Pour un fédéralisme budgétaire dans la zone euro

Union économique et monétaire

Franck Lirzin

-

19 juillet 2010

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Lirzin Franck

Franck Lirzin

diplômé de l'Ecole Polytechnique et de l'EHESS, est ingénieur des mines. Il est l'auteur de Comment (re)faire de la France un pays entreprenant ?, préfacé par Claude Bébéar, avec Laurent Daniel, L'Harmattan, 2013.

Pour un fédéralisme budgétaire dans la zone euro

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Introduction

 

Dans un article intitulé "Pour une diplomatie de l'euro" [1], je proposais que la zone euro ait une politique active de promotion et de soutien de sa monnaie au niveau international. Les déclarations lyriques et pessimistes des commentateurs de la vie économique semblent rendre caduques ces propositions. Tout a-t-il pu basculer si simplement en l'espace de deux ans ? Non, la crise actuelle ne doit pas faire oublier les succès de l'euro : la monnaie commune reste la deuxième au niveau international.

Au contraire, les doutes actuels montrent l'importance que la zone euro et sa monnaie sont parvenus à acquérir en peu de temps au sein de la mondialisation. L'euro, devenu monnaie internationale de premier plan, ne saurait exister sans une diplomatie, ni surtout sans un support institutionnel, politique et économique solide. Le plan de stabilisation financière, adopté le 8 juin dernier, esquisse d'un Fonds Monétaire Européen, est une première étape vers une consolidation de l'architecture financière de la zone euro : il évitera la divergence des taux d'intérêt et l'engagement des pays les plus endettés dans une spirale négative.

Il s'agit d'une première étape. Une zone monétaire ne peut pas résister aux chocs asymétriques, qu'ils soient structurels ou temporaires comme pour la crise actuelle, sans mécanismes de solidarité. Le fédéralisme budgétaire et fiscal est la solution permettant la coordination des politiques budgétaires nationales et la stabilisation des cycles économiques.

Ce fédéralisme ne peut s'entendre sans une meilleure intégration des économies et sociétés européennes passant par une plus grande mobilité des travailleurs et des échanges économiques plus intenses et tournées vers le partage d'idées et l'innovation. Ces deux points, pendants absolument nécessaires au fédéralisme budgétaire, seront traités dans une prochaine étude.

 

La zone euro, entre succès et consolidation

 

L'Union européenne n'avance que dans l'adversité. Le " Serpent Monétaire Européen " est né de l'inquiétude suscitée par la fin du système de Bretton Woods et de la stabilité des taux de change ; l'euro est né des attaques spéculatives de George Soros contre le Système Monétaire Européen en 1993. A chaque fois la tentation du " chacun pour soi " a été grande, mais finalement, les États ont fait un pas en avant pour conforter leurs liens monétaires. Les situations difficiles montrent aux États européens les faiblesses des systèmes de coopération qu'ils ont construits, mais elles leur rappellent aussi qu'aucun d'entre eux ne peut prétendre mener une politique monétaire ou budgétaire isolée. Les États européens sont donc condamnés à approfondir leur coopération pour ne pas être pénalisés au niveau international.

La situation actuelle, dont la " crise grecque " n'est que la partie émergée de l'iceberg, est la troisième crise du système monétaire européen dont on doit souhaiter qu'elle débouchera sur une Europe plus unie, plus forte et solidaire.

 

1.1 Le talon d'Achille de la zone euro : les chocs  asymétriques

 

Une union monétaire est forte contre les chocs symétriques, c'est-à-dire ceux touchant tous les membres de la même façon, mais faible face aux chocs asymétriques. Les événements ont donné raison à ces considérations économiques sur l'optimalité des zones monétaires.

Durant toute la première phase de la crise, entre 2007 et 2009, l'euro a permis à l'Europe d'adopter des solutions coordonnées et efficaces. L'existence d'une Banque centrale européenne (BCE) a permis une réponse de la politique monétaire rapide et juste. La baisse des taux d'intérêt et les injections de liquidités dans le système financier ont permis de limiter les effets de la dégradation des actifs financiers et de la récession économique mondiale. Les plus grandes Banques Centrales, des Etats-Unis, du Japon, du Royaume-Uni et de la zone euro, ont su coordonner leurs actions pour éviter des divergences. Une même coordination s'est effectuée au niveau des politiques budgétaires et des plans de relance. Cette force manifeste de la monnaie commune inspirait confiance aux investisseurs qui se sont tournés vers elle, délaissant ainsi le dollar. L'euro s'est alors apprécié, effaçant par là même les craintes d'une hyperinflation liée à la hausse du cours du pétrole.

 

Mais, à partir de 2009, les situations économiques ont évolué différemment selon les pays. Certains pays se sont retrouvés dans une situation d'endettement excessif, de chômage très important ou de fort ralentissement économique dû à une trop grande spécialisation. Le policy mix mis en œuvre jusqu'alors s'est trouvé incapable de réagir face aux cas particuliers. Les différences, anecdotiques ont révélé des lignes de divergence au sein même de la zone euro, entre des pays excédentaires, fort exportateurs (Allemagne ou Pays-Bas) et d'autres fortement endettés et peu compétitifs (Grèce, Espagne, Portugal). Les investisseurs, qui avaient pris l'habitude de considérer la zone euro comme un seul bloc, se sont mis à y regarder de plus près : les taux d'intérêt des obligations d'État qui n'avaient eu de cesse de converger depuis la mise en place de l'euro, ont commencé à diverger, Irlande et Grèce en tête. C'est le regard qui a changé, pas la réalité.

La zone euro s'est donc retrouvée confrontée à son premier choc asymétrique dont certains économistes avaient prédit le rôle de test qu'il jouerait. Une zone monétaire, contrairement à une coordination monétaire entre pays, n'a qu'une seule politique monétaire qui ignore les différences nationales. La Grèce, par exemple, ne peut pas compter sur une baisse des taux ni sur une variation du taux de change pour relancer son économie. Son endettement public lui interdit de recourir à une politique budgétaire expansive ou à un plan de relance : elle est donc " coincée ".

La dégradation des finances publiques et l'impossibilité de mener une politique monétaire en propre rendent le policy mix impossible à adapter à la diversité des situations. La seule solution est donc une politique microéconomique permettant de rendre les économies plus compétitives [2] : baisse des salaires réels, investissements productifs et assainissement des finances publiques. Ces mesures sont des politiques de longue haleine qui sont forcément impopulaires.

 

1.2 La Grèce, maillon faible ou partie émergente de l'iceberg ?

 

La Grèce a focalisé sur elle l'ensemble des attentions, et c'était sans doute trop d'honneur : elle ne représente que 2,9% du PIB de la zone euro. La Grèce est un pays qui est depuis longtemps en situation difficile, avec un taux de chômage élevé et une compétitivité médiocre au sein de l'Union européenne. Son économie, principalement basée sur l'agriculture, le tourisme et la fonction publique, n'est que peu innovante et industrielle. Une augmentation très forte du crédit à la consommation et les investissements réalisés pour les Jeux Olympiques de 2004 ont permis à la Grèce d'afficher des taux de croissance importants mais, en contrepartie, elle n'a jamais réussi à équilibrer ses comptes publics et son déficit public a toujours été au-delà des 3% fixés par les critères du Pacte de Stabilité et de Croissance. Sa dette publique culmine à 115,1% du PIB.

D'autres pays européens, comme la Belgique ou l'Italie, ont des dettes publiques tout aussi importantes, ou bien, comme l'Irlande ou le Portugal, des déficits comparables. C'est surtout le manque de transparence de la Grèce qui a affolé les marchés ; le jeu de la spéculation s'est ajouté à ces mouvements en partie irrationnels et ont poussé les taux d'intérêt à la hausse. Les agences de notation ont souligné la mauvaise qualité de la dette grecque et les investisseurs ont exigé des taux d'intérêt plus élevés. Le risque était alors un emballement de la dette publique : le service de la dette n'étant plus couvert par les recettes fiscales et conduisant à une spirale négative. Un risque de dégradation de l'économie grecque était à craindre et, avec elle, celle des pays partenaires de la Grèce, des banques prêteuses, majoritairement européennes, et de l'euro en général. Autrement dit, il y avait un risque d'irrationalité des marchés face à une situation obscure.

Le plan de sauvetage, qui a été négocié en mai 2010 et adopté début juin, vise à garantir les emprunts grecs pour faire redescendre les taux d'intérêt (440 milliards € garantis par les pays européens, plus 250 milliards € mis à disposition par le FMI au cas où) et à permettre à la Grèce d'emprunter à des taux raisonnables pour relancer son économie (60 milliards € pouvant être empruntés par la Commission européenne auprès des marchés internationaux et re-prêtés à la Grèce ou à d'autres pays).

 

La solution adoptée revient à donner aux pays en difficulté la possibilité d'emprunter à des taux raisonnables : le spread par rapport au taux de base est réduit car le risque de défaut est réparti entre l'ensemble des pays garants.  Le mécanisme d'assurance se limite cependant à ces risques de défaut, la solution d'une assurance européenne pour les États ayant été rejetée : il n'y aura donc pas de taux moyen.

Cette solution ne déresponsabilise pas les pays emprunteurs : ils doivent assumer les conséquences d'une dérive budgétaire. La clause de " no bail out " prévue dans les Traités communautaires interdit en effet d'aider à combler un déficit budgétaire pour éviter des situations d'aléa moral : un pays, se croyant protégé par les autres, pourrait se comporter comme un passager clandestin et laisser filer ses déficits en sachant qu'à la fin, il sera sauvé.

 

1.3 Sortir de la crise en renforçant la zone euro

 

Cette question de la responsabilité des États est au cœur de la problématique de la zone euro. Celle-ci a été conçue pour harmoniser les politiques nationales, non pour les mutualiser. L'Allemagne en particulier a veillé à ce que ce principe soit maintenu : en tant que première économie de la zone euro, une mutualisation des risques serait revenue à lui faire porter le fardeau de pays sur lesquels elle n'aurait pas eu de prise directe. La zone euro a besoin d'une mutualisation des efforts, mais cela ne peut se faire que par la confiance ou par l'application de critères contraignants. C'est cette deuxième solution qui a été choisie avec le Pacte de Stabilité et de Croissance définissant des critères de déficit et de dette publics.

Mais aucune pénalité n'a été prévue en cas d'irrespect de ces critères : le risque d'aléa moral s'est avéré et certains pays n'ont même jamais respecté le critère de déficit public. La crise remet en cause la structure de la zone euro et montre qu'il faut la faire évoluer vers une plus grande transparence et un meilleur contrôle intergouvernemental.

La tentation est grande pour les pays de faire cavalier seul, d'autant que la zone euro semble incapable de les aider et que le système monétaire actuel les contraint à de douloureuses politiques structurelles de rigueur. L'objectif est de trouver les moyens de mieux coordonner les politiques économiques et budgétaires nationales pour éviter les divergences.

 

La faiblesse de la zone euro réside donc dans son incapacité à résister aux chocs asymétriques. La théorie des zones monétaires optimales nous enseigne qu'il faut des mécanismes de transferts internes pour assurer la pérennité d'une telle zone : mobilité des travailleurs et des capitaux et/ou fédéralisme fiscal et budgétaire. Ces transferts permettent un équilibre entre les régions les plus fragiles et celles qui se portent mieux et assurent ainsi une stabilité de l'économie dans son ensemble.

Or la zone euro est dépourvue, ou presque, de tels mécanismes de transfert, contrairement aux États-Unis notamment. La mobilité des travailleurs y est très faible et le budget communautaire s'élève à  peine à 1,2% du PIB contre 44,5% en moyenne pour les pays de la zone euro et 31,9% aux Etats-Unis. Cette absence est pénalisante en cas de crise car l'Union européenne n'a pas les moyens d'une réaction centralisée et massive, pas plus qu'elle ne peut venir en aide à l'un de ses membres. Mais elle est également pénalisante pour les asymétries structurelles, c'est-à-dire les inégalités de long terme qui divisent la zone monétaire. Cette incapacité à rester unie face à des problèmes divergents fragilise en profondeur la zone euro.

Pour confirmer sa stature de monnaie internationale, l'euro doit s'appuyer sur une économie solide et solidaire, capable d'affronter les chocs asymétriques sans se laisser fissurer, aussi bien dans le court que le long terme. Le Fonds de stabilisation de l'économie est un premier pas en ce sens. Après la création du Système monétaire européen en 1979, l'ouverture du Marché Unique en 1993 et l'introduction de l'euro en 1999, l'architecture monétaire et économique européenne entre dans une quatrième phase visant une meilleure intégration des politiques budgétaires et des économies.

 

Cet effort est absolument vital au sein d'une mondialisation qui s'analyse de plus en plus en termes de continents et de grands ensembles : la zone euro est le bon échelon de cette mondialisation : elle doit se construire dans cette logique de partenariat avec les autres grands ensembles économiques que sont l'Amérique du Nord, l'Asie du Sud-Est ou l'Amérique du Sud. L'heure n'est plus tant à la coordination des ambitions nationales, qu'à l'union et à la collaboration des pays européens dans une mondialisation qui apporte à la fois opportunités et dangers.

La nouvelle étape de l'euro repose donc sur la possibilité de coordonner les politiques budgétaires au sein d'un projet commun matérialisé d'abord par un fédéralisme budgétaire.

Vers un fédéralisme budgétaire

 

L'expression a été lancée par Jean-Claude Trichet dans une interview au journal Le Monde le 31 mai 2010 : " Nous avons maintenant besoin d'avoir l'équivalent d'une fédération budgétaire en termes de contrôle et de surveillance de l'application des politiques en matière de finance publique " indique-t-il. Pour lui, la situation dans la zone euro est un problème financier lié à une mauvaise gestion et coordination des politiques budgétaires. En cela, une surveillance mutuelle permettrait de garantir les critères du Pacte de Stabilité et de Croissance tout en conservant la responsabilité fiscale de chacun des Etats membres. Le fédéralisme budgétaire, en ce sens, est une réponse pragmatique pour huiler les mécanismes financiers et monétaires : mais il peut et doit avoir d'autres vertus, notamment la mise en place de transferts au sein de la zone euro.

2.1. Un fédéralisme budgétaire pour huiler le fédéralisme monétaire

 

Le fédéralisme budgétaire n'est pas le pendant nécessaire et logique d'un fédéralisme monétaire, mais partout où s'est constituée une union monétaire le fédéralisme budgétaire s'est imposé. Ce fut le cas aux États-Unis ou en Allemagne au cours des XIXe etXXe siècles. Une fédération purement monétaire est viable mais fragile, et c'est pour des raisons souvent pragmatiques que le fédéralisme budgétaire est adopté [3].

 

Une union monétaire garantit à ses membres une stabilité des taux de change mais, en contrepartie, les prive de marges de manœuvre dans leur politique économique. Par exemple, un plan de relance isolé aura un impact sur les économies des autres États : il fera augmenter le taux d'intérêt commun, relancera l'inflation à long terme et créera une distorsion de concurrence. Une coordination entre les politiques économiques doit donc être faite pour éviter ces distorsions. Le destin d'un seul est celui de tous.

Le Pacte de Stabilité et de Croissance a tenté de limiter ces phénomènes de " passager clandestin " en introduisant des critères de limitation des dettes et déficits publics qui n'ont jamais été respectés par certains pays. Aucune contrainte ne pesait sur cet engagement purement moral.

 

Le fédéralisme budgétaire incite par ailleurs à la transparence car chaque gouvernement est sommé de présenter son budget devant les autres : cela incite à la coordination des politiques budgétaires ainsi qu'à la négociation de la définition d'une stratégie économique commune. Les budgets pourraient ainsi être débattus au niveau du Conseil avant d'être adoptés par les Parlements nationaux. La Commission européenne a proposé d'introduire des sanctions à l'encontre des pays ne respectant pas les critères de stabilité des finances publiques : l'objectif est le même, harmoniser les politiques budgétaires, mais par le biais de contraintes, et non d'une discussion. Cela favorise la défiance entre les Etats-membres, au lieu de favoriser une réelle collaboration de confiance.

Chaque pays conserverait la liberté de sa politique budgétaire, tant que celle-ci ne nuit pas à celle de ses voisins. Un pays pourrait faire le choix d'une politique budgétaire expansionniste si un autre faisait le choix inverse. Des critères plus souples que ceux du Pacte de Stabilité et de Croissance permettraient de mesurer quel serait le meilleur agencement des politiques budgétaires en fonction des objectifs de chacun des pays.

 

Une telle règle, pour contraignante qu'elle soit, ne fait que forcer la coordination des politiques budgétaires. Elle suppose par ailleurs que les pays soient capables de s'entendre, c'est-à-dire qu'ils aient une vision macroéconomique partagée et donc une stratégie budgétaire commune. Les politiques budgétaires relevant toujours des gouvernements nationaux, l'institution la plus adaptée pour être un lieu de coordination serait donc le Conseil des Ministres. Il a besoin pour cela d'une administration en propre, capable d'apporter l'expertise nécessaire et une vision macroéconomique au niveau européen. Il pourrait s'appuyer sur un office statistique de l'Union,  Eurostat, renforcé dans ses moyens et ses missions (les mensonges de certains pays ont nuit à toute coordination) ainsi que sur un Conseil d'Analyse Economique [4].

 

Les politiques budgétaires de la zone euro ont été accusées d'être procycliques [5], c'est-à-dire de favoriser les bulles et d'aggraver les crises. Les gouvernements ont en effet tendance à ne pas réduire leurs déficits publics en période de croissance et à se trouver démunis en temps de crise, rejouant la fable de la cigale et la fourmi. La crise des subprimes a montré l'importance d'actions contracycliques, encourageant la réduction des déficits lorsque l'économie se porte bien, de façon à accumuler les réserves nécessaires pour faire face aux périodes plus difficiles. Ce principe biblique de Joseph devrait être inscrit comme principe fondamental de coordination des politiques économiques.

De ce point de vue, le fédéralisme budgétaire s'entend comme une gestion collégiale des budgets nationaux.

 

2.2. Un fédéralisme budgétaire comme stabilisateur économique

 

Le fédéralisme budgétaire joue également un rôle particulier en cas de crise : il permet d'effectuer des transferts entre les régions (choc asymétrique) ou d'endetter la fédération pour relancer l'économie (choc symétrique). Ces fonctions de stabilisation et de redistribution ne sont possibles que pour un budget significatif ; mais elles supposent que les membres de la fédération soient d'accord pour s'aider les uns les autres en fonction des événements. Une telle entraide n'est pas naturelle, et l'est d'autant moins dans la zone euro où les situations économiques et politiques sont très diverses.

 

Les Etats membres craignent de perdre leur souveraineté en perdant la gestion d'une partie de leur budget ; et ils le craignent d'autant plus que certains savent devoir toujours être des " donneurs " quand d'autres seront les " receveurs " de ces aides. C'est cette situation d'inégalité structurelle entre des pays comme l'Allemagne et la Grèce qui explique la grande réticence de la première face au fédéralisme budgétaire qu'elle a pourtant imposé chez elle au XIXe siècle.

 

Face aux situations de crise, la situation adoptée est celle du fonds de 60 milliards € permettant à la Commission d'emprunter aux taux du marché pour aider les pays en difficulté. Une telle situation s'est déjà produite pour certains pays d'Europe centrale et orientale. C'est un premier pas vers les EuroBonds [6], des obligations que l'Union européenne pourrait émettre en son nom pour mener les politiques communautaires.

 

Pour permettre la convergence des économies, les fonds structurels ont été mis en place (FEDER, FSE, etc.). Ils constituent un transfert net de certains pays vers d'autres pour favoriser la convergence des économies. Ils représentent par exemple 2% du PIB grec. Toutefois, leur faible volume relatif et leur difficile utilisation n'en font pas une solution efficace pour résorber les chocs asymétriques de long terme.

La faiblesse du budget communautaire pour faire face aux crises asymétriques de court terme (crise des subprimes) ou de long terme (manque de compétitivité de la Grèce) explique la fragilité de la zone euro. Les initiatives récentes, Fonds de stabilisation ou réflexions sur des fonds structurels pour la période 2013-2020, vont dans le bon sens, mais restent insuffisantes au regard des enjeux.

 

Pour éviter de heurter les sensibilités nationales, la création d'un fédéralisme budgétaire doit avancer pas à pas et s'appuyer sur un fédéralisme fiscal approprié.

La Politique Agricole Commune (PAC) est la première et plus importante politique communautaire dotée d'un budget propre qui fonctionne donc, à peu près, comme une fédération budgétaire. On connaît les enjeux politiques et les débats qu'elle suscite depuis 1962. Sa pérennité montre que, malgré les difficultés, il est possible de mettre en place, politique par politique, un fonctionnement fédéral. La méthode des petits pas, qui a si bien fonctionné jusqu'à présent, pourrait ainsi permettre d'élargir le champ de compétences de l'Union européenne et des budgets afférents.

 

Cette communautarisation ne doit pas aller à l'encontre du principe de subsidiarité, qui s'inspire des travaux de Musgrave [7] : l'efficacité optimale est atteinte lorsque les budgets, bien qu'utilisés au niveau local, sont collectés au niveau central. Autrement dit, un fédéralisme budgétaire peut se comprendre d'abord comme un fédéralisme fiscal : les Etats membres paient une cotisation à l'Union européenne qui leur reverse une partie, éventuellement la même, pour mener leurs politiques. Ce fédéralisme fiscal, qui n'empiète pas directement sur la souveraineté des Etats est la technique la plus facile à mettre en œuvre pas à pas.

Des critères de collecte puis de répartition équitable permettraient d'ailleurs de régler un certain nombre d'enjeux politiques. En cas de choc asymétrique, les pays touchés verseraient moins mais toucheraient plus.

 

2.3. Un fédéralisme budgétaire pour intégrer l'Europe

 

Ces considérations visent à trouver des solutions acceptables pour encourager le fédéralisme budgétaire. Mais l'Union européenne nous a toujours étonnés par sa capacité à aller au-delà des réticences et des intérêts nationaux pour construire un intérêt commun européen. Si les pistes présentées sont " réalistes ", rien ne doit nous empêcher d'imaginer ce que pourrait être un véritable fédéralisme budgétaire.

 

La question est d'autant plus pressante que la zone euro et l'Union européenne ont fait le choix d'une relance " néo-classique " par la baisse des salaires réels, la dégradation des finances publiques interdisant désormais toute politique plus keynésienne. Cette politique, contrainte par les événements et la configuration institutionnelle de la zone euro, sera forcément difficilement acceptée par les salariés et les sociétés. Des divergences se feront jour entre les pays plus vertueux, qui parviennent à s'appuyer sur la croissance des pays émergents pour rebondir, et les autres : la zone euro pourrait connaître un découplage.

 

Maintenir l'unité deviendra un enjeu majeur de la prochaine décennie : le fédéralisme budgétaire est le relais de la solidarité qui doit préserver cette unité et le projet européen. Tant que les économies convergent, il ne semble pas nécessaire, et il fut abandonné lors du Traité de Maastricht alors qu'il avait été évoqué par le rapport Delors en 1989 : " A la fois pour des raisons macroéconomiques intérieures et afin d'être en mesure de participer au processus de coordination politique internationale, la Communauté a besoin d'une structure pour déterminer un dosage cohérent des politiques monétaires et budgétaires " [8]. Cependant, quand les économies commencent à diverger, créant alors des tensions politiques entre les pays, le fédéralisme budgétaire devient urgent.

 

Paul Krugman, dans un éditorial [9], rappelait que les États-Unis, comme l'Allemagne, avaient réussi à s'unifier par la Guerre Civile pour l'un, par la guerre de 1870 pour l'autre, et que cela leur permettait d'avoir un budget militaire commun, une Sécurité Sociale unifiée, etc. Le fédéralisme budgétaire institutionnalise cette unité et cette entraide et leur donne ainsi pérennité et visibilité.

 

Le Traité de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) a tourné la page de plusieurs siècles de défiance entre les Etats européens. La Seconde Guerre mondiale avait montré combien la défiance peut conduire à des politiques égoïstes et autodestructrices. Au cœur du nouveau projet européen se trouvait donc l'idée de confiance, ou plutôt d'une société de confiance qui est pour Alain Peyrefitte [10] " une société en expansion, gagnant-gagnant, une société de solidarité, de projet commun, d'ouverture, d'échange, de communication ". Cette confiance est la base d'échanges commerciaux fructueux et de la prospérité. Le fédéralisme budgétaire s'inscrit dans le projet communautaire parce qu'il propose à chaque gouvernement de travailler en commun et en toute confiance sur la coordination et l'harmonisation de leurs politiques budgétaires et la création de politiques européennes en propre.

En cela, le fédéralisme budgétaire doit être un projet politique qui ne soit pas simplement une adaptation pragmatique aux événements pour huiler le système monétaire. Au contraire, il doit permettre à l'Union européenne et à la zone euro d'aller vers une meilleure intégration. Faute de quoi, des tensions internes risquent de peser lourdement sur son avenir.

Conclusion

 

L'Union européenne est toujours sortie grandie des crises auxquelles elle a été confrontée et, cette fois-ci encore, les opportunités qui s'ouvrent à elle sont nombreuses. La crise dite des subprimes a montré de manière éclatante la faiblesse de la zone euro face aux chocs asymétriques : les États ont réagi suffisamment promptement pour éviter une crise financière et monétaire et ont posé les bases d'une nouvelle zone euro. Mais tout reste encore à construire.

Le fédéralisme budgétaire est la première pierre de l'édifice. Il permet d'introduire les mécanismes d'amortissement face aux crises asymétriques et de rééquilibrage entre les Etats membres qui manquent tant à la zone euro. Mais il demande du courage : il ne doit pas, et ne peut pas être une simple réponse technique à un problème monétaire. Il est un véritable projet politique pour la zone euro et l'Union européenne. Il lui faudra sans doute progresser par petits pas, établir des liens de confiance, montrer son efficacité.

Mais le jeu en vaut la chandelle : une zone euro plus forte et innovante, capable de résister aux chocs économiques et de s'imposer sur la scène internationale. Quel projet pour l'Union européenne et la zone euro !


[1] Voir Lirzin F. (2008), Quelle "diplomatie" pour l'euro ?, Questions d'Europe – Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, N°92, mars 2008.
[2] Voir Collignon S. (2010), " Les enjeux pour la zone euro dans les dix années à venir", in: L'Euro en 2019 (Collectif), Revue d'économie financière; ed. Association d'Economie Financière, Coll. Revue de l'Association d'Economie Financière janvier 2010 n°96.
[3] Voir Collignon S. (2004), Le fédéralisme budgétaire dans la zone euro; in: Maxime Lefebvre (ed.), Quel budget européen à l'Horizon 2013 ? Moyens et politiques d'une Union élargie. Ifri, Paris 2004.
[4] Voir Jamet J.-F. (2010), Un gouvernement économique européen : du slogan à la réalité ?, Questions d'Europe – Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, N°167-168, avril 2010.
[5] Voir le rapport du Sénat, Bourdin J. et Y.Collin (2007), La coordination des politiques économiques en Europe : le malaise avant la crise ?, Rapport d'information n°113 disponible http://www.senat.fr/rap/r07-113/r07-11333.html
[6] Voir Bonnefay F. (2010), Une stratégie coordonnée pour sortir de la crise, Policy Paper de l'Institut Montaigne
[7] Musgrave R.M. (1959), The Theory of Public Finance, McGraw-Hill, New York, USA.
[8] Rapport Delors, 1989, 94.
[9] Voir New York Times, Paul Krugman : http://krugman.blogs.nytimes.com/2010/06/11/histories/
[10] Voir Peyrefitte A. (2005), La société de confiance, Essais sur les origines du développement, Odile Jacob.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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