Union économique et monétaire
Alain Fabre
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Alain Fabre
Introduction
Les crises peuvent être parfois considérées comme des " accélérateurs de l'Histoire ". Mais dans quelle direction ? Les forces qui ont secoué la zone euro étaient d'une ampleur sans précédent depuis sa création mais on peut estimer que, par une sorte de ruse de la raison, l'euro en se révélant aussi indissociable d'une véritable politique budgétaire européenne ou à tout le moins d'un embryon d'intégration communautaire des politiques budgétaires nationales, n'ait finalement conduit en définitive à la relance d'un processus politique de construction communautaire. Les 16 Etats membres de la zone euro ont peut-être pris conscience au cours de la crise, de ce qu'implique véritablement le fait de détenir une même monnaie émise par une Banque centrale commune et indépendante.
Quoi qu'il en soit, l'évolution de la zone euro, à court et à moyen termes, dépendra de la façon dont l'Allemagne et la France s'accorderont sur les objectifs et les méthodes. La réponse aux situations d'urgence, apparues en 2009-2010, ne s'est avérée possible que par un accord entre Allemands et Français. Il en ira de même à moyen terme, pour la rénovation du cadre institutionnel nécessaire à la pérennité de la monnaie unique et au pilotage de la croissance européenne.
Or depuis le milieu des années 2000, la crédibilité du couple franco-allemand s'est retrouvée mise à mal d'abord par son incapacité à faire fonctionner et à respecter le Pacte de stabilité et de croissance, en s'exonérant de ses règles en 2004-2005, puis à partir de 2005-2006, par des divergences croissantes de stratégie économique, enfin par des réponses très différentes aux effets de la crise financière de 2008-2009 : l'Allemagne redonnant la priorité à l'assainissement budgétaire et optant pour des mesures de soutien modéré à l'activité ; la France escomptant le réduction de ses déficits d'une croissance future, puis optant dans un contexte financier déjà fragile, pour des mesures de relance ambitieuse.
Les difficultés de la France à mettre en œuvre ses réformes et à s'attaquer à ses déficits sont apparues comme un élément perturbant de la relation avec l'Allemagne. Le déficit public français n'a satisfait qu'épisodiquement aux critères du Pacte de stabilité et de croissance à la faveur de fins de cycles conjoncturels favorables. Si l'on excepte la période des Gouvernements Barre, la France n'a jamais érigé, et pas davantage depuis le passage à l'euro, la réduction des déficits publics en objectif prioritaire et assumé. Les plaidoyers fréquents des gouvernements français pour des politiques budgétaires allemandes de stimulation de la demande, ont renforcé dans l'opinion publique et la classe politique d'outre Rhin, la perception d'une France se dispensant des efforts nécessaires. L'opinion allemande rejetterait par-dessus tout, une évolution de la zone euro la contraignant à supporter des efforts dont ses partenaires se sont exonérés alors que depuis vingt ans l'Allemagne soutient financièrement la mise à niveau des nouveaux Länder.
Les divergences de stratégies budgétaires entre la France et l'Allemagne ont pesé sur la gestion de la crise. Une véritable crédibilité de la France en matière de déficits est la condition nécessaire à la restauration d'une " intimité " franco-allemande, selon la formule récente de Valéry Giscard d'Estaing [1]. Sans elle, il sera difficile de travailler à une construction politique de long terme.
La crise a également montré que, face à des risques de nature systémique, l'Allemagne savait faire preuve de pragmatisme et d'une capacité de réponse rapide quand les critères traditionnels de gestion ne paraissent pas adaptés aux exigences de la situation.
Les contradictions d'une monnaie unique et de politiques budgétaires autonomes
La crise de l'euro a bien mis en lumière le fait qu'une monnaie unique n'était pas destinée seulement à fluidifier les échanges au sein de la zone : elle nécessite des politiques budgétaires cohérentes et des institutions politiques légitimes pour la faire fonctionner, perspectives que les gouvernements ont continûment éludées depuis la création de la monnaie unique. Les gouvernements européens ont espéré longtemps pouvoir cumuler les avantages d'une monnaie unique et ceux d'une totale autonomie budgétaire. Ils sont désormais au pied du mur : une politique budgétaire européenne pilotée dans un cadre politique cohérent, est indispensable.
La crise de la zone euro a en effet mis sous les yeux des gouvernements et des opinions, ce que la théorie économique enseigne sur l'incompatibilité de nature entre une monnaie unique et des politiques budgétaires souveraines. On sait à partir des modèles de Robert Mundell [2] que des pays n'ont avantage à abandonner un système de changes flottants que si la mobilité du travail et du capital est totale entre eux. Il faut en effet comme le rappelait Martin Feldstein [3] que les salaires soient flexibles et la main d'œuvre totalement mobile ; or ces conditions ne sont pas réunies en Europe à la différence des Etats-Unis. Face la récession et à l'augmentation du chômage, en Grèce ou en Espagne, il n'y a pas de transferts de main d'œuvre vers l'Allemagne ou vers les Pays-Bas. Aux Etats-Unis ou en Allemagne depuis la réunification, ce sont les transferts budgétaires qui compensent les écarts de productivité entre zones géographiques.
Est-ce à dire que les Européens devraient revenir à un système de changes flottants ? La réponse est négative car, dans l'ensemble, les échanges intra-communautaires représentant à l'exemple de la France et de l'Allemagne une bonne moitié du total, chacun redouterait des dévaluations compétitives assimilables à la recherche de gains unilatéraux. De même, un système dans lequel un pays pratiquerait une stimulation macro-économique de sa demande au prix d'une dépréciation de sa monnaie, est l'exemple même du système non coopératif dans lequel un pays cherche à exporter son chômage chez les autres. Pour ces raisons, les Européens ont eu raison d'encadrer par des règles s'imposant aux Etats, le caractère discrétionnaire des politiques économiques à partir d'un système de changes structuré.
Les versions successives du SME fondé sur des parités stables mais ajustables, ont constitué en leur temps, un compromis intelligent pour les Etats qui y adhérèrent, dans le sens d'un encadrement minimal de leurs politiques économiques. L'autonomie était limitée par les risques de dévaluation, à l'exemple des expériences françaises menées par les Gouvernements Mauroy entre 1981 et 1983, et l'obligation de fait, de devoir orienter durablement la politique budgétaire dans un sens compatible avec celle de l'Allemagne.
L'adoption d'un régime de monnaie unique suppose l'acceptation d'une perte d'autonomie budgétaire encore plus grande. Or, depuis dix ans, l'indifférence aux conséquences communautaires des politiques budgétaires, semble avoir été le pendant des efforts endurés pour la qualification pour l'euro. Ainsi l'euro a fonctionné comme un bien collectif gratuit. Chacun a pu mener sa politique sans se soucier de ses effets sur ses partenaires. Focalisée sur la perpétuation de son système redistributif, la France a, à la fois, baissé les impôts et accru les dépenses, la réduction de ses déficits étant seulement escomptée du retour de la croissance ; des Etats plus libéraux comme l'Irlande, ont baissé massivement leurs impôts, visant clairement à s'adjuger un avantage unilatéral sur leurs partenaires. Enfin situation extrême, la Grèce a pu s'affranchir de toutes les règles, y compris celle de l'honnêteté, tout en bénéficiant en outre de taux d'intérêt subventionnés par l'euro. Ainsi aucune force de rappel n'a joué en faveur de la cohérence et de la solidarité entre Etats.
La stabilité budgétaire allemande, pierre d'angle d'une gestion européenne des politiques budgétaires
Cette période est révolue. Il est grand temps de prendre politiquement conscience de la nature véritable de l'euro et des choix qu'il exige pour ses membres. La question du pilotage des politiques budgétaires se place au cœur du devenir de l'euro et s'inscrit désormais dans l'alternative suivante. Si les Etats de la zone laissent le système en l'état, ils doivent alors accepter de se conformer à la stratégie budgétaire de l'Allemagne en tant qu'Etat le plus puissant et le plus performant financièrement de la zone. Or, quelle que soit la justesse de la stratégie budgétaire allemande, le risque existe que les gouvernements se retrouvent en porte-à-faux vis-à-vis des droits des représentations nationales auxquelles reviennent in fine la charge d'avaliser plans de rigueur et hausses d'impôts. Par ailleurs, quand surviennent des situations de crise qui produisent des " chocs " de nature différente sur les économies de la zone euro, l'Europe doit disposer du cadre politique permettant des réponses unifiées et d'ampleur à l'exemple de ce que les gouvernements français et américain, soutenus par le FMI, ont engagé en 2008-2009 face à une crise financière sans précédent. Inversement, en dehors des périodes de crise, concevoir un cadre institutionnel européen sans acceptation véritable par ses 16 membres d'une stratégie budgétaire visant la stabilité de la zone euro, se heurtera indéfiniment aux réticences des Allemands qui ne voudront pas prendre le risque de perdre le contrôle de leur politique budgétaire comme le montre leur posture défensive face aux propositions de " gouvernement économique ".
Il s'agit là d'une question essentielle. Les dérives de la gestion de l'euro ont exacerbé les divergences et conduit les Allemands à vouloir reprendre le contrôle de leur politique économique dans un contexte de crainte que l'Europe ne leur impose des plans de stimulation de la demande. Le plan de réduction de dépenses de 80 milliards € annoncé le 7 juin par Angela Merkel est aussi un message destiné à faire savoir que Berlin n'accepterait de politique budgétaire nationale ou communautaire que fondée sur la maitrise des déficits.
Si les partenaires de l'Allemagne souhaitent mettre en œuvre un pilotage budgétaire européen, il ne peut que s'agir d'une stratégie à moyen terme fondée sur la stabilité, clé de voute du modèle allemand d'économie sociale de marché. L'Allemagne ne semble pas disposée à accepter autre chose en matière de " gouvernement économique ".
Le fait que l'Allemagne affirme sa volonté de reprendre en main le leadership économique et monétaire en Europe, que le poids de la réunification (1990-2005) avait dilué, tient beaucoup à l'absence de maitrise européenne des déficits en général, française en particulier. Ces tendances structurelles, partiellement masquées pendant que la réunification pesait sur les comptes publics allemands, se sont accentuées depuis trois ans alors que l'Allemagne visait l'assainissement de ses comptes et que certains de ses partenaires laissaient se dégrader fortement les leurs.
Pour autant, l'Allemagne n'est pas prête à jeter le bébé avec l'eau du bain. Elle n'entend pas, en réaffirmant son autonomie de décision, prendre le risque d'un isolement en Europe. Certes, la fin d'une certaine Allemagne " rhénane ", la conduit à regarder à présent davantage vers l'Est, pour des raisons de sécurité énergétique et vers la Chine pour ses débouchés commerciaux. Mais l'Europe reste un marché essentiel pour ses exportations, ce qui suppose avec des partenaires commerciaux aussi importants, au nom de la culture allemande de la stabilité, un cadre monétaire organisé. Le fait que l'euro soit sous-évalué par rapport à un mark librement flottant n'est pas sans importance dans les échanges avec les pays de l'Union européenne. L'Europe continue donc de revêtir une grande importance pour l'Allemagne. Tout ceci conduit à considérer comme nécessaire une relation active avec la France. Tout bien considéré, l'Allemagne estime conforme à son intérêt le maintien de solutions coopératives avec l'ensemble de ses partenaires européens. Dans cette perspective, un accord avec la France représente un levier nécessaire. La qualité de la relation entre l'Allemagne et la France demeure nécessaire pour permettre les réformes indispensables de la zone euro, notamment si elles comportent des évolutions politiques importantes.
Construction monétaire et construction politique, deux faces de la même monnaie : démocratie et méthode communautaire, clés de leur réussite
La crise vient aussi de montrer les limites d'une construction européenne fondée sur des processus intergouvernementaux et technocratiques, ainsi que la nécessité d'une réactivation de la démocratie et du communautaire au sein de l'Union. Dans bien des domaines, notamment ceux de la régulation financière, la crise a mis en lumière les limites et les risques qu'il y avait à ne se reposer que sur des experts, si professionnels soient-ils. Une prise de conscience a eu lieu chez les principaux dirigeants de l'Union ainsi qu'à la Commission et à la Banque centrale européenne : les mutations de la zone euro ne pourront être réalisées de manière satisfaisante que si la politique et la démocratie y trouvent une place centrale. Le consentement démocratique européen en matière budgétaire redevient donc déterminant dans la restauration d'un euro solide. Il y a un peu de cela dans les doutes qu'expriment parfois les marchés. La mise en place d'une politique budgétaire européenne ne peut se limiter à des arrangements entre gouvernements alors que les engagements financiers mutuels des Etats prennent des proportions sans précédent, sans que la démocratie et la politique soient parties prenantes à la décision. Les sociétés et les gouvernements européens doivent désormais assumer sans faux semblants la logique politique de l'euro et son caractère quasi fédéral. Il n'est pas la résultante d'une addition de politiques nationales.
C'est peut-être le lieu de constater que les " solidarités de fait " initiées par les " Pères Fondateurs " produites par tous les apports de la construction européenne depuis 60 ans, ont atteint un niveau cumulé ayant peut-être abouti à une situation dans laquelle une " déconstruction du système " s'avérerait sinon quasiment impossible, à tout le moins très coûteuse et très complexe, seule la marche en avant politique constituant la solution " gagnante ".
Le risque de défaillance d'un seul pays même " petit ", la Grèce, est une menace systémique pour tous, comme La Fontaine le rappelait dans le Cheval et l'âne, " En ce monde, il se faut secourir,/ si ton voisin vient à mourir,/ c'est sur toi que le fardeau tombe ". La crise n'offrait en réalité d'autre issue que d'affirmer la solidarité de la zone euro à l'égard d'Etats fragilisés par une crise démasquant les situations d'endettement public et privé intenables. . En cas de défaillance, qu'une sortie de l'euro amplifierait au lieu de la réduire, les Etats vertueux ne seraient pas à l'abri des conséquences redoutables d'une crise de style sud-américain, d'une grande violence chez les Etats " exclus " et du terrible effet de dominos qui ne manquerait pas de se produire. Pour les pays " laxistes ", se résoudre à un plan d'austérité même amer, représente en définitive un coût moindre que le risque d'un effondrement du système bancaire national, d'une envolée des taux d'intérêt et de la perte d'accès aux financements externes, auxquels s'ajouteraient les conséquences pour l'Etat, les entreprises et les ménages de constater en " monnaie nationale ", la dépréciation de leurs avoirs et l'accroissement de leurs dettes. Ainsi, laxistes ou vertueux, les Etats de la zone euro ont pu mesurer que les coûts de sortie de la zone euro étaient bien supérieurs à ceux résultant de plans d'austérité pour les uns, des devoirs de solidarité pour les autres et que l'autonomie imaginaire de leurs politiques économiques ne leur fournirait pas la croissance dont ils rêvent. La crise sanctionne ainsi le caractère désastreux des stratégies indifférentes aux autres que l'euro tel qu'il résultait du système conçu initialement, a laissé se développer. Inversement, en mettant à ce point en évidence un degré aussi considérable de dépendances réciproques, la crise a montré que la solidarité entre Etats de la zone euro comportait plus d'avantages qu'une illusoire autonomie nationale, ce que l'opinion allemande ne parvient manifestement pas à comprendre.
Reste à savoir ce que signifierait la construction d'une politique budgétaire européenne, ce qu'on appelle parfois la progression vers un " fédéralisme budgétaire ou fiscal ". La Commission a plaidé en faveur d'un contrôle a priori des budgets des Etats nationaux ; le Président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, s'est montré favorable à ce type d'évolution.
La coordination non, l'intégration oui
Tout cela souligne une prise de conscience bienvenue, mais l'essentiel reste à faire. Deux conditions s'imposent pour engager la zone euro dans cette phase institutionnelle : la réactivation de la méthode communautaire au détriment de la méthode intergouvernementale ; la nécessité de rétablir une convergence franco-allemande sur le fond de la question.
Le Pacte de stabilité et de croissance qui ne repose que sur l'effort solitaire de chacun des Etats, donc dépourvu de mécanisme coordonné, assorti de sanctions restées à l'état de lettre morte, a révélé une inadaptation à la gestion budgétaire de la zone euro. Pour le dépasser, une coordination des politiques économiques ne suffira pas ; il faudrait parvenir à une intégration minimale des politiques budgétaires.
Dans ce domaine, il importe de bien spécifier ce dont on parle. L'intégration des politiques budgétaires doit être distinguée de leur coordination. L'idée de coordination des politiques budgétaires s'inspire d'une conception considérant que, dans une union monétaire à taux de changes fixes ou ajustables, les pays dégageant des excédents courants devraient conduire des politiques stimulant leur demande intérieure tandis que les pays en déficits devraient mener des politiques restrictives, étant entendu qu'en l'absence de coordination ces derniers devraient supporter des politiques beaucoup plus drastiques pour éviter une dévaluation de leur monnaie.
Cette conception a été souvent défendue au cours des années 1980-1990 pour le fonctionnement du SME. Elle présente beaucoup d'inconvénients que les Allemands ont soulignés et combattus, non sans justesse. Elle revient à réhabiliter à l'échelon européen des politiques keynésiennes prises en défaut dans leur cadre national : un système concerté est supposé éviter les dévaluations des monnaies et les ajustements consécutifs qui en neutralisent les effets. A la fin des années 1970, dans le cadre du G7, Helmut Schmidt s'était laissé convaincre de jouer un rôle de locomotive pour enrayer les effets des chocs pétroliers. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l'inflation augmenta et le deutschemark fut fragilisé, sans bénéfice réel pour la croissance et l'emploi.
C'est la raison pour laquelle l'évolution vers laquelle il faut s'engager, n'est pas une coordination des politiques nationales. Outre qu'elle tend à réhabiliter les logiques intergouvernementales, elle ne met pas à l'abri des risques de comportements de passager clandestin, les pays voués à des politiques restrictives s'exonérant de leur part d'effort en profitant de la stimulation émanant des pays vertueux. C'est sur le fondement de la méthode communautaire que doivent être définies et organisées les conditions d'une intégration des politiques budgétaires.
Pour un Trésor européen et des normes communautaires de déficits des Etats
Il faut bien sûr développer, autant que faire se peut, une politique budgétaire communautaire qui ne représente que 1% du PIB de l'Union. Mais, dans la mesure où les Etats ne sont pas prêts à ce jour, à créer un Etat fédéral tel qu'il existe aux Etats-Unis ou en Allemagne, l'objectif doit être de placer les politiques nationales dans un cadre budgétaire " européen " commun et contraignant.
La mise en place d'une " intégration " minimale des politiques budgétaires consiste à reprendre les deux sujets clés traités avec négligence par le Pacte de stabilité et de croissance, à savoir l'endettement des Etats et la gestion de leurs déficits publics.
S'agissant de l'endettement des Etats de la zone euro, à partir du moment où la crise a montré qu'il existait un risque systémique de défaillance d'un seul et donc que les Etats de la zone euro, contrairement à ce que disent les Traités, sont collectivement garants de la dette souveraine émise par chacun d'entre eux, il faut en tirer les conclusions.
A moyen terme, l'objectif devrait être de faire disparaître les dettes nationales au profit d'une dette publique européenne. Certains comme Guy Verhofstadt ont estimé qu'on pouvait commencer par émettre au niveau communautaire, la dette publique correspondant à 3% du PIB de chacun des Etats. Dans ce dispositif, devrait être créé un Trésor européen, sous la forme d'une Agence chargée d'émettre la dette des pays participants au mécanisme. Cette Agence serait confiée à un Secrétaire européen au Trésor sur le même modèle que celui établi en matière de politique extérieure pour Catherine Ashton. Ce Secrétaire au Trésor aurait pour fonction d'être le superviseur européen de tous les ministres du Budget de la zone euro.
Cette Agence européenne serait chargée de traiter les programmes d'émission de dettes de chacun des Etats membres de la zone euro. Les droits de vote seraient calculés selon les mêmes règles que celles prévalant pour le capital de la Banque centrale européenne. Afin d'éviter toute dérive " technocratique ", les propositions de l'Agence européenne seraient présentées par son Secrétaire au Parlement qui aurait ainsi le pouvoir de peser sur la politique budgétaire communautaire et de chacun des Etats. Le fonds européen de stabilisation qui vient d'être créé en réponse à la crise peut être l'embryon d'une évolution vers une Agence européenne de la dette des Etas membres de la zone euro.
La mise en route d'un instrument visant l'endettement public des Etats exercerait nécessairement des effets sur les politiques nationales par leur encadrement de fait. Le véritable cœur du problème se situe donc en amont des endettements publics, au niveau de la définition des politiques budgétaires nationales.
Dans une perspective de construction politique à moyen terme, serait transférée au niveau européen communautaire, la responsabilité du calage du taux de déficit public de chacun des Etats membres, en proportion du PIB au sens du Traité de Maastricht, ce qui ne se limite donc pas au seul déficit budgétaire. Ce solde serait défini en amont au niveau communautaire avant l'intervention des procédures parlementaires nationales et il reviendrait au Secrétaire au Trésor, de suivre la compatibilité de l'exécution des politiques nationales avec les normes définies au niveau communautaire.
La procédure donnerait lieu à un vote du Parlement européen liant les Etats. Les déficits publics inférieurs à 3% du PIB seraient adoptés de plein droit, ceux situés au dessus devraient faire l'objet d'un vote explicite de la part du Parlement européen. Les Parlements et les gouvernements nationaux auraient la faculté de définir librement ensuite dépenses et recettes mais dans le respect des normes de déficit arrêté par la procédure communautaire.
Ces évolutions supposent probablement des étapes dans un processus à moyen terme, ce qui nécessite une impulsion politique que seules l'Allemagne et la France ont les moyens de donner malgré leurs divergences actuelles.
La convergence franco-allemande, force de frappe politique de l'Europe
L'Allemagne et la France exercent un rôle moteur de fait, dans la zone euro et dans l'ensemble de l'Union européenne. Les deux économies représentent 33% de l'économie européenne et 45% de celle de la zone euro. Ensemble la France et l'Allemagne détiennent 49 % du capital de la Banque centrale européenne. A ce titre, elles vont supporter près de la moitié des 80 milliards € d'aide à la Grèce et de la garantie de 440 milliards apportée au fonds européen constitué pour sécuriser la zone euro.
Les deux pays disposent des instruments politiques permettant de prendre l'initiative. De fait l'Union européenne fonctionne autour de trois cercles concentriques : l'Europe des 27, la zone euro des 16 et le couple franco-allemand dont le caractère spécifique a été institutionnalisé par le Traite de l'Elysée de 1963. Les moyens du couple franco-allemand ont encore été renforcés en 2003 avec le renouvellement et l'élargissement du texte fondateur signé 40 ans auparavant par le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer. Malgré les divergences entre les deux pays, les instruments de travail en commun (Conseil des Ministres franco-allemand, Présence du ministre allemand au Conseil des ministres français, présence du ministre français de l'économie au Conseil des ministres allemand, etc.) ont continué à s'accroitre et à se renforcer. En février 2010, à l'occasion du Conseil des Ministres qui réunissait l'ensemble des deux gouvernements à Paris, leurs dirigeants ont poursuivi l'élargissement des domaines et des procédures de travail en commun.
Il est clair que si la France et l'Allemagne peinent à s'accorder sur un diapason commun c'est parce qu'elles sont dans des positions symétriquement inversées : l'exécutif français est fort, l'exécutif allemand est fragile ; l'économie allemande est forte, l'économie française est fragile. Mais le contexte général de sortie de crise et le ralliement français récent à une stratégie de redressement des comptes publics et sociaux, pourraient constituer l'amorce d'une nouvelle phase créant les conditions d'une plus grande convergence économique et politique.
Dans la mesure où nous entrons dans une phase de sortie de crise puisque, peu ou prou, les gouvernements européens sont engagés dans des plans convergents et vigoureux de rééquilibrage budgétaire, les divergences entre Paris et Berlin devraient s'atténuer et permettre un entrainement de l'ensemble de la zone euro.
L'opportunité de la sortie de crise
La situation de sortie de crise constitue un élément essentiel de la nouvelle donne qui semble se dessiner. En matière d'endettement public, la limite financièrement supportable est en voie d'être atteinte. Les travaux de Rogoff et Reinhart [4], ont montré qu'au delà de 90% de dette publique sur PIB, la réduction des déficits devient plus complexe à opérer en raison d'effets dépressifs plus marqués sur la croissance. Dans le prolongement de cette analyse, le doute a fini par s'installer sur les marchés mais aussi chez les décideurs de politique économique sur le véritable degré d'efficacité des plans massifs de relance adoptés au plus fort de la crise. Un accroissement aussi considérable de l'endettement public avec dans l'ensemble de la zone euro des taux d'endettement de 90 à 100% en moyenne ampute les effets stimulants attendus. Le sentiment que la nouvelle situation risquait de placer les Etats, notamment les plus fragiles, dans une situation irréversible a fait ressentir la nécessité de ne plus différer l'élaboration de plans à moyen terme de rééquilibrage des comptes publics.
Il faut néanmoins souligner que les plans de rigueur sont demeurés modérés (0,4% de PIB en Allemagne) et n'exerceront leurs effets que progressivement. Ils interviennent dans le cadre d'une politique monétaire européenne très souple (taux directeur de la BCE à 0,25%), la Banque centrale adressant des signaux rassurants aux marchés en matière de liquidité avec l'acceptation des dettes des Etats en contrepartie de ses interventions. Le policy mix en Europe est ainsi orienté dans un sens favorable aux politiques d'assainissement des comptes publics. Il se combine en outre, avec une dépréciation de plus de 20% de l'euro par rapport au dollar qui stimule ainsi les exportations européennes vers les zones à croissance dynamique. Dans ces conditions, les craintes avancées par les plus keynésiens des analystes peuvent au moins être partiellement dissipées. L'Allemagne est évidemment un excellent exemple de cette sortie vertueuse de la crise : son plan de rigueur a bénéficié d'une appréciation positive de la part des marchés qui ont réduit le taux d'intérêt sur le Bund à 10 ans à 2,5%, en raison du dynamisme retrouvé de ses exportations et de la baisse non négligeable du taux de chômage (7,7%).
La réorientation de la politique française vers la réduction de ses déficits
Même si la France cherche à ménager son opinion publique, les tensions entre les deux gouvernements se sont traduites par un accroissement de la différence des conditions d'emprunts entre l'Etat français et l'Etat allemand (écart ou " spread " monté jusqu'à 0,5 point de taux de différence entre les emprunts d'Etat français à 10 ans et ceux de l'Etat allemand, France 3%, Allemagne, 2,50%), et ont renforcé la nécessité de crédibiliser le redressement des comptes publics. Au cours des dernières semaines, le gouvernement français a accru les initiatives dans le sens d'une convergence plus marquée avec l'Allemagne, et a mis fin à la politique accommodante conduite depuis 2007. Le Premier ministre a ainsi annoncé un plan de réduction de l'ensemble des dépenses publiques de 45 milliards € afin de conforter le retour du déficit public à 3% du PIB à l'horizon 2013. S'ajoute à cela, une gestion jusqu'à présent réussie de la réforme des retraites dont l'âge légal et les durées de cotisations seraient allongés, ce qui vient utilement fortifier les signaux en matière de maîtrise des réformes structurelles en France. La convergence des économies devrait bénéficier aussi des effets d'entrainement de l'Allemagne sur la France, en raison de l'importance des échanges intra-branches entre les deux pays.
La convergence d'activité et de stratégies économiques entre la France et l'Allemagne devrait contribuer, du coup, à stabiliser la position d'Angela Merkel dans la gestion de la coalition qu'elle dirige, en réduisant son besoin " tactique " d'opposition à ses partenaires européens. Si cette évolution se confirmait, il est certain qu'un projet commun de " gouvernement économique " serait plus facilement recevable pour l'Allemagne et plus crédible aux yeux de ses partenaires lesquels semblent mûrs pour une évolution vers la construction d'un cadre européen de gestion des politiques budgétaires.
De la crise bancaire à celle de l'euro, la construction européenne est redevenue un enjeu de civilisation pour les générations du XXIème siècle
Les conditions existent peut-être pour engager des évolutions politiques en Europe qui se seraient heurtées en d'autres temps à des oppositions insurmontables. La crise que l'Europe traverse a porté un coup très rude aux égoïsmes nationaux dont les opinions ont compris qu'ils menaient à la faillite financière et à la dislocation des sociétés. Elle a fait donc œuvre de pédagogie salutaire à bien des égards. Sonnant le glas des logiques intergouvernementales, elle a renforcé le bien-fondé des méthodes communautaires.
Pour tirer pleinement parti de ces enseignements, deux conditions essentielles sont nécessaires. Une démocratie communautaire véritable est indispensable tant les bienfaits de la construction européenne ont trop souvent été masqués par le dessaisissement des représentations nationales. Le Parlement européen et les Parlements nationaux doivent devenir des acteurs à part entière de la construction budgétaire de l'Europe. Le consentement budgétaire est un des fondements les plus importants d'une démocratie libérale.
Mais des mutations aussi essentielles ne pourront voir le jour que si le couple franco-allemand retrouve son dynamisme, tant les deux pays sont liés l'un à l'autre et tous les deux à l'Europe. L'ancien Chancelier Kiesinger considérait qu'il y avait un risque pour la stabilité de l'Europe que l'Allemagne soit trop faible ou trop forte. L'Union européenne lui a fourni un cadre inégalable pour retrouver sa prospérité et devenir un Etat " normal ". Qu'il s'agisse de sa division comme enjeu idéologique ou de sa réunification, l'Union européenne lui a apporté chaque fois les moyens d'assumer sa nouvelle situation sans crise politique intérieure et sans instabilité internationale. L'Allemagne a somme toute bénéficié de l'appui constant de la France dans chacune de ces situations sensibles.
Inversement, la France, dont la division de son voisin et son statut de puissance nucléaire survalorisait son statut politique, se retrouve interpelée, dans un monde qui prend son modèle social à contrepied et lui impose une nouvelle stratégie économique. La démonstration par l'Allemagne que la réussite économique est compatible avec une protection sociale élevée peut contribuer à convaincre les Français que la mondialisation n'est pas synonyme de reculs sociaux. L'Europe est l'atout indispensable pour y parvenir.
Les générations qui exercent le pouvoir politique ou les responsabilités économiques étaient peut-être en train d'oublier les leçons de l'Histoire alors que s'effaçaient progressivement celles qui avaient porté la construction européenne dans le souvenir des drames du XXème siècle. Ceux qui à la suite de Gordon Brown pensaient qu'entre le monde et les nations, il n'y avait rien, que l'Europe et le couple franco-allemand étaient devenus au XXIème siècle d'encombrantes reliques, auront été ramenés à la réalité par les claques de la " main invisible ". Peut-être que la crise, par un mouvement dialectique dont elle avait le secret, aura permis que les descendants de Hegel et de Descartes finissent par voir le monde de la même manière et qu'ils soient en mesure de porter à la face du monde toute la valeur du modèle européen de civilisation et de développement.
[1] Le Monde, 2 juin 2010
[2] The Monetary Dynamics of international Adjustment under Fixed and Flexible Rates in International Economics, Macmillan, New-York, 1968
[3] Le Cercle des Echos, 1er juin 2010
[4] Carmen M. Reinhart, Kenneth S. Rogoff, This Time is different, Princeton, 2009
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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