, de penser et de se penser.
Pour Alain Peyrefitte, cette confiance va au-delà des simples mécanismes d'entraide. La " société de confiance est une société en expansion, gagnant-gagnant, une société de solidarité, de projet commun, d'ouverture, d'échange, de communication " [17].
Lors de la crise grecque, les Etats ont hésité à faire confiance encore une fois à un pays qui avait menti sur ses comptes publics et la solution retenue, pour habile qu'elle soit, n'est pas une aide au sens strict, mais un prêt financier assorti de conditions très strictes. Faire confiance, ce n'est pas se laisser aveugler mais c'est accorder un minimum de crédit à ses interlocuteurs et accepter de leur donner à perte certaines choses, tout en sachant qu'un jour, ils rendront la pareille.
Cette société de confiance est intimement liée avec les ressorts d'une économie de la connaissance, qui est basée sur la capacité d'innover en échangeant les idées, les moyens et les projets. La Stratégie de Lisbonne et la nouvelle stratégie UE 2020 s'appuient sur cette conception intégrée de la société.
Favoriser la confiance est sans doute la chose la plus importante : de là découle l'envie de bâtir des projets communs, de profiter de la mobilité et de développer ses capacités d'accueil.
La zone euro ne doit pas tant être perçue comme un marché intérieur intégré où s'affrontent les économies et entreprises nationales que comme une base permettant aux individus et aux entreprises de travailler ensemble pour innover, exporter et positionner l'Europe dans la mondialisation. La concurrence, principe fondamental de l'Union européenne, doit savoir laisser la place à la collaboration quand il le faut.
***
La crise de la zone euro a eu ceci de bon qu'elle a mis en lumière ses forces et ses faiblesses. Sa force est de pouvoir unir les énergies face à une crise commune et de coordonner les actions publiques à l'échelle européenne. Mais sa faiblesse est de ne pas avoir de mécanismes d'absorption des crises, lorsque celles-ci touchent la zone euro de façon inégale.
Pour pérenniser l'euro, il est nécessaire de créer de tels mécanismes stabilisateurs : le fédéralisme budgétaire permet une redistribution des ressources financières. La mobilité des travailleurs permet d'absorber les hausses de chômage. Mais de nombreux obstacles, souvent invisibles, s'opposent à ce nomadisme des compétences et, en premier lieu, des facteurs culturels. Il faut pour cela définir des parcours professionnels cohérents à l'échelle européenne en adoptant une approche par " capabilities ", prenant en compte la spécificité et la complexité de chaque situation individuelle.
L'innovation, enfin, peut jouer le rôle de régulateur, dans la mesure où elle permet aux entreprises ou territoires confrontés à une crise de se réorienter vers des marchés porteurs. Car, si l'existence d'une zone monétaire peut favoriser la diffusion de l'innovation et la réactivité des économies, elle peut également renforcer les inégalités en encourageant la concentration des talents dans les zones les plus favorisées. C'est pourquoi l'existence de clusters et de partenariats entre acteurs économiques et académiques européens est essentielle pour préserver la dynamique de la zone euro.
La clé de voûte de tous ces mécanismes reste la confiance. Les territoires doivent accepter de s'entraider, c'est-à-dire de donner un peu de leur argent, de leurs compétences ou de leurs idées pour permettre à ceux qui en ont besoin de surmonter la crise qui les touche.
La condition de la pérennité de la zone euro est précisément l'existence de cette confiance européenne.
[1] Voir Lirzin F. (2010), Vers un fédéralisme budgétaire dans la zone euro, Questions d'Europe – Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, n°178, juillet 2010.
[2] Voir la théorie des zones monétaires optimales de Mundell : R.A. Mundell, "A Theory of Optimum Currency Areas," American Economic Review, November 1961.
[3] Voir Olivier Blanchard and Lawrence Katz (1992) , Regional Evolutions, Brookings Papers on Economic Activity 1
[4] Voir Jörg Decressin and Antonio Fatás (December 1994), Regional Labour Market Dynamics in Europe, CEPR Discussion Paper No. 1085
[5] Rapport du Conseil de l'Union européenne du 23 novembre 2007, Draft Council Conclusions : Towards Common Principles of Flexisecurity. Voir http://register.consilium.europa.eu/pdf/en/07/st15/st15497.en07.pdf
[6] Voir http://www.euractiv.fr/europe-sociale/article/mobilite-travailleurs-ue-reste-marginale-001054
[7] Voir Rapport d'information n° 388 (1998-1999) de M. Jean-Pierre Fourcade, fait au nom de la délégation pour l'Union européenne, déposé le 27 mai 1999, La coordination des politiques de l'emploi dans le contexte de l'euro, disponible à http://www.senat.fr/rap/r98-388/r98-388.html
[8] Cf. Interview dans l'article d'EurActiv La mobilité des travailleurs dans l'UE reste marginale du 11 septembre 2008, disponible à http://www.euractiv.fr/europe-sociale/article/mobilite-travailleurs-ue-reste-marginale-001054
[9] Voir par exemple Sen Amartya (2000), Un nouveau modèle économique, Editions Odile Jacob.
[10] Voir Rapport du Centre d'Analyse Stratégique (2008), Encourager la mobilité des jeunes en Europe, Orientations stratégiques pour la France et l'Union européenne, rapport et documents, n°15-2008, La Documentation Française.
[11] http://www.eu-employment-observatory.net/fr/index.aspx
[12] http://ec.europa.eu/eures/
[13] Pour un recueil d'articles choisis : Porter M. (2000), La concurrence selon Porter, Village mondial.
[14] http://www.clusterobservatory.eu/index.php?id=2&nid=
[15] Voir Europa InterCluster (2010), Livre Blanc, L'émergence de clusters européens de classe mondiale, juillet 2010.
[16] Voir Peyrefitte A. (1995), La société de confiance, Essais sur les origines du développement, Odile Jacob.
[17] Voir Peyrefitte A. Ibid.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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