Un gouvernement économique européen : du slogan à la réalité ? (1ère partie)

Union économique et monétaire

Jean-François Jamet

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19 avril 2010

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Jamet Jean-François

Jean-François Jamet

Enseigne l'économie européenne et internationale à Sciences Po.

Un gouvernement économique européen : du slogan à la réalité ? (1ère partie)

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Introduction

 

La crise grecque a mis en évidence que l'Union européenne, et en son sein la zone euro, traversent non seulement une crise économique mais aussi une crise politique. Face à des défis qui s'accumulent (difficile sortie de récession, augmentation du chômage, dérive des finances publiques, vieillissement de la population, affaiblissement structurel de la croissance potentielle, raréfaction des ressources naturelles, déséquilibres macroéconomiques internes), les Européens semblent divisés. Pire que cela, la crise révèle qu'il manque à l'Union européenne à la fois des mécanismes de contrôle crédibles (le Pacte de stabilité et de croissance n'a pas été respecté), les moyens de ses ambitions en matière de compétitivité (la Stratégie de Lisbonne n'a pas atteint ses objectifs) et une capacité de réaction rapide et solidaire en période de crise.

 

Au moment même où les Européens demandent à l'Union de jouer un rôle plus important pour apporter les réponses nécessaires à une crise internationale en matière de politique économique [1], ils découvrent avec frustration les faiblesses de la gouvernance économique européenne. Non pas que des progrès n'aient pas été réalisés par rapport au passé : le rôle protecteur de l'euro est apparu au grand jour, évitant l'"islandisation" [2] des pays européens les plus touchés par la crise, les règles du marché intérieur et les institutions communautaires ont évité les replis protectionnistes du passé. Mais le caractère incomplet de la gouvernance économique européenne et l'incapacité de l'Union européenne ou même de la zone euro à parler d'une seule voix sont manifestes. La crédibilité de la politique économique européenne en ressort durablement affectée.

 

C'est dans ce contexte que la notion de " gouvernement économique européen " est revenue sur le devant de la scène. Ce concept est pourtant mal défini. Du point de vue allemand, il a longtemps été considéré comme renvoyant à un projet français, inacceptable, de constituer un contrepouvoir à la Banque centrale européenne, susceptible de peser sur la politique monétaire et de limiter ainsi l'indépendance de la BCE. Il convient d'exclure cette notion pour qu'un débat serein sur la question du gouvernement économique européen puisse avoir lieu (la France n'a d'ailleurs jamais précisé clairement ce qu'elle entendait par gouvernement économique) et que l'on puisse savoir de quoi il est question avant de porter un jugement trop hâtif.

 

Le débat a été rouvert par le revirement de la chancelière allemande Angela Merkel, qui a exprimé le besoin d'un gouvernement économique européen à l'occasion du Conseil européen de mars. C'est d'ailleurs au président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, qu'a été confiée la tâche d'en préciser les contours possibles, d'ici fin 2010. C'est là une mission susceptible de donner un lustre particulier à sa fonction, nouvellement créée par le Traité de Lisbonne.

 

Néanmoins, la tâche n'est pas aisée, en particulier parce que la question se pose de savoir si ce gouvernement doit s'appliquer à la zone euro ou à l'Union européenne (comment concevoir un gouvernement dans un cadre à géométrie variable ?) et s'il peut trouver une solution aux dilemmes politiques récurrents dans l'Union (rôle des Etats, des autorités indépendantes et des sources de légitimité démocratique comme le Parlement ; préférence pour la norme et exigence de réactivité ; représentation extérieure ; etc.). Mais elle conditionne la capacité de l'Union européenne à sortir de sa double crise, politique et économique, crise que Gramsci définissait comme " cet interrègne où meurt le vieil ordre alors que le nouveau ne parvient pas encore à naître ".

 

Heureusement, le débat foisonne. Il n'y a probablement jamais eu autant de propositions en vue d'améliorer l'organisation européenne en matière de politique économique. Ceci permet de rester optimiste, malgré les désaccords politiques récents entre Etats membres. Dans le passé, les crises ont fait avancer l'Europe après les difficultés et crispations initiales. Espérons qu'il en soit de même à cette occasion [3].

L'objectif de cette étude est de réfléchir aux questions posées par la notion même de gouvernement économique : que recouvre-t-elle et qu'est-ce qui la distingue de la notion de gouvernance économique utilisée jusque là dans le cadre européen ? (1) Quels sont les obstacles qui ralentissent sa mise en place ? (2) Enfin est-il possible de passer du slogan à la réalité et de préciser concrètement les modalités politiques d'un gouvernement économique européen ? (3)

 

Il s'agit en réalité de renouer le fil de la construction des instruments politiques de la gestion des biens économiques communs aux Européens, en s'appuyant sur une analyse dépassionnée et concrète de la notion de gouvernement économique. Le risque est sinon qu'un retour en arrière se produise, sous la forme d'un repli national favorisé par la déception quant à la capacité de décision au niveau européen. Ce remède illusoire serait pire que le mal.

 

1. De la gouvernance économique au gouvernement économique : quelle gestion des biens communs européens ?

 

L'organisation de la politique économique européenne est complexe pour de nombreuses raisons. D'abord, parce qu'elle articule différents niveaux de gouvernement sans disposer pour autant de gouvernement fédéral et donc d'un leadership et d'une représentation extérieure immédiatement identifiable. Ensuite parce que le degré de dévolution des prérogatives en matière économique au niveau européen varie en fonction de la compétence considérée : ainsi, la politique monétaire est centralisée, tandis que les décisions budgétaires restent essentiellement du ressort des Etats membres. Enfin, parce que le contrôle démocratique reste le plus souvent indirect, entre autorités indépendantes chargée de l'application de règles communes et diplomatie des Etats coordonnant des décisions nationales : seules les questions réglementaires et le mince budget de l'Union font l'objet d'un réel pouvoir de la part du Parlement.

 

La notion de gouvernement européen renvoie en fait à un désir d'augmenter la légitimité et l'efficacité de cette organisation. Il convient néanmoins de préciser le sens du terme. Ceci suppose de comprendre l'économie politique de la gouvernance actuelle, de nature largement intergouvernementale (c'est-à-dire qui coordonne l'action de plusieurs gouvernements disposant de l'essentiel du pouvoir de décision), par opposition à celle d'un gouvernement européen, c'est-à-dire d'un dispositif qui se définirait par référence à des biens communs européens et non par référence à une pluralité de légitimités nationales.

 

1.1. Gouvernement et gouvernance : de quoi parle-t-on ?

 

Le terme consacré à propos de l'organisation de la politique économique européenne a été, jusqu'à présent, celui de gouvernance économique. Ce terme demande à être défini. Il peut du reste donner l'impression d'avoir été utilisé en raison même de son manque de précision, pour désigner un objet complexe car n'obéissant pas à une logique uniforme. Ce n'est sans doute pas un hasard s'il a surtout été utilisé pour décrire les instances économiques internationales et les instances économiques européennes.

 

Si l'on se réfère à un autre domaine où le terme de gouvernance est employé (la gouvernance d'entreprise) et à l'utilisation qui a été faite jusqu'ici de la notion de gouvernance économique européenne, on peut en donner la définition suivante : la gouvernance économique désigne les modalités de répartition du pouvoir de décision en matière de politique économique entre les différentes institutions qui en sont chargées.

 

Dans l'Union européenne, un certain nombre d'aspects de cette gouvernance ont été soulignés. La gouvernance est d'abord multi-niveaux, au sens où elle doit articuler différents niveaux de décision, depuis l'échelon local jusqu'à l'échelon européen. Il s'agit donc de définir la compétence de chacun des échelons, sachant qu'une même compétence peut être exclusive où bien partagée. Une gouvernance multi-niveaux est ainsi plus ou moins décentralisée mais des chevauchements de compétence sont possibles, notamment parce que l'allocation des prérogatives résulte le plus souvent de négociations débouchant sur des compromis entre centres de pouvoir attachés à conserver leurs prérogatives [4]. Sur un plan normatif, l'économie politique s'est largement penchée sur la question des critères d'optimalité de la répartition des prérogatives [5]. Ce critère est résumé ainsi : un arbitrage doit être rendu entre les avantages de la centralisation (prise en compte des externalités, des risques de passagers clandestins, des économies d'échelle, des possibilités de redistribution) et ses inconvénients (risque de frustrer les préférences locales lorsqu'elles sont divergentes ou d'appliquer une même politique à des situations objectivement différentes). La dimension statique de cet arbitrage (i.e. l'évaluation coût-bénéfice à un moment donné) est reprise dans le cadre institutionnel européen sous la forme du principe de subsidiarité et des processus de différenciation (par exemple zone euro vs. UE pour la politique monétaire). Certains travaux ont néanmoins souligné la nécessité de se placer dans un cadre dynamique, ce qui permet de penser le rôle des processus de convergence politique et économique qui ont caractérisé la construction européenne depuis ses débuts.

 

Une autre dimension permettant de caractériser une gouvernance économique est celle de l'équilibre entre règles et pouvoir discrétionnaire, qui est directement lié à la question de la légitimité démocratique des décisions en matière de politique économique. En effet, si la théorie économique a souligné l'utilité des règles, en matière de politique monétaire par exemple (en vue de stabiliser les anticipations d'inflation et ainsi l'inflation elle-même [6]), mais aussi en matière budgétaire, c'est parce qu'elle craint une forme de myopie démocratique du fait de la préférence des hommes politiques pour le court terme, de leur tentation de recourir à des mesures " populistes " (baisse des taux d'intérêt excessive pour favoriser la croissance à court terme au risque de déclencher une spirale inflationniste, déficit budgétaire permettant de baisser les impôts et/ou d'augmenter les dépenses au prix d'une augmentation de la dette publique) et de la difficulté pour les citoyens d'opérer un contrôle efficace en raison de la même préférence pour le court terme ou de la technicité des problèmes. La solution trouvée à ce problème consiste à ce que la démocratie vienne au secours d'elle-même en décidant de se lier les mains au travers de règles définies à l'avance.  La théorie économique est allée encore plus loin en recommandant de confier l'application et le contrôle de ces règles à des autorités indépendantes, de façon à éviter les risques de " capture du régulateur " par des intérêts particuliers [7]. D'un point de vue politique, l'établissement de règles est parfois perçu comme un moyen de limiter les passions politiques et les divisions que peuvent susciter les décisions discrétionnaires. Il y a néanmoins un arbitrage à réaliser car le pouvoir discrétionnaire n'a pas que des désavantages. Il permet une plus grande réactivité et l'adaptation de la politique économique aux circonstances conjoncturelles, ce qui en fait un instrument crucial en période de crise et peut être utile dans la gestion du cycle économique. C'est la raison pour laquelle certaines règles (comme l'objectif de déficit au sein du Pacte de stabilité et de croissance) sont suspendues en cas de circonstances exceptionnelles. C'est aussi la raison pour laquelle les règles économiques prennent souvent la forme d'un encadrement du pouvoir discrétionnaire plutôt que de sa suppression pure et simple.

 

Selon les solutions apportées à ces différents arbitrages (centralisation/décentralisation, règle/choix discrétionnaire) et leur traduction institutionnelle, la gouvernance économique peut donc varier considérablement. Il existe ainsi de très nombreuses formes de gouvernance. En ce sens, la mise en place d'un gouvernement économique n'est que l'une des formes de gouvernance possibles. On a pourtant souvent opposé gouvernance et gouvernement, en donnant un sens plus connoté au terme de gouvernance, qui renvoie alors à un ensemble de règles et d'institutions permettant la coordination entre gouvernements nationaux (au niveau européen ou international), dans le cadre d'une logique diplomatique visant à articuler des éléments de régulation de natures diverses. Gouvernance rime alors avec tempérance, c'est-à-dire avec la capacité des gouvernements nationaux à s'imposer une forme d'autorégulation qui dépend de la vertu de chacun, ce qui donne une dimension quasi morale au discours qui lui est associé. Par opposition, le gouvernement économique renvoie alors à une légitimité unitaire de nature politique, incarnée dans un leadership clair, qui repose en démocratie sur un mandat populaire et qui dispose du pouvoir exécutif permettant la mise en œuvre de ses décisions.

 

Mais plus précisément, comment caractériser le concept de gouvernement économique ? Stefan Collignon a donné une définition pertinente du gouvernement, qui peut-être déclinée aisément dans le domaine économique : " Un gouvernement est un agent désigné par le peuple pour mettre en œuvre des politiques de gestion de biens communs" [8]. Dans cette définition, on retrouve la notion de légitimité populaire (constitutionnelle). Mais elle a surtout le mérite de mettre le doigt sur la question des biens communs, c'est-à-dire des biens qui sont caractérisés, à l'extrême, par leur ouverture à tous (pas de discrimination entre bénéficiaires). Certains de ces biens ne sont pas limités dans leur utilisation et il n'y a donc pas de risque de rivalité entre bénéficiaires : c'est le cas des résultats de la recherche fondamentale par exemple. Mais d'autres sont confrontés à la " tragédie des biens communs " : il s'agit alors de réussir à gérer la rareté des ressources communes ouvertes à tous, chacun étant tenté de s'en approprier le maximum individuellement [9]. La solution est alors soit de privatiser la ressource en définissant un système de marché (de prix) permettant d'en limiter l'utilisation, soit de mettre en place une politique publique pour sa gestion (par la règle, la fiscalité ou une décision collective concernant l'allocation des ressources). Le risque est, dans le premier cas, de ne pas réussir à prendre en compte l'ensemble des externalités et de générer des inégalités portant atteinte à la cohésion politique des bénéficiaires potentiels de la ressource. Dans le second, le risque est celui lié à la gestion des rentes (existence de " passagers clandestins ", nécessité de mécanismes de contrôle efficaces, difficulté à déterminer la politique optimale dans un cadre inter-temporel et éminemment politique).

 

Quels sont les biens communs européens dans le domaine économique ? La plupart sont le résultat d'un processus de convergence économique, réglementaire et politique, ce qui souligne que leurs contours sont nécessairement mouvants et qu'ils le resteront à l'avenir. Parmi les biens communs européens figurent le marché intérieur (la liberté de circulation des biens, ses services, des personnes et des capitaux), l'agriculture (résultat de l'accord politique sur la politique agricole commune en vue d'assurer l'autosuffisance alimentaire européenne), l'environnement, la sécurité industrielle et énergétique, les infrastructures transfrontalières, le maintien d'un environnement concurrentiel pour les consommateurs et les entreprises, mais aussi – dans la zone euro du moins – les grandes variables économiques (inflation, taux d'intérêt, taux de change, balance des paiements courants, politiques budgétaires et salariales, tarif extérieur) du fait de leur fixation en commun ou de leur forte interdépendance. Cette liste n'est pas restrictive : elle dépend des processus de convergence (et de divergence) passés et encore à l'œuvre. Certains biens communs dépassent du reste le cadre européen (l'environnement par exemple, les équilibres macroéconomiques et financiers internationaux) mais l'Union européenne peut dans ces cas là rester un cadre de gestion utile, quoique par défaut, lorsque les négociations diplomatiques ne permettent pas au processus de convergence politique d'aboutir à des décisions engageant l'ensemble de la communauté internationale.

 

1.2. Les limites de la gouvernance intergouvernementale actuelle

 

1.2.1. Une organisation complexe et peu lisible

 

L'une des difficultés récurrentes de la gouvernance économique au niveau international, touche à la faiblesse de la communauté politique, qui empêche le plus souvent, au moins initialement, de créer une institution chargée de l'ensemble des biens communs. Cette difficulté tient à deux types de désaccords qui peuvent apparaître entre pouvoirs préexistants : les désaccords sur la définition des biens communs et les désaccords sur les règles de gestion ainsi que sur les choix discrétionnaires qui doivent s'appliquer à ces biens communs. Cette situation conduit le plus souvent à créer peu à peu des institutions spécialisées qui se voient confier chacune la responsabilité de la mise en œuvre d'une politique commune dans un domaine de compétences bien délimité. Il est dès lors plus difficile de faire le lien entre les différents domaines de compétence (en vue de mettre en œuvre une stratégie intégrée et cohérente) et il est plus difficile de mettre en place des politiques de redistribution en raison de la faible du sentiment d'appartenance à une même communauté politique et de l'insuffisante conscience des interdépendances réciproques. Ces constats s'appliquent non seulement à l'ébauche de gouvernance économique mondiale (qui s'appuie sur un réseau d'organisations internationales indépendantes et peu coordonnées entre elles) mais aussi à la gouvernance économique européenne [10].

 

Celle-ci est en effet caractérisée par la multiplicité des arrangements institutionnels relatifs aux différents domaines de compétence :

- certains biens communs sont l'objet d'une compétence exclusive de l'Union européenne (marché intérieur, PAC, politique de la concurrence, politique commerciale, politique monétaire), qui assure alors un véritable leadership. D'autres bien communs font l'objet d'une compétence partagée (politique de la recherche, politique énergétique, politique des infrastructures et des transports) où la part de l'Union est encore réduite.

- les biens communs requérant des dépenses de redistribution ou d'investissement sont financés de façon très inégale par un budget communautaire limité (1% du PNB de l'UE) et enjeu de la querelle du " juste retour " entre les Etats membres : la PAC, qui absorbe 42% du budget, est critiquée ; les politiques de cohésion représente une part importante du budget communautaire (36%), tout en étant insuffisante (avec 0,36% du PNB européen) pour jouer un rôle de stabilisation significatif en période de crise ; enfin, les dépenses destinées à la compétitivité (8,8% du budget communautaire et 0,09% du PNB européen) restent marginales et ne peuvent donc avoir l'effet de levier escompté sur l'ensemble de l'économie européenne.

- Dès lors, il n'est pas étonnant que les domaines où le rôle de l'Union européenne est important soient les domaines réglementaires qui ne demandent que peu de dépenses (marché intérieur, politique de la concurrence, politique commerciale, politique monétaire) ou pour lesquels l'UE dispose d'une masse critique (PAC) en raison des montants limités à mobiliser (l'agriculture représente une faible part du PIB européen). Sans surprise ces domaines sont aussi ceux pour lesquels, l'Union européenne dispose d'une compétence exclusive. Dans les autres domaines, la compétence est partagée mais le financement vient pour une très large part des Etats et le niveau communautaire se voit donc avant tout confier un rôle de coordination.

- Les arrangements institutionnels varient également en fonction des modes de décision. Certaines compétences sont confiées à des autorités indépendantes (BCE pour la politique monétaire, CJCE pour le contrôle du droit communautaire) ou quasi indépendantes (par exemple la direction générale de la concurrence de la Commission européenne). Dans les autres domaines, un équilibre des pouvoirs a été organisé mais la séparation des pouvoirs est moins bien assurée. Le pouvoir d'initiative législative appartient à la Commission mais le Conseil et le Parlement jouent un rôle d'orientation important dans la consultation initiale. Le pouvoir législatif lui-même est confié au Parlement et au Conseil dans les domaines de codécision et au Conseil dans les autres cas. Le pouvoir de contrôle est partagé entre la Commission (pour les compétences exclusives), la CJCE (pour le droit communautaire) et le Conseil (pour le Pacte de stabilité et de croissance et les différents éléments de la stratégie de compétitivité, la Commission faisant rapport au Conseil qui décide ou non de sanctions en cas d'infraction). Enfin, le pouvoir exécutif est également partagé entre le Conseil (qui tranche les questions extérieures et donne les impulsions face aux sujets d'actualité) et la Commission (qui dispose de l'administration communautaire et est chargée de la gestion des affaires courantes). Ces chevauchements ne facilitent pas la lisibilité de la gouvernance européenne.

- Enfin, les arrangements institutionnels varient géographiquement. La différenciation (ou géométrie variable) caractérise de nombreux domaines, depuis l'Union économique et monétaire (16  Etats membres sur 27 font partie de la zone euro ; ils se retrouvent au sein de l'Eurogroupe qui est une institution informelle correspondant au Conseil Ecofin en formation restreinte) jusqu'à l'espace Schengen.

 

1.2.2. Une crédibilité écornée dans les domaines soumis à la coordination intergouvernementale

Les domaines de compétence exclusive de l'UE font l'objet d'une crédibilité forte : les autorités en charge de la politique monétaire (BCE) et de la politique de concurrence européenne (Commission) sont reconnues internationalement pour leur compétence, malgré la possibilité d'erreurs d'appréciation ponctuelles et les débats que peuvent susciter les règles que ces autorités sont chargées d'appliquer. La politique du marché intérieur et la politique commerciale commune disposent également d'une forte visibilité internationale : les règles communautaires s'exportent et l'UE dispose d'une voix forte dans les négociations commerciales à l'OMC. Ces différents aspects de la gouvernance économique ont, en outre, montré leur solidité dans le contexte de la crise : un repli protectionniste a été dans une large mesure évité, les règles de concurrence ont continué à être appliquées avec un dispositif assoupli et accéléré en matière d'aides d'Etat, enfin la BCE a joué un rôle déterminant face à la crise de liquidités sur le marché interbancaire.

 

Néanmoins, sur d'autres sujets, comme la politique budgétaire et la politique de compétitivité, qui sont soumis à une coordination intergouvernementale, la gouvernance économique européenne a vu sa crédibilité fortement affaiblie au cours de la période récente. Non pas que rien n'ait été fait et que le tableau soit uniquement noir. Le Pacte de stabilité et de croissance, et la Stratégie de Lisbonne ont eu le mérite de fixer des objectifs légitimes : l'augmentation de la compétitivité et la maîtrise des finances publiques. Mais ils ont souffert de la faiblesse des moyens destinés à en permettre la mise en œuvre et le contrôle.

 

A leur entrée dans l'Union économique et monétaire, la Belgique, l'Italie et la Grèce étaient déjà loin de respecter le critère d'une dette inférieure à 60% du PIB (la dette publique de l'Italie et de la Belgique s'établissaient par exemple à 114% du PIB en 1999, celle de la Grèce à 103% du PIB en 2001). Le calcul politique fut alors que la trajectoire de leur dette était bien orientée et que la baisse des taux d'intérêt permise par l'appartenance à la zone euro leur permettrait de poursuivre l'effort d'assainissement : cela se vérifia pour la Belgique, mais non pour l'Italie et la Grèce qui relâchèrent leur effort. Plus généralement, entre le lancement de l'euro et le début de la crise, si la part de la dette publique dans le PIB a baissé dans la zone euro (de 71,7% du PIB en 1999 à 66% en 2007), elle a progressé dans plusieurs Etats membres (France, Allemagne et Portugal). De nombreux pays ont enfreint les règles du Pacte de stabilité et de croissance en matière de déficit public à au moins une reprise au cours de cette période : la Grèce, l'Italie, la France, l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Autriche et le Portugal. Ces infractions répétées ont souligné que trop souvent, les autres gouvernements européens ont renoncé à exercer une pression forte en vue de l'ajustement budgétaire dans ces pays. La situation n'était certes pas catastrophique à l'époque (même si l'Italie et la Grèce était déjà dans une situation difficile), mais l'absence d'ajustement a empêché plusieurs Etats européens de constituer les marges de manœuvre nécessaires en vue d'une conjoncture moins favorable.

 

Cette faiblesse a été bien résumée par Tommaso Padoa-Schioppa : " faire coïncider une politique économique de l'union avec un 'pouvoir de coordination' des politiques nationales est une illusion (...) parce que ce pouvoir étant confié à ceux là même qui doivent s'y soumettre se révèle impossible, précisément lorsque les divergences sont plus fortes " [11]. C'est d'autant plus vrai dans le contexte de l'élargissement de l'Union européenne : la coordination est plus difficile à 27 qu'à 6. Tommaso Padoa-Schioppa en déduit par différence qu' " un gouvernement économique de l'Union ne peut être fait que d'actions où l'Union est l'acteur et non pas le coordinateur ".

 

Néanmoins, si l'on compare les difficultés actuelles de certains pays à leur performance passée vis-à-vis du Pacte de stabilité et de croissance, on constate que plusieurs Etats qui connaissent une grave crise avaient été "vertueux" dans le passé en matière budgétaire : c'est le cas notamment de l'Irlande et de l'Espagne. Ceci a souligné une limite supplémentaire de la supervision macroéconomique européenne : son caractère incomplet. En particulier, la supervision de l'évolution de la balance des paiement courants, de l'endettement privé et de l'expansion du crédit dans l'économie aurait permis de constater la fragilité de pays comme la Grèce (forte dépendance des créanciers extérieurs et déficit structurel de la balance des paiements courants), l'Espagne (exposée à une bulle du crédit et à un déficit structurel de la balance des paiements courants) et l'Irlande (exposée à une rapide expansion du crédit et au plus fort endettement privé de la zone euro : 378% du PIB en 2007).

 

La raison de la perte de crédibilité de l'Union européenne en matière de stratégie de compétitivité est plus évidente encore. La Stratégie de Lisbonne a fixé des objectifs extrêmement ambitieux, non seulement dans le discours (on ose à peine se rappeler désormais que l'objectif initial était de faire de l'UE "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde" à l'horizon de 2010) mais dans ses lignes directrices elles-mêmes : les objectifs étaient d'atteindre en 2010 3% de croissance, un effort de R&D de 3% du PIB, un taux d'emploi de 70% ainsi qu'un ensemble d'objectifs intermédiaires. Si des progrès ont été réalisés avant la crise [12], la réalité actuelle en 2010 est loin des objectifs : la croissance potentielle de l'UE est estimée entre 1 et 1,5%, le taux d'emploi est de 65%, l'effort de R&D a stagné à 1,9% du PIB. L'échec de la Stratégie de Lisbonne souligne là encore les difficultés d'une gestion intergouvernementale guidée par une obligation de résultats abstraite car irréaliste au lieu d'une obligation de moyens renvoyant à un programme politique composé d'un ensemble de mesures concrètes accompagnées d'un calendrier pour leur réalisation.

 

Confrontée à la crise, la gouvernance économique a prouvé sa solidité dans les domaines de compétence exclusive de l'Union. Cela n'a pas été le cas dans les domaines relevant d'une gestion intergouvernementale. Le plan de relance proposé par la Commission fin 2009 n'a pas constitué le cadre pertinent de l'action des Etats membres, sans doute parce qu'il proposait un effort de chaque Etat membre à hauteur de 1% de son PIB, sans tenir compte des différences de situation des différents Etats membres, à la fois en termes de finances publiques et de profondeur de la récession.  On a alors découvert la faiblesse des instruments de réponse commune à une crise économique : la faible taille du budget de l'Union ne lui permet pas de jouer ce rôle. Pire, la crise a souligné la double absence de mécanisme de solidarité budgétaire (clause de "no bail-out") et de contrôle crédible des finances publiques des Etats membres (les comptes grecs ayant été maquillés à plusieurs reprises).

 

Enfin, la dimension intergouvernementale de la gouvernance économique européenne en matière budgétaire et dans le domaine des politiques de compétitivité conduit à une représentation extérieure multiple : les Etats européens ne parlent pas d'une seule voix au G20 (mais à 6, voire 7 voix), au FMI ou à la Banque mondiale. L'absence de représentation extérieure commune est aussi la raison pour laquelle l'Europe peine à faire entendre sa voix face à la Chine et aux Etats-Unis : pour la zone euro dans le domaine des relations monétaires internationales, et pour l'UE en matière environnementale lors de la conférence de Copenhague.

 

1.2.3. Diplomatie et démocratie : l'enjeu de la légitimité des décisions européennes en matière économique

 

La gouvernance économique actuelle pose en outre un problème de légitimation des décisions. Une large part des décisions européennes en matière de politique économique sont prises soit par des autorités indépendantes, soit soumises à la décision des Etats c'est-à-dire à un processus de négociation essentiellement diplomatique. Néanmoins, il existe une exception d'importance : la réglementation. De ce point de vue, il n'est pas inintéressant de constater que ce qui a le plus réuni les Européens dernièrement, y compris dans les enceintes internationales, est le souhait d'une réglementation financière plus développée. Il n'en reste pas moins que les citoyens peuvent regretter de ne disposer que d'une influence limitée sur certaines décisions majeures de politiques économiques au niveau européen, en particulier en matière de choix budgétaire et de politiques de compétitivité.

 

De facto, on peut parler d'une "préférence pour la diplomatie" dans ces deux domaines. La tendance des gouvernements nationaux est en effet de chercher à trouver un point d'équilibre entre la représentation d'intérêts nationaux (du moins tels qu'ils les définissent) et électoraux d'un côté, et les positions de leurs partenaires européens de l'autre, en vue de tenter de trouver un compromis. D'un point de vue théorique, il n'y a pas de raison que le résultat soit optimal : l'électeur médian au Conseil n'est pas nécessairement l'électeur médian parmi les citoyens européens. Pour tenter de limiter les risques associés, la tentation est de prendre moins de risque politique et de ne prendre de décision que sur les sujets les plus consensuels, après un difficile travail de synthèse. Un autre facteur de sous-optimalité est le fait qu'une fois la décision prise, les chefs d'Etat et de gouvernement peuvent être tentés soit de s'attribuer le mérite d'un accord lorsqu'il leur paraît proche de leur objectif de départ, soit d'en rejeter la responsabilité sur les contraintes "imposées" par l'Union européenne lorsqu'ils n'en sont pas satisfaits. C'est là un facteur de division que l'on voit aussi à l'œuvre lorsqu'une proposition est émise par un Etat membre : la tendance est souvent chez les autres Etats membres de réagir avec méfiance, voire avec un préjugé négatif. Cela a été le cas avec le Fonds monétaire européen (FME). Proposé par l'Allemagne alors que la France y réfléchissait elle-même, la réaction française a été de répondre immédiatement que le FME n'était pas une priorité au lieu de proposer une conception alternative du  FME qui aurait favorisé la discussion. Il serait préférable que le débat soit moins empreint de méfiance et qu'avant que les Etats ne se prononcent pour ou contre une proposition d'un autre Etat, ils prennent le temps de discuter des modalités précises de la proposition. Le risque est sinon que l'Union se prive de bonnes idées pour de mauvaises raisons.

 

Dès lors, l'idée d'un gouvernement économique correspond à la volonté de mettre en place un mode de fonctionnement moins tributaire de cette "préférence pour la diplomatie". Elle renvoie à une conception plus directe et transparente de la décision. Un gouvernement porte un mandat et est responsable de sa gestion des biens communs devant l'ensemble des citoyens ayant accès à ses biens communs. Il dispose d'un pouvoir d'initiative et d'exécution au niveau central. Dans ce cadre, le rôle du Conseil comme représentant des intérêts nationaux serait de garantir que la diversité des situations et des préférences est prise en compte, comme force de rappel. Mais, un gouvernement économique européen doit nécessairement être émancipé, d'une façon ou d'une autre (nous verrons plus loin les alternatives envisageables), des intérêts purement nationaux. Cela doit lui permettre de porter un discours commun à la fois à l'intérieur (adressé à l'ensemble des citoyens européens, au-delà du simple cercle des praticiens des affaires européennes à Bruxelles et dans les capitales européennes) et à l'extérieur de l'Europe.

 

Si les fragilités de certains aspect de la gouvernance économique actuelle rendent intéressante la proposition d'un gouvernement européen destiné à en améliorer la lisibilité, la légitimité et la crédibilité, il convient aussi de comprendre les obstacles qui se dressent devant un tel projet avant de chercher à lui donner forme.


[1] Les sondages Eurobaromètre montrent que le rôle que les Européens souhaitent voir jouer à l'Union européenne a augmenté avec la crise, même si l'on continue à observer des disparités entre les Etats membres. Voir notamment les réponses à la question 16 de l'Eurobaromètre standard 71 (septembre 2009) qui souligne l'évolution depuis l'Eurobaromètre standard 65 (février-mars 2006) : 70% des Européens souhaitent que les décisions en matière de politique économique soient prises de plus en plus au niveau européen, soient 10 points de plus qu'en 2006.
[2] L'Islande a connu une grave crise monétaire. La crise a entrainé la faillite des principales banques du pays, entrainant la rapide dépréciation de la monnaie islandaise qui a elle-même rendu impossible le remboursement des dettes contractées en devises étrangères. Ce cercle vicieux, qu'avaient connu certains pays européens en 1992-1993, a été évité dans la zone euro grâce à l'assurance apportée par la monnaie unique, qui permet une mutualisation des risques. Voir sur ces différents points Jean-François Jamet et Franck Lirzin, "L'Europe à l'épreuve de la récession ", Questions d'Europe - Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, 2 mars 2009.
[3] Sur ce point, on se reportera utilement à l'analyse de Justin Vaïsse : "Les implications de la crise économique pour l'Union européenne, vues d'Amérique ", Questions d'Europe - Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, 15 juin 2009
[4] On se reportera utilement à Liesbet Hooghe et Gary Marks "Optimality and Authority: A Critique of Neo-Classical Theory", Journal of Common Market Studies 38 (2000), 5: 795-816;
[5] Voir sur ce point : Alberto Alesina et Romain Wacziarg (1999) 'Is Europe Going too Far?'. Carnegie-Rochester Conference Volume, supplement of the Journal of Monetary Economics, December, pp. 1-42. ; Stefan Collignon (2004) 'Is Europe going far enough? Reflections on the EU's economic governance'. Journal of European Public Policy, Vol. 11, No. 5, pp. 909-925 ; Jean-François Jamet (2010), 'The optimal assignment of prerogatives to different levels of government in the EU', Journal of Common Market Studies (à paraître).
[6] Voir sur ce point l'article séminal de Kydland, F. E. et Prescott, E. C. (1977), " Rules rather than discretion: The inconsistency of optimal plans", The Journal of Political Economy, vol. 85(3), pp. 473-91
[7] On se reportera utilement aux articles de George J. Stigler (1971). "The Theory of Economic Regulation" Bell Journal of Economics and Management Science, Vol. 2, no. 1, pp. 3-21. ; et de Jean-Jacques Laffont et Jean Tirole (1991). "The politics of government decision making. A theory of regulatory capture", Quarterly Journal of Economics, 106(4): 1089-1127.
[8] Voir Stefan Collignon, "Tackling Europe's Legitimacy Crisis – A Republican Approach to Euroland's Governance", in Rolf Caesar, Wim Kösters, Hans-Helmut kotz et Daniela Schwarzer (dir.), Governing the Eurozone – Looking ahead after the first decade, SWP (Institut allemand des affaires internationales et de sécurité), décembre 2009
[9] On se reportera sur ce point à l'ouvrage d'Elinor Ostrom, qui a reçu le Prix Nobel d'économie en 2009: Governing the commons: The evolution of institutions for collective action, Cambridge University Press, 1990.
[10] Pour une description de la gouvernance économique européenne actuelle, on se reportera à Jean-François Jamet, " La gouvernance économique de l'Union européenne : controverses et pistes de réformes ", Questions d'Europe - Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, 9 juillet 2007.
[11] "Cinq questions à Tommaso Padoa-Schioppa à la veille du Conseil européen du printemps", Notre Europe, 24 mars 2010
[12] Voir sur ce point Yves Bertoncini et Vanessa Wisnia Weill (2007). La stratégie de Lisbonne : une voie européenne dans la mondialisation, Note de la Fondation Robert Schuman, n°41.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Un gouvernement économique européen : du slogan à la réalité ? (1ère partie)

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