Union économique et monétaire
Jean-François Jamet
-
Versions disponibles :
FR
Jean-François Jamet
2. Les obstacles à la constitution du gouvernement économique européen
Il n'est en effet pas question de nier qu'il existe des obstacles à la constitution d'un gouvernement économique européen. Ces obstacles naissent de divergences économiques et politiques ainsi que de problèmes de nature institutionnelle. Néanmoins ces obstacles sont aussi le plus souvent des obstacles au bon fonctionnement du marché intérieur, à la croissance européenne, à la crédibilité de l'euro. Ils soulignent la nécessité d'un processus de convergence renouvelé qui peut être l'un des objectifs de la mise en place d'un gouvernement économique commun.
2.1. Asymétries : les déséquilibres internes de la zone euro
L'analyse économique considère en général que la zone euro n'est pas une zone monétaire optimale dans la mesure où les mouvements de travailleurs y sont assez faibles, l'intégration politique peu poussée, le budget communautaire réduit, ce qui ne permet pas de lisser les chocs dits " asymétriques " (c'est-à-dire les chocs qui touchent différemment les Etats membres). La conclusion à en tirer est ambiguë : une telle situation peut conduire à juger qu'il est nécessaire de continuer à disposer de mécanismes d'ajustements nationaux autonomes capables de prendre en compte les effets asymétriques des chocs, ou à considérer qu'il faut au contraire renforcer l'intégration politique en vue de permettre des formes de redistribution/réallocation et de prendre en compte les risques systémiques qui peuvent naître de chocs au départ asymétriques, de façon à se rapprocher d'une situation de zone monétaire optimale.
La question de savoir si les divergences économiques existantes doivent être un argument en faveur ou en défaveur de la mise en œuvre d'un gouvernement économique est donc difficile à trancher sur un plan théorique. On sait néanmoins que la mise en commun d'instruments de politiques économiques suppose pour être efficace d'enclencher et de réussir un processus de convergence, comme ce fut le cas pour l'Union économique et monétaire au travers des critères de convergence de Maastricht.
Mais les divergences économiques constituent de facto un obstacle à la mise en place d'un gouvernement économique car elles génèrent périodiquement des tensions économiques et politiques entre les Etats membres.
2.1.1. Du rattrapage à la crise des finances publiques : le piège de la dette
Les critères du Pacte de stabilité et de croissance n'ont pas permis de réduire les asymétries les plus importantes en matière de finances publiques, certains pays comme la Grèce ou l'Italie ne parvenant pas à réduire significativement leur dette publique. La crise a ajouté, à la liste des pays exposés à une crise des finances publiques, quelques Etats qui semblaient pourtant avoir été "vertueux" auparavant. Au contraire, d'autres pays qui n'ont pas toujours respecté les critères du Pacte (la France ou l'Allemagne notamment), apparaissent comme plus solides. Comment expliquer ce phénomène ?
L'observation de l'histoire économique des dernières décennies permet de discerner un trait commun à ces pays confrontés à des difficultés de finances publiques. Ils ont pour la plupart connu des processus de rattrapage rapide qui leur ont permis d'augmenter les dépenses en vue de créer un Etat providence ou de baisser les impôts. Ils ont ensuite été confrontés à une chute de leur croissance mais, en raison de la brutalité de cette chute ou de l'incapacité de la classe politique à proposer et faire accepter les ajustements nécessaires (baisse des dépenses et/ou augmentation des impôts).
Dans le contexte de la crise actuelle, c'est la brutalité du choc qui explique la détérioration extrêmement rapide de la situation des finances publiques en Irlande et en Espagne. L'Irlande possédait ainsi un budget en équilibre en 2007 et avait connu une croissance très rapide (5% en moyenne annuelle entre 2001 et 2007). Mais la crise a engendré une récession particulièrement prononcée (le PIB irlandais a reculé de 3% en 2008 et de 7,5% en 2009) avec un effet mécanique lié à la baisse des recettes fiscales (et ce malgré une politique de rigueur – et non de relance –) : le déficit public a atteint 7,2% en 2008 puis 12,5% en 2009. La dette publique devrait passer de 25% en 2007 à 83% en 2010. En Espagne, la même situation s'est produite ; elle possédait un budget en excédent en 2007 et avait connu une croissance forte (3,4% en moyenne annuelle entre 2001 et 2007). Mais la récession et le plan de relance mis en place par le gouvernement ont fait exploser le déficit public, qui a atteint 4,1% en 2008 puis 11,2% en 2009. La dette publique espagnole devrait progresser de 36% en 2007 à 74% en 2011.
L'histoire des dettes publiques grecque et italienne est un peu différente : le même mécanisme est à l'œuvre mais étalé sur une durée plus longue.
L'Italie, confrontée à une forte demande sociale à la fin des années 1960, a développé l'Etat providence au moment même où sa croissance structurelle ralentissait [1]. Les hommes politiques de l'époque ont d'abord pensé que ce ralentissement n'était que conjoncturel (alors que le rythme de croissance italien est passé de plus de 5% en moyenne dans les années 1960 à 2% dans les années 1980, 1,6% dans les années 1990 et -0,2% depuis 2001). De 1972 à 1994, le déficit public annuel a été supérieur à 9% du PIB sans discontinuer, faisant exploser la dette publique, passée d'environ 50% à 122% du PIB. Depuis la crise de 1992-1993, la politique économique italienne se résume donc essentiellement à un difficile effort de réduction de cette dette. Et cet effort n'est pas fini : la dette publique italienne atteint 115% de son PIB.
L'histoire de la Grèce est comparable. Sa dette publique est passée de 26,5% à son entrée dans l'Union européenne en 1981 à 98% en 1993 en raison d'une forte augmentation des dépenses publiques dans un contexte de croissance faible. L'accélération de sa croissance dans les années 1990 et 2000 aurait du permettre de faire baisser le niveau de la dette publique mais les gouvernements successifs n'ont pas voulu ou su mener cet effort : ils ont poursuivi la fuite en avant, allant jusqu'à maquiller les comptes publics. La Grèce était ainsi très fragile à une récession et la crise a précipité le mouvement : la dette publique grecque devrait atteindre 125% du PIB à la fin 2010.
La crise des finances publiques en Europe suscite de nombreuses tensions économiques (le risque de défaut de la Grèce est réel quoique évitable) et politique (les avis divergent sur les solutions à y apporter). Dès lors, quelles leçons tirer de ce piège de la dette qui s'est refermé, plus ou moins brutalement, sur plusieurs pays européens ? Elles sont de deux ordres :
- le piège de la dette menace d'un côté les pays en surchauffe, exposés à un retournement brutal de leur conjoncture, notamment ceux qui ont connu une expansion rapide du crédit comme cela a été le cas en Espagne et en Irlande. La gestion des finances publiques de ces pays doit donc être soumise à des simulations de chocs et le rôle de la politique budgétaire doit y être plus contracyclique : le but est à la fois de calmer la surchauffe en période de forte croissance et de s'assurer des marges de manœuvre pour les périodes de crise.
- le piège de la dette se referme sur les pays qui se montrent incapables de mener les ajustements en raison du jeu politique interne. Dans ce contexte, une supervision extérieure est nécessaire pour produire les avertissements et les incitations nécessaires à un ajustement suffisamment précoce.
Dans les deux cas, la supervision macroéconomique et la gestion des dettes publiques doit être améliorée et ce doit être l'une des responsabilités d'un gouvernement économique européen. Ici, il s'agit de protéger les Etats membres eux-mêmes contre une myopie dangereuse. Il s'agit de prévenir une crise systémique des finances publiques européennes que peut susciter la contagion d'un Etat membre à l'autre des crises de finances publiques au travers de la défiance des marchés financiers et de la hausse des taux d'intérêt.
En ce qui concerne le traitement des crises de la dette une fois qu'elles se produisent, il faut créer des mécanismes de sortie de crise crédible, c'est-à-dire un dispositif d'aide conditionnelle, reposant sur la combinaison d'un allègement des taux d'intérêt à payer sur la dette et d'un effort d'ajustement des finances publiques (baisse des dépenses et augmentation des impôts). Les ajustements structurels pratiqués dans le passé pour assainir la situation de pays connaissant une crise des finances publiques montrent, néanmoins, que pour réussir sans mettre un pays à genoux, ils doivent s'accompagner de mesures destinées à prévenir un effondrement de l'investissement dans le pays. En effet, un effondrement de l'investissement se traduit par une chute de la croissance qui rend plus difficile encore l'ajustement. Une aide extérieure en vue de soutenir l'investissement local et la sanctuarisation des dépenses d'investissement de l'Etat peut s'avérer très utile dans ce contexte. Là encore, un gouvernement économique peut jouer en rôle en organisant l'aide et la supervision extérieure.
2.1.2. La divergence des coûts unitaires du travail : productivité et salaires
De nombreux observateurs ont souligné qu'au-delà de la crise des finances publiques de certains Etats, la zone euro souffrait d'une divergence des coûts unitaires du travail entre les Etats membres. Le coût unitaire du travail mesure le rapport entre les salaires et la productivité dans cette économie. Lorsque les salaires progressent plus vite que la productivité, le coût unitaire du travail augmente.
Or, le fait que ces pays disposent de la même monnaie signifie que des évolutions divergentes de leurs coûts unitaires se traduit par une évolution divergente de leur taux de change effectif et donc de leur compétitivité, avec des conséquences dommageables en termes d'emploi en raison de la faible mobilité du travail dans la zone euro : autrement dit, la fin des monnaies nationales a fait disparaître la possibilité de compenser une hausse relative des coûts unitaires du travail par la dépréciation de la monnaie nationale. Des différentiels de compétitivité et d'inflation importants peuvent alors se créer, suscitant des tensions au sein de la zone euro pour deux raisons :
- les pays perdant de leur compétitivité voient leur balance commerciale se détériorer, parfois dans des proportions qui peuvent devenir inquiétantes.
- les pays dont le coût unitaire du travail croit moins rapidement que celui de leurs partenaires ne peuvent pas bénéficier des avantages d'une politique monétaire plus accommodante (car les coûts unitaires progressent plus rapidement dans d'autres pays, créant de l'inflation que la politique monétaire doit prendre en compte).
Cette situation génère des tensions politiques entre les premiers (qui accusent les seconds de leur prendre des parts de marché par une logique déflationniste, de pratiquer une forme de dumping) et les seconds (qui accusent les premiers de ne pas réaliser les efforts nécessaires à l'accroissement de la compétitivité de l'ensemble de la zone). Le raisonnement implicite est que pour atteindre un objectif d'inflation de 2% (objectif de la BCE), la progression des salaires nominaux doit être égale à 2%, plus la croissance de la productivité dans cette économie. Entre 1999 et 2007, la productivité a cru de 1,1% dans la zone euro. Pour atteindre l'objectif d'une inflation de 2%, la croissance des salaires dans la zone euro aurait donc du être de 3,1%. Dans les faits, elle a été de 2,6% [2]. L'évolution des salaires dans la zone euro ne s'est donc pas opposée à la réalisation de l'objectif d'inflation de la BCE, qui a été atteint au cours de cette période. Mais cette situation a priori positive au sein de la zone euro (une modération salariale raisonnable), masque une très grande diversité de situation d'un Etat membre à l'autre.
Certains pays ont vu en effet leur coût unitaire du travail progresser rapidement entre 1999 et 2007. C'est le cas notamment de :
- l'Irlande (où les salaires corrigés de l'objectif d'inflation de 2% ont progressé de 3,72% en moyenne annuelle contre une croissance de la productivité de 2,53%) ;
- le Portugal (où les salaires corrigés de l'objectif d'inflation de 2% ont progressé de 1,73% en moyenne annuelle contre une croissance de la productivité de 0,91%) ;
- la Grèce (où les salaires corrigés de l'objectif d'inflation de 2% ont progressé de 4,06% en moyenne annuelle contre une croissance de la productivité de 3,28%) ;
- l'Espagne (où les salaires corrigés de l'objectif d'inflation de 2% ont progressé de 0,97% en moyenne annuelle contre une croissance de la productivité de 0,44 %) ;
- l'Italie (où les salaires corrigés de l'objectif d'inflation de 2% ont progressé de 0,83% en moyenne annuelle contre une croissance de la productivité de 0,45%) ;
Seuls quelques pays ont vu leurs coûts du travail diminuer relativement à ceux de la zone euro :
- l'Allemagne (où les salaires corrigés de l'objectif d'inflation de 2% ont diminué de 0,11% en moyenne annuelle contre une croissance de la productivité de 1,57%) ;
- l'Autriche (où les salaires corrigés de l'objectif d'inflation de 2% ont augmenté de 0,04% en moyenne annuelle contre une croissance de la productivité de 1,45%) ;
- la Finlande (où les salaires corrigés de l'objectif d'inflation de 2% ont augmenté de 1,13% en moyenne annuelle contre une croissance de la productivité de 1,98%) ;
- la Belgique (où les salaires corrigés de l'objectif d'inflation de 2% ont augmenté de 0,04% en moyenne annuelle contre une croissance de la productivité de 1,45%) ;
Sans surprise, ce sont les pays dont les coûts du travail ont augmenté relativement à ceux de la zone euro qui ont vu leur balance commerciale se détériorer. Ce lien de causalité entre évolution des coûts du travail et compétitivité a été critiqué par certains économistes. Ils remarquent que les coûts unitaires du travail sont biaisés dans les pays du sud de la zone euro où le travail non déclaré est répandu, influençant l'évolution des chiffres des coûts unitaires du travail en raison des politiques de lutte contre le travail au noir qui conduisent à augmenter le nombre des emplois déclarés [3]. Ceci doit conduire à un minimum de prudence. Il n'en reste pas moins que les pays ayant connu une augmentation des coûts unitaires du travail sont les mêmes qui ont vu leur balance des paiements courants se dégrader (voir 2.1.3).
Il est néanmoins possible de chercher à interpréter les restrictions sur les salaires dans un pays comme l'Allemagne. Celles-ci s'inscrivent dans une stratégie nationale de restauration de la compétitivité de l'économie par une maîtrise des coûts du travail. Cela vient sans doute du rôle important des syndicats du secteur exposé à la concurrence internationale (notamment de la métallurgie), qui dominent le processus de négociation en Allemagne. Ces syndicats cherchent à maximiser l'emploi en réduisant le coût unitaire du travail relativement aux principaux partenaires commerciaux de l'Allemagne. Inversement, dans les pays où les syndicats du secteur non exposé à la concurrence internationale, en particulier le secteur public, dominent le processus de négociation, les syndicats visent en priorité à pousser les revenus en maximisant les salaires du secteur protégé, entraînant avec eux les demandes de salaire du secteur non protégé (notamment par le biais de l'impact inflationniste des hausses de salaires dans le secteur protégé). Les chiffres disponibles pour la zone euro [4] montrent que les coûts unitaires du travail ont plus augmenté dans les secteurs non-exposés (construction et services) que dans les sceteurs exposés (industrie, transport, communications). Cette divergence entre ces deux types de secteurs a augmenté plus fortement dans les pays du sud de la zone euro et en France que dans les autres Etats membres.
Dans ce contexte, la question de la politique salariale devrait pouvoir être débattue au niveau européen plus qu'elle ne l'est actuellement en vue de faire en sorte que les procédures de négociation nationale et locale prennent en compte les exigences de compétitivité, tout en ne tombant pas dans l'excès inverse consistant à promouvoir les exportations par une évolution des salaires systématiquement inférieure à celle de la productivité, au risque de rendre la consommation atone et de mettre ainsi en difficulté doublement les partenaires commerciaux au sein de la zone euro.
2.1.3. La divergence des demandes intérieures et des balances des paiements courants
Depuis la fin des années 1990, on observe la création de déséquilibres macroéconomiques importants au sein de la zone euro, qui se manifestent par des déséquilibres dans les balances des paiements et des modifications profondes de la structure économique de certains Etats membres. En particulier, l'Allemagne est passée d'une situation de déficit à la fin des années 1990 à un fort excédent au cours de la 2e moitié des années 2000. Le mouvement inverse a été suivi par la France, passée d'un excédent à un déficit. Simultanément, tandis que la part des exportations dans le PIB reste relativement stable en France (25,7% en 1997, 26,1% en 2008), elle a explosé en Allemagne où elle est passée de 27,5% en 1997 à 47,2% en 2008 [5]. Plus généralement, plusieurs pays ont vu leur déficit extérieur s'accentuer (Espagne, Irlande, Italie, Portugal) avant même la crise, tandis que certains pays restent structurellement en excédent (Pays-Bas, Belgique, Autriche). L'accentuation des divergences en matière de balance courante est dommageable dans la mesure où elle est associée à des politiques économiques divergentes (priorité à la consommation contre priorité à l'exportation) et souvent insuffisamment efficaces (en raison de la faiblesse de l'investissement productif qui caractérise la zone euro) qui minent la cohésion politique de la zone euro et où les déficits très importants accumulés par certains pays accroissent leur vulnérabilité, sans qu'il dispose de l'instrument d'un ajustement rapide (la dévaluation). Dés lors, quels sont les sources de divergences observées ?
Il est possible d'établir un parallèle entre l'évolution divergente des coûts unitaires du travail des Etats membres de la zone euro, et la divergence des demandes intérieures et des balances des paiements courants des Etats membres. Cela n'est pas surprenant à court terme pour deux raisons:
- l'évolution des salaires conditionne celle de la consommation tandis que le niveau de l'investissement et de l'emploi met plus de temps à s'ajuster.
- l'augmentation des coûts unitaires du travail se fait au détriment de la balance commerciale : les exportations sont ralenties (notamment si les principaux partenaires commerciaux partageant la même monnaie n'ont pas vu leur coûts unitaires du travail augmenter dans la même proportion) tandis que les importations augmentent plus vite.
A long terme néanmoins, une telle situation n'est pas soutenable. L'emploi s'ajuste à la baisse (Espagne, Irlande) et un déséquilibre trop important de la balance des paiements courants contraint l'Etat à un ajustement pénible (en dernier ressort sous la forme d'une crise liée à la méfiance des créanciers extérieurs).
Néanmoins, les déséquilibres macroéconomiques observés en Europe ne tiennent pas qu'aux seuls coûts unitaires du travail. Certains pays ont été confrontés à l'effet pervers de leur entrée dans la zone euro. Le mécanisme peut être décrit ainsi : l'entrée dans la zone euro a offert à plusieurs pays une baisse des taux d'intérêt (en raison d'un risque de change plus faible et de la disparition de la crainte de dévaluation, notamment dans les pays du Sud) et un afflux de capitaux extérieurs. La baisse des taux s'est accompagnée d'une hausse de la valeur des obligations existantes, générant un effet de richesse positif, ainsi que d'une augmentation du prix des actifs (notamment immobiliers). La baisse des taux d'intérêt a alimenté un boom du crédit, entraînant une inflation supérieure au reste de la zone euro et ainsi une baisse des taux d'intérêt réels. Il en a résulté une forte progression de la demande intérieure dans des pays comme l'Espagne, la Grèce ou l'Irlande, ainsi qu'un déséquilibre de la balance des paiements courants. Ces pays ont été confrontés à une bulle, qui a explosé avec la crise, et ils sont désormais fragilisés par leur dépendance externe.
En l'absence d'une réaction contracyclique plus précoce, et d'outils d'ajustement à court terme (impossibilité de dévaluer du fait de l'appartenance à la zone euro), les pays confrontés à de forts déséquilibres internes devront conduire un effort de déflation difficile : la bulle doit en effet se dégonfler, ce qui suppose une baisse de la demande intérieure qui peut se traduire par l'augmentation du chômage (déjà forte en Espagne et en Irlande), un ajustement brutal des finances publiques (en Irlande et en Grèce) ou une baisse des salaires (dans la fonction publique comme en Irlande). Cet ajustement sera soit brutal et court, soit prolongé, selon les initiatives que prendront les gouvernements de ces pays et leur acceptation par la population locale. Mais ils seront douloureux. Là encore, le rôle d'un gouvernement européen doit être d'éviter que l'investissement en soit une victime collatérale, de façon à éviter une stagnation prolongée. Par ailleurs, il est essentiel que les pays en excédent dans la zone euro prennent le relais en termes de demande (sans les excès des années passées) des pays dont les déficits extérieurs ont tiré la demande (et les exportations des pays en excédent) dans le passé. Mais un tel changement suppose la prise de conscience des interdépendances existant au sein de la zone euro.
2.2. Des désaccords à la défiance : les divergences politiques entre Etats membres
Un accord entre Etats membres sur la création d'un gouvernement économique commun semble logiquement nécessiter une convergence de vues en matière de politique économique. Or cette convergence de vues semble faire défaut sur certains sujets en Europe. Dès lors, l'idée d'un gouvernement économique plus autonome (donc de nature moins intergouvernementale) peut faire peur dans la mesure où certains Etats craignent d'être mis en minorité dans un tel contexte sur des sujets qui leurs paraissent fondamentaux.
On connaît l'attachement de l'Allemagne à la stabilité monétaire qui a conduit à l'indépendance de la BCE et à la priorité donnée à l'objectif d'inflation. L'approche est différente en France où l'on considère plus volontiers que l'objectif de maîtrise de l'inflation doit être équilibré par l'objectif de croissance et d'emploi. Cependant, cette divergence n'est pas insurmontable : le principal objectif de la BCE est de limiter l'inflation, mais cela n'exclut pas de poursuivre un objectif d'activité et d'emploi. La BCE applique de facto une règle de Taylor, c'est-à-dire que sa politique vise à la fois à contenir l'inflation et à stabiliser l'activité. En revanche, elle ne s'est jamais vue fixer d'objectifs dans ce domaine par le conseil.
D'autres divergences existent : entre la France et l'Allemagne sur l'orientation à donner aux politiques de soutien à l'activité (priorité aux exportations, modération salariale et fiscalité réorientée au détriment de la consommation en Allemagne ; priorité à la consommation, à l'augmentation du pouvoir d'achat des ménages en France) [6] ; entre l'Allemagne et d'autres Etats (dont la France) sur la solidarité à témoigner à un Etat connaissant une grave crise de ses finances publiques comme la Grèce (position plus " dure " de l'Allemagne craignant le risque d'aléa moral ; mise en avant de la nécessité de trouver des solutions européennes internes et de prendre en compte le risque systémique dans le cas de la France).
Il existe un certain nombre de différences historiques dans les formes de capitalisme [7] et la nature des relations économiques (le degré de confiance notamment [8]) dans les Etats membres, ainsi que des préjugés réciproques.
La conception du rôle de l'Etat et des services publics varient considérablement entre Etats membres : dans certains cas, la crainte est celle d'un démantèlement de l'Etat providence (en France ou en Grèce), dans d'autres, elle réside dans la crainte de la reconstitution d'un Etat interventionniste au niveau européen (Royaume-Uni ou République tchèque par exemple).
Ces divergences ont pour conséquence d'alimenter une certaine défiance, entre citoyens, entre Etats membres et même dans les relations interinstitutionnelles. Elles peuvent en outre être contreproductives compte tenu des incompréhensions et des incohérences qu'elles créent. Il convient néanmoins de noter que ces préférences divergentes rendent plus nécessaire encore un travail de convergence politique : l'enjeu est de créer un cadre permettant de dépasser la seule expression des intérêts nationaux et de prendre en compte les interdépendances réciproques.
2.3. Des verrous institutionnels ?
La mise en place d'un gouvernement économique européen pose des difficultés institutionnelles. Tout d'abord, les chevauchements existants dans les pouvoirs dévolus aux différentes institutions communautaires rendent difficile une simplification. Cette réforme se heurterait nécessairement aux modes de décision prévus par les traités existants et aux réticences des institutions craignant de perdre de l'influence. S'il n'est pas possible sans changer les traités de modifier les pouvoirs respectifs et les chevauchements, il est possible de clarifier les rôles de chacun dans les cas de chevauchement et de déterminer quelle institution doit détenir le leadership sur un sujet donné.
Un deuxième type de "verrou" possible a été identifié à l'occasion de la crise grecque. L'article 125 du Traité de Lisbonne interdit que l'Union ou un Etat membre prenne à sa charge les créances d'un autre Etat membre : c'est le principe de non-coresponsabilité de la dette. Il ne faut pas néanmoins surestimer ce verrou qui n'empêche pas des prêts conditionnels de l'Union ou des Etats membres à un Etat membre donné : non-coresponsabilité ne signifie pas non-assistance car prêter de l'argent (avec intérêt, donc avec un revenu pour le créancier) n'est pas équivalent à se porter garant de dettes ou à effectuer un don. Des prêts ont du reste été consentis par l'Union à certains Etats membres hors de la zone euro (Lettonie, Hongrie et Roumanie). Certains observateurs ont prétendu que l'article 143 du Traité de Lisbonne empêchait les Etats membres de la zone euro de bénéficier d'une assistance sous forme de prêt de l'Union ou d'autres Etats membres. En réalité, cet article traite des cas de déséquilibre de balance des paiements hors de la zone euro mais ne dit rien de l'assistance à un Etat membre de la zone euro : autrement dit, il n'interdit pas une assistance conditionnelle [9]. La difficulté vient de ce que le Traité ne prévoit pas de cadre spécifique pour cette assistance. C'est ce vide juridique que les Etats membres se sont efforcés de combler dans le cadre de la définition d'un plan d'aide conditionnelle à la Grèce.
On voit donc que des divergences et des obstacles existent, mais qu'ils ne remettent pas nécessairement en cause la possibilité ou même l'opportunité de créer un gouvernement économique européen.
3. Du slogan à la réalité : les modalités d'un gouvernement économique européen
Si des obstacles liés au contexte économique, politique et institutionnel rendent peu aisée la mise en place d'un gouvernement économique, la crise actuelle crée un contexte favorable qui pourrait permettre de les surmonter. Dans ce contexte, on peut chercher à définir les modalités d'un tel gouvernement économique en vue d'en assurer l'acceptabilité, l'insertion dans le cadre institutionnel existant et le contenu concret.
3.1. Principes fondateurs et objectifs partagés : poser les bases d'un accord politique acceptable par l'ensemble des parties prenantes
La mise en place d'un gouvernement économique suppose l'existence d'une communauté unie politiquement. Il faut donc poser les bases d'un accord politique susceptible de réunir l'assentiment de l'ensemble des parties prenantes (en particulier les citoyens et leurs représentants au Parlement européen, les Etats membres réunis au sein du Conseil et la Commission européenne). Cet accord pourrait être trouvé autour d'un petit nombre de principes partagés guidant la constitution et l'action du gouvernement économique européen [10] :
- un principe de convergence, car une politique économique commune sera plus aisée et efficace si l'hétérogénéité des règles nationales, des préférences et des situations économiques est réduite ;
- un principe de solidarité, car la cohésion est un objectif essentiel de l'Union en ce qu'elle fonde et reflète le sentiment de solidarité. Elle est aussi ce qui permet de renforcer l'Union européenne face aux crises de toutes natures ;
- un principe d'efficacité, qui suppose la définition de mesures concrètes face aux défis économiques de l'Union, une responsabilité politique quant à leur mise en œuvre, des instruments de contrôle crédibles des règles communes et une capacité à s'exprimer d'une seule voix dans les enceintes internationales ;
- enfin, un principe d'ouverture au débat, nécessaire pour que l'ensemble des sujets puissent être abordés, pour que la société civile puisse s'exprimer et pour éviter les crispations idéologiques.
Il s'agit également de s'entendre sur les objectifs généraux que doit se donner le gouvernement économique européen. Ce n'est sans doute pas la tâche la plus complexe dans la mesure où les objectifs font l'objet d'un certain consensus synthétisé dans le document de la Commission : "Europe 2020 – Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive". La difficulté tient plus dans la mise en forme institutionnelle du gouvernement européen et dans les mesures concrètes de politique économique à mettre en œuvre.
3.2. Quel rôle pour les institutions existantes ?
Le rôle des institutions existantes dans le gouvernement économique de l'Union européenne et de la zone euro est une des questions les plus difficiles, en particulier dans un contexte de crise politique marqué par le rôle moins proéminent de la Commission, les désaccords au sein du Conseil et le rôle historiquement limité du Parlement européen sur les questions macroéconomiques. Il est clair que le rôle de certaines institutions n'a pas besoin d'être modifié : c'est le cas de la BCE notamment.
On peut identifier trois possibilités dans le cadre des Traités existants :
- une première possibilité est de renforcer le rôle politique de la Commission. Cela consiste à faire du collège des commissaires un gouvernement responsable devant le Parlement et à donner aux services de la Commission le rôle d'une administration traditionnelle. Ceci supposerait de politiser l'élection du président de la Commission, chaque parti politique présentant un candidat à ce poste et un programme de gouvernement au moment des élections européennes. Une telle solution a l'avantage d'assurer la légitimité démocratique du gouvernement européen, de lui donner un mandat clair et non surdéterminé par des compromis nationaux. Elle présente néanmoins un certains nombre de difficultés. D'abord, cela irait à contresens du mouvement récent caractérisé par un rôle plus discret de la Commission et par le rôle important des formes de négociations intergouvernementales (y compris dans la désignation du président de la Commission et des Commissaires ainsi que dans les stratégies d'influence au Parlement européen). Ensuite, certains défenseurs de la Commission verraient dans sa politisation une remise en cause de son rôle d'entremetteuse chargée de créer des compromis acceptables par une large majorité. Enfin, cela poserait un problème pour certaines de ses fonctions, qui supposent un minimum d'indépendance vis-à-vis des pressions politiques : c'est le cas notamment de la politique de concurrence, qui devrait alors être confiée à une autorité indépendante.
- Une seconde possibilité consiste à reconnaître le rôle croissant du Conseil et à le renforcer institutionnellement de façon à ce qu'il dispose des capacités d'analyse, de contrôle et de leadership nécessaire pour qu'il puisse constituer un cadre de décision crédible, réactif susceptible de s'exprimer d'une seule voix, en particulier dans le domaine macroéconomique. Ceci supposerait de renforcer la fonction de Président du Conseil et celle de Président de l'Eurogroupe, et d'en accroître la légitimité, par exemple en rendant obligatoire le dépôt de candidatures officielles et la présentation par les candidats à ces postes d'un projet de gouvernement. Enfin, il serait important de développer les interactions entre le Président du Conseil et le Parlement européen, sous la forme d'auditions régulières.
- Une troisième option, qui n'est pas exclusive des deux premières, consisterait à confier le leadership en matière macroéconomique à la Présidence du Conseil (avec un rôle accru du Président de l'Eurogroupe pour préparer les décisions macroéconomiques concernant spécifiquement la zone euro), avec l'appui technique des services de la Commission, et de confier le leadership en matière réglementaire à la Commission. Cette solution ne résout pas complètement le problème de la lisibilité de la gouvernance économique et scinde le gouvernement économique en plusieurs acteurs (principalement la BCE en matière monétaire, le Conseil en matière macroéconomique et la Commission en matière microéconomique/réglementaire). Elle a néanmoins l'avantage d'être la plus réaliste, de ne pas nécessiter de changements radicaux et d'être acceptable pour les différents acteurs intéressés. C'est cette solution que nous développerons.
3.3. Les instruments à mettre en place
Une fois la question du leadership arbitrée, il est nécessaire de définir les moyens concrets à mettre en œuvre pour que le gouvernement économique de la zone euro soit opérationnel et efficace. Nous déclinons les mesures concrètes à prendre pour les deux volets du gouvernement économique proposés : le volet microéconomique/réglementaire et le volet macroéconomique. Nous ne rentrons pas dans le détail de toutes les propositions, dont plusieurs d'entre elles ont déjà été abordées [11], mais nous en donnons un certain nombre à titre d'exemples.
3.3.2. Volet microéconomique/réglementaire
Dans le domaine réglementaire, la Commission a prouvé qu'elle était capable de produire une législation efficace : ce travail doit être inlassablement continué pour améliorer et développer la législation existante, tout en limitant néanmoins la charge réglementaire pour les entreprises et les citoyens en termes de délais et de coûts. Ce travail est prioritaire dans le domaine financier : la Commission y travaille depuis plusieurs mois, en collaboration avec le Parlement européen.
Une nouvelle impulsion est en revanche essentielle pour relancer la stratégie de compétitivité européenne et la rendre plus crédible. Elle est d'autant plus nécessaire que la croissance de la productivité du travail dans les Etats membres de la zone euro est passée de 2,3% dans les années 1980 à 1,8% dans les années 1990 et 1,2% entre 1999 et 2007. Par contraste la croissance de la productivité du travail a augmenté aux Etats-Unis pendant la même période de 1,2% dans les années 1980 à 1,6% dans les années 1980 puis à 2,1% entre 1999 et 2007. Or la croissance de la productivité est la seule manière de permettre une hausse soutenable du total des salaires versés dans une économie, sachant que cette hausse peut venir notamment d'une hausse de l'employabilité des catégories de population ayant du mal à accéder à l'emploi (jeunes, séniors, femmes seule avec un enfant à charge, chômeurs de longue durée), d'une augmentation du ratio capital/travail, d'une augmentation de la productivité globale des facteurs (associée aux facteurs immatériels de compétitivité et d'innovation).
Dans ce contexte, il est essentiel d'accroître les capacités d'investissement européennes. La capacité à investir dans l'éducation, l'innovation, les infrastructures, et plus généralement les biens communs est déterminante car elle a un impact fort sur l'augmentation du potentiel de croissance. Or, l'Europe est limitée par la taille de son budget. Il est néanmoins possible d'accroître l'effort d'investissement sans nécessairement accroître le budget communautaire :
- en formalisant les engagements budgétaires nationaux dans les projets menés en coopération entre l'Union européenne et les Etats membres (c'est-à-dire financés conjointement par le budget communautaire et par le budget des Etats membres). Il serait ainsi possible d'accroître le nombre de projets d'initiative conjointe tout en sécurisant les budgets nécessaires en accroissant la contribution des budgets nationaux. Ceci est particulièrement pertinent pour le financement des programmes de R&D, d'innovation et d'enseignement supérieur.
- en définissant un objectif d'accroissement de la part des dépenses d'investissement dans les dépenses publiques des Etats membres.
- en dotant la Banque européenne d'investissement et le Fonds européen d'investissement de moyens plus importants pour accompagner les initiatives européennes en matière de R&D, d'innovation, ou encore de développement des PME.
- en renforçant l'investissement européen dans les initiatives technologiques conjointes existantes (ITC) et en développant de nouvelles ITC pour s'assurer de la mobilisation européenne dans les industries et dans les services innovants (par exemple dans les applications de la radionavigation par satellite et dans les secteurs en pleine transformation). Les ITC devraient ainsi devenir le fer de lance de la politique industrielle européenne.
3.3.3. Volet macroéconomique
Les innovations que peut apporter le gouvernement économique européen sont particulièrement attendues sur le plan macroéconomique. L'Union européenne doit se doter de capacité de gestion de crise, de supervision macroéconomique et de réduction des divergences politiques et économiques entre Etats membres. Il est dès lors possible d'identifier quelques priorités :
Renforcer le rôle du Conseil européen et de l'Eurogroupe
Le Conseil européen doit assumer un leadership clair en matière macroéconomique. Pour cela, il doit se donner les instruments nécessaires d'un gouvernement économique opérationnel, ce qui suppose notamment de créer les conditions d'un discours commun de l'Eurogroupe en créant un cabinet permanent auprès de son président ainsi qu'un conseil d'analyse économique (sur le modèle du Council of Economic advisors américain) capable d'apporter l'expertise nécessaire en matière macroéconomique et macrofinancière et de formuler des recommandations politiques auprès du Président du Conseil et du Président de l'Eurogroupe.
Moderniser la supervision macroéconomique
La supervision macroéconomique européenne a besoin d'être complétée et crédibilisée. La crise a fait ressortir quelques priorités possibles :
- Renforcer la supervision macroéconomique de l'UE en intégrant la supervision de l'endettement privé et de la balance des paiements aux dispositifs existants.
- Renforcer le statut d'Eurostat (indépendance, pouvoirs, possibilités d'enquête dans les Etats membres) et assurer que les instituts statistiques nationaux bénéficient d'une véritable indépendance.
- Adopter un "code de responsabilité budgétaire" européen incitant les Etats membres à harmoniser leurs processus et leurs calendriers afin de mieux associer les Parlements nationaux, le Parlement européen, la Commission et le Conseil aux débats budgétaires nationaux et européen.
Gérer les risques de défaut au sein de la zone euro
La crise grecque a mis en évidence que la zone euro doit renforcer sa crédibilité en matière budgétaire en précisant le cadre institutionnel dans lequel elle entend gérer les risques de défauts en son sein. Pour cela, un Fonds monétaire européen pourrait être créé sur la base suivante:
- Le fonds serait amorcé financièrement par l'ensemble des Etats membres de la zone euro à proportion de leur PIB. Une contribution de 0,3% du PIB de chacun des Etats membres de la zone euro permettrait de réunir 27 milliards € (soit un peu plus que le montant jugé nécessaire pour faire face au risque de défaut grec). Les contributions mises à disposition du fonds monétaire européen pourraient être complétées les années suivantes afin d'atteindre un montant de l'ordre de 100 milliards € à terme (en vue de rassurer sur la capacité à soutenir un Etat de la taille de l'Espagne). Ces fonds seraient placés en bons du trésor des membres de la zone euro de niveau " investment grade ". Enfin, le FME devrait disposer de l'autorisation d'emprunter sur les marchés pour être sûr de disposer des fonds nécessaires en cas de besoin.
- A partir de 2016, le Fonds monétaire européen serait alimenté uniquement par les contributions des Etats membres qui enfreignent les critères du Pacte de stabilité et de croissance. L'amende dont sont passibles ces Etats serait remplacée par une contribution au FME proportionnelle au niveau de la dette publique et du déficit selon les modalités de calcul proposées par Gros et Meyer (2010) [12]. Un tel dispositif créerait une incitation forte à respecter les critères du Pacte tout en créant une assurance contre le risque de défaut en cas de non respect de ces mêmes critères.
- Le FME interviendrait de trois façons : sous la forme de droit de tirage par les Etats membres à hauteur de leur contributions passées au Fonds, sous la forme de prêts à l'Etat en difficulté, ou sous la forme de garanties apportées aux émissions de titres de dette de l'Etat en difficulté.
- Les interventions du FME seraient soumises à une stricte conditionnalité : approbation du plan d'ajustement budgétaire par l'Eurogroupe, supervision de sa mise en œuvre par la Commission, le Conseil et la BCE. En cas de non respect de ces conditions, les aides du FME ne seraient pas renouvelées.
- Le FME serait initialement créé sous la forme d'un accord gouvernemental, hors des Traités existants. Cette solution, déjà utilisée dans le passé pour l'espace Schengen, permettrait une mise en place rapide et n'empêcherait pas d'intégrer cet accord aux Traités européens par la suite. Cela pourrait se faire à l'occasion de la ratification du Traité d'adhésion d'un nouvel Etat membre comme la Croatie, dont l'adhésion est envisagée en 2011. Enfin, l'accord créant le FME prévoirait d'en confier la gestion courante à la Commission européenne, de façon à faciliter son intégration ultérieure dans les Traités.
Un tel système pourrait obtenir l'assentiment de l'ensemble des Etats membres sur la base suivante : l'ensemble des Etats membres consentent un effort de solidarité initial pour créer le FME tout en mettant en place les règles qui créent les incitations nécessaires pour réduire le risque d'aléa moral et, in fine, le risque de défaut.
La constitution d'un FME pourrait trouver un complément intéressant dans le soutien institutionnel d'une initiative [13] que pourraient conduire des banques privées et qui consisterait à titriser la dette publique européenne. Il s'agirait de créer des titres adossés à des obligations émises par les Etats membres de la zone euro au prorata de leur part au capital de la BCE. Ces titres pourraient notamment être émis ou achetés par le FME.
Définir une stratégie extérieure commune en matière économique
Pour être plus crédibles et influentes dans les enceintes internationales, l'Union européenne et la zone euro doivent créer les conditions qui leur permettront de parler d'une seule voix dans les relations internationales et de peser en faveur d'une réduction des déséquilibres mondiaux. Cela permettrait en outre aux Européens de prendre conscience de leurs différences vis-à-vis du reste du monde, et donc de ce qui les rapprochent. Dans cette perspective, les mesures suivantes pourraient être prises :
- adoption d'une représentation commune de la zone euro dans les instances internationales comme le G20, le FMI ou la Banque mondiale ;
- la zone euro pourrait également proposer à la Chine et aux autres pays asiatiques d'adosser leur monnaie à un panier de devises incluant non seulement le dollar mais aussi l'euro et le yen, dont la part respective augmenterait progressivement face au dollar. Ceci permettrait de réduire les déséquilibres économiques globaux grâce à la réévaluation progressive à la monnaie chinoise, à la volatilité réduite du cours de l'euro face au yuan, et à l'investissement d'une part plus importante des réserves asiatiques en Europe [14] ;
Moderniser le budget communautaire
L'Union européenne souffre d'un budget faible et de la querelle du "juste retour". De ce point de vue, les propositions suivantes méritent une attention particulière :
- séparer la négociation sur le budget alloué au financement des biens communs européens (ces biens publics seraient définis en amont par le Conseil européen) de la négociation sur les dépenses de redistribution [15]. La contribution des Etats membres au financement des biens communs européens serait proportionnelle à leur PNB (la discussion portant ainsi uniquement sur le niveau des financements accordés à chaque bien public) tandis que la négociation sur les dépenses de redistribution déterminerait directement le solde budgétaire net de chaque Etat membre. Ce nouveau cadre permettrait de rendre le débat budgétaire plus transparent et les arbitrages à rendre plus explicites.
- créer une fiscalité environnementale européenne (par exemple une taxe carbone couvrant les secteurs non concernés par le marché d'échanges de permis négociables) apportant une ressource propre au budget de l'Union. Cette ressource nouvelle serait consacrée au financement des " biens communs " européens (par opposition aux politiques de redistribution interne à l'UE et aux dépenses de fonctionnement).
Orchestrer la convergence macroéconomique
En complément des mesures précédentes, un accord politique sur une stratégie de convergence renouvelée est indispensable. Malgré plusieurs décennies de politiques visant à renforcer le marché intérieur et à faire converger les statuts socioéconomiques des Etats membres, l'Union européenne est caractérisée par de nombreuses divergences : déséquilibres macroéconomiques internes, concurrence fiscale, insuffisante harmonisation des règles sociales. Dans une Union désormais largement élargie, un nouvel accord politique permettrait de donner du contenu au concept d'"économie sociale de marché" qui reste pour l'instant essentiellement un slogan. Cet accord définirait les objectifs suivants:
- Rapprocher les stratégies macroéconomiques au sein de la zone euro. Il s'agit ici de réduire les déséquilibres macroéconomiques internes.
- Réformer le dialogue macroéconomique sur les salaires [16]. De meilleurs résultats peuvent être obtenus en améliorant les processus de communication interne à la zone euro en matière de négociation salariale. Il s'agit de coordonner les accords salariaux avec les politiques budgétaires et monétaires pour assurer la cohérence de la politique économique. L'un des problèmes de ce dialogue actuellement est sa nature confidentielle qui ne permet pas aux acteurs des négociations salariales de s'y référer comme à des accords qui les engagent. Il s'agirait donc de le rendre public et le soumettre à un suivi permanent, en vue d'en faire un point de départ des négociations au niveau national. Il pourrait être envisagé de faire participer à ce dialogue la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, qui pourrait auditionner les partenaires sociaux européens préalablement aux auditions du président de la BCE et formuler des recommandations.
- Définir un cadre d'action pour rapprocher les fiscalités des Etats membres, ou à défaut utiliser des coopérations renforcées ou des accords hors traité. Ce processus de convergence est un moyen de relancer le marché intérieur qui souffre des distorsions fiscales et des charges administratives associées supportées par les entreprises actives dans plusieurs Etats de l'Union. Si des résultats sont atteints dans ce cadre, cela créera un appel d'air pour les Etats souhaitant participer à une zone fiscalement harmonisée. L'enjeu est que la convergence fiscale l'emporte sur la concurrence fiscale.
- En matière sociale, intégrer dans la législation européenne l'acquis jurisprudentiel de la CJCE en matière de conventions collectives et de droit de grève dans le cas des firmes multinationales opérant dans plusieurs pays de l'UE, en vue d'éviter le dumping social.
Conclusion
Le projet de créer un gouvernement économique européen n'est pas sans rencontrer un certain nombre d'obstacles économiques, politiques et institutionnels. Mais ils ne sont pas infranchissables. La réflexion sur le gouvernement économique européen permet du reste de constater que ces obstacles sont aussi le plus souvent des facteurs déstabilisants pour l'économie européenne. Elle permet ainsi de pointer ses faiblesses structurelles, ce qui est en soit utile. Définir un gouvernement permettrait en outre d'être plus attentif à sa légitimité vis-à-vis des citoyens, à sa réactivité et à sa lisibilité. Le terme même de gouvernement suppose en réalité une plus grande responsabilité politique et la nécessité d'une stratégie plus claire.
Le pouvoir exécutif associé à ce gouvernement pourrait être constitué autour d'un duo aux rôles mieux précisés et renforcés : la Commission assurerait le leadership dans le domaine des affaires réglementaires/microéconomiques et le Conseil assurerait le leadership dans le domaine macroéconomique. Pour améliorer l'efficacité de leur action, il est indispensable que la Commission se concentre sur la définition d'un programme de mesures concrètes en vue de renforcer la compétitivité européenne (et notamment l'investissement) et de passer d'une logique de résultat en réalité peu contraignante à un accord sur les moyens à mettre en œuvre. Quant au Conseil et à l'Eurogroupe, ils doivent renforcer le rôle et la légitimité de leurs présidences, améliorer la supervision macroéconomique européenne, créer un cadre pour la gestion du risque de défaut au sein de la zone euro, adopter un discours économique commun dans les enceintes internationales, moderniser le budget européen et s'accorder sur un effort de convergence renouvelé.
A terme, l'enjeu est de constituer un discours économique européen audible et mobilisateur autour duquel pourra se développer le débat politique. Si la crise peut constituer un contexte favorable à un accord sur un gouvernement économique européen, après les désaccords initiaux, il est certain que cette construction prendra du temps : créer une culture de gouvernement commune dans le domaine économique demandera de la persévérance. Mais la prospérité et la cohésion européenne ont beaucoup à y gagner.
[1] Sur l'histoire de la dette italienne, on se reportera à Jean-François Jamet, "L'économie italienne entre assainissement et ralentissement, 1992-2001", in P. Caracciolo (dir.), Refaire l'Italie. L'expérience de la gauche libérale (1992-2001), Editions de la Rue d'Ulm, 2009.
[2] Les chiffres cités ici sont tirés de Stefan Collignon, "The failure of the macroeconomic dialogue on wages (and how to fix it)", in Paúl Letelier et Agustín José Menéndez (dir.), The Sinews of European Peace - Reconstituting the Democratic Legitimacy of the Socio-Economic Constitution of the European Union, ARENA Report No 7/09 & RECON Report No 10. Oslo, December 2009.
[3] Voir notamment Eric Chaney, "Déséquilibres européens : assez de lieux communs ! ", Telos, 8 avril 2010
[4] Voir Stefan Collignon, ibid.
[5] Sur ce point, voir du même auteur : " Les économies française et allemande : un destin lié, des stratégies à rapprocher", Questions d'Europe - Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, 16 novembre 2009.
[6] Sur ce point, voir du même auteur : " Les économies française et allemande : un destin lié, des stratégies à rapprocher", Questions d'Europe - Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, 16 novembre 2009. Voir également Jean-François Jamet et Daniela Schwarzer, "Quelle politique économique de la zone euro après la crise financière ? La voie d'un nouveau compromis franco-allemand", in Thierry Chopin et Michel Foucher (dir.), L'état de l'Union 2010. Rapport Schuman sur l'Europe, Lignes de Repères, 2010.
[7] Voir Peter A. Hall et David Soskice (dir.), Varieties of Capitalism. The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford University Press, 2001.
[8] On se reportera sur ce point à l'ouvrage de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance, Editions rue d'Ulm, 2007.
[9] Voir sur ce point Benedicta Marzinotto, Jean Pisani-Ferry et André Sapir, "Two Crises, Two Responses", Bruegel Policy Brief, 2010/01, Mars 2010.
[10] Voir sur ce point Jean-François Jamet et Guillaume Klossa, "Un gouvernement économique pour l'Europe, c'est maintenant !", Le Monde, 10 mars 2010
[11] Du même auteur, " Un agenda économique pour l'Europe", Questions d'Europe - Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, 8 février 2010.
[12] Daniel Gros et Thomas Mayer (2010), " Towards a Euro(pean) Monetary Fund ", Economic Policy CEPS Policy Briefs, 8 février 2010. http://www.ceps.be/book/towards-european-monetary-fund
[13] Stefan Collignon (2010), "Private Union Bonds as an Exit from the Greek Drama", in Centro Europa Ricerche Report on Europe.
[14] Cette proposition est détaillée dans Stefan Collignon, "L'Union européenne a-t-elle une stratégie économique extérieure ?", in L'état de l'Union 2010. Rapport Schuman sur l'Europe, Lignes de Repères, 2010
[15] Voir sur ce point Santos I. et S. Neheider (2009). "A better process for a better budget", Bruegel Policy Brief, Juillet 2009.
[16] Voir sur ce point Stefan Collignon, "The failure of the macroeconomic dialogue on wages (and how to fix it)", in Paúl Letelier et Agustín José Menéndez (dir.), The Sinews of European Peace - Reconstituting the Democratic Legitimacy of the Socio-Economic Constitution of the European Union, ARENA Report No 7/09 & RECON Report No 10. Oslo, December 2009.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
Pour aller plus loin
Modèle social européen
Fairouz Hondema-Mokrane
—
23 décembre 2024
Institutions
Elise Bernard
—
16 décembre 2024
Afrique et Moyen Orient
Joël Dine
—
9 décembre 2024
États membres
Elise Bernard
—
2 décembre 2024
La Lettre
Schuman
L'actualité européenne de la semaine
Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais
Versions :