Un agenda économique pour l'Europe

Union économique et monétaire

Jean-François Jamet

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8 février 2010

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Jamet Jean-François

Jean-François Jamet

Enseigne l'économie européenne et internationale à Sciences Po.

Un agenda économique pour l'Europe

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Introduction

Dix ans après le Conseil européen de Lisbonne de mars 2000, qui avait posé les bases d'une stratégie économique européenne qui a pris son nom, les 27 Chefs d'Etat et de gouvernement se réunissent le 11 février prochain pour discuter de la stratégie économique de l'Union à l'horizon 2020. Le contexte n'est bien sûr pas le même. Tandis que l'euphorie des années de la bulle Internet dominait en 2000, l'Europe commence seulement à se relever de la crise économique la plus sévère qu'elle ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale. Les défis à court, moyen et long termes ne manquent pas : la recapitalisation des banques n'est pas encore achevée, les finances publiques de certains Etats membres sont sur une trajectoire insoutenable, le chômage a fortement augmenté, le vieillissement de la population pose la question du financement de la protection sociale, la croissance potentielle est faible, le changement climatique impose une transformation de grande ampleur des modes de consommation et de production, la concurrence internationale est intense et les déséquilibres macroéconomiques affectent à la fois l'Europe et le monde.

 

Ce constat ne doit pas inciter au pessimisme ou au fatalisme, il doit au contraire renforcer la détermination des leaders européens à élaborer un agenda économique européen ambitieux et opérationnel pour les années qui viennent. Le contexte y est du reste favorable. L'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, les élections européennes et le renouvellement de la Commission européenne ont conduit à une mobilisation de chacune des composantes du triangle institutionnel européen en vue de réfléchir aux orientations stratégiques de l'Union. Herman Van Rompuy, qui préside le Conseil européen pour les deux années et demie à venir, souhaite que les Chefs d'Etat et de gouvernement s'implique plus personnellement dans ce débat et a pris l'initiative de réunir le Conseil européen le 11 février à cette fin. José Manuel Barroso, qui a été reconduit à la tête de la Commission, a lancé une consultation publique ainsi que différentes missions visant à réfléchir au contenu de la stratégie 2020 de l'Union européenne, en vue d'en faire une "économie sociale de marché plus verte et plus intelligente" [1]. L'ensemble des acteurs européens (Etats membres, institutions communautaires, acteurs de la société civile, experts, organisations internationales, etc.) sont appelés à apporter leur contribution dans ce cadre.

 

Il faut donc construire sur cette dynamique et le Conseil européen aura un rôle particulièrement important dans ce contexte. Il lui revient d'afficher une volonté commune de relever les défis lancés à l'Europe et de fixer un cadre programmatique crédibilisant ses engagements. Pour cela, il lui faut tirer les leçons de la crise et identifier les risques associés à l'après-crise, soulignés par les expériences passées comme celles des pays européens dans les années 1980 ou du Japon au cours des années 1990. Il lui faut également tirer les conséquences de l'échec relatif de la Stratégie de Lisbonne, dont les objectifs principaux (en termes de taux d'emploi, de gains de productivité et de dépenses de R&D) n'ont pas été atteints [2] : l'obligation de résultat sur laquelle s'appuyait la stratégie de Lisbonne a disparu à mesure que la probabilité d'atteindre les objectifs fixés diminuait. Il est essentiel que le Conseil européen et la Commission en reviennent à une obligation de moyens, c'est-à-dire qu'ils traduisent leur vision en un programme de mesures concrètes, dont la mise en œuvre sera directement vérifiable et incarnera aux yeux des citoyens le volontarisme politique de leurs dirigeants.

 

Le but de cette étude est de présenter brièvement ce que pourrait être un tel agenda économique, en en identifiant les défis, les objectifs, les mesures opérationnelles et les priorités en termes de calendrier.

1. Restaurer la stabilité financière et la soutenabilité des finances publiques

L'économie européenne n'est pas encore complètement sortie de la crise financière. Certes, les marchés boursiers ont rebondi et les banques ont bénéficié des mesures de soutien des Etats et des banques centrales pour renforcer leur bilan. Mais l'investissement continue de reculer, les banques n'ont pas encore enregistré toutes les dépréciations d'actifs encourues du fait de la crise financière, l'économie est encore sous perfusion de fonds publics et la Banque centrale européenne doit encore maintenir une partie de ses instruments d'intervention exceptionnels. Plus grave, la récession a conduit à une large augmentation de la dette publique des Etats membres, en raison de la réduction des recettes fiscales entraînée par le recul de l'activité et de l'augmentation des dépenses du fait des plans de relance. Jusque là, les investisseurs avaient fui les placements privés et préféré la "sécurité" des titres de dette publics, permettant ainsi le financement des déficits publics exceptionnels liés à la crise à des taux très bas. Mais à mesure que l'activité reprend, les investisseurs cherchent des placements plus rentables et se montrent plus sélectifs face aux Etats emprunteurs. Les Etats fragilisés par des déficits jumeaux (déficit de la balance commerciale et déficit budgétaire) et par des perspectives de reprise peu encourageantes sont les premiers dont les investisseurs se retirent. Pour continuer à trouver des créanciers, ils doivent dès lors accepter de payer des taux d'intérêt plus élevés qui rendent plus difficiles la réduction du niveau d'endettement : le risque est qu'un cercle vicieux se forme où hausse des taux d'intérêt et de la dette s'auto-entretiennent. La dette est alors insoutenable et un ajustement brutal est nécessaire, qui suscite l'inquiétude des marchés et les protestations de la population de l'Etat concerné, confrontée à une hausse des impôts et à une baisse des dépenses.

 

Le cas de la Grèce illustre cette situation après la Hongrie, la Lettonie et la Roumanie (aidées par le FMI et l'UE) mais d'autres pays sont également exposés, notamment l'Irlande, le Portugal et l'Espagne [3]. La Grèce est sur le devant de la scène parce que sa situation apparaît comme un test de la solidité de la zone euro. De facto, l'euro protège les économies les plus fragiles en limitant la hausse des taux d'intérêt et en évitant une crise de change. Mais les investisseurs s'inquiètent que l'euro protège au point que les Etats membres n'aient pas les incitations suffisantes à assainir les finances publiques. Ce phénomène d'aléa moral est la justification du pacte de stabilité et de croissance mais celui-ci est relativement abstrait puisque la plupart des pays ne respectent ni l'objectif de déficit ni celui d'endettement public. Il explique aussi pourquoi les Etats membres de la zone euro sont réticents à garantir qu'un Etat laxiste dans sa gestion sera aidé par ses voisins plus rigoureux : ils ne veulent pas donner aux marchés le sentiment qu'il n'y a pas de force de rappel ni aux citoyens qu'ils devront payer pour les erreurs des autres. Dès lors, les différentiels de taux d'intérêt entre Etats membres de la zone euro ne sont pas en eux-mêmes un problème dès lors qu'ils créent une incitation suffisante à l'assainissement budgétaire dans les pays dont les finances publiques sont déséquilibrées. Ils le deviennent dès lors que les investisseurs paniquent et créent, par l'effet d'une prophétie auto-réalisatrice et de la spéculation, un risque réel de défaut.

 

Compte tenu de la situation différente des Etats membres à la fois en termes de dette publique et de fragilité macroéconomique, les mesures nécessaires varient d'un Etat membre à l'autre. Il existe néanmoins un point de départ commun : assurer la complète recapitalisation des banques privées et la solidité du système financier. C'est en effet une condition nécessaire pour éviter que le retrait progressif des mesures de soutien de l'activité ne replonge l'économie dans une crise financière que l'Etat n'aurait en outre plus les moyens d'affronter [4]. Assurer que les besoins de recapitalisation des banques sont entièrement explicités auprès des régulateurs nationaux et européens et des Etats membres est donc une condition préalable. Des plans nationaux de retour à l'équilibre des finances publiques doivent être établis en parallèle et le début de l'effort d'assainissement doit intervenir d'autant plus tôt que le risque d'insoutenabilité de la dette publique est élevé. Il est essentiel que les plans ainsi établis soient crédibles, à la fois pour les investisseurs (de façon à les rassurer et à stopper la hausse des taux d'intérêt) et pour la Banque centrale (de façon à ce qu'elle puisse maintenir une politique monétaire accommodante et de bas niveaux des taux directeurs).

 

Il suit de l'analyse qui précède un ensemble de recommandations visant à permettre à l'Union de réellement sortir de la crise financière à court terme, d'assainir durablement les finances publiques des Etats membres à moyen terme et d'éviter le renouvellement de crise de cette ampleur à long terme. Si les échéances varient dans le temps, un engagement crédible des chefs d'Etat et de gouvernement est dès maintenant nécessaire sur l'ensemble de ces composantes pour donner une visibilité aux acteurs économiques et renforcer l'efficacité des mesures prises à court terme.

 

a. Sortir de la crise financière à court terme

 

- Définir un plan européen de sortie de crise, s'appuyant sur un séquençage des mesures et leur supervision par la Commission et le Conseil ECOFIN. Ce séquençage devrait obéir aux étapes suivantes: présentation par les Etats membres de l'état d'avancement de leurs plans de recapitalisation des banques et accélération de la mise en œuvre de ces plans si nécessaire, et engagement des Etats membres sur des plans d'assainissement budgétaire nationaux débutant dès 2010 pour les Etats les plus fragiles et en 2011 pour les autres. Des contacts informels entre la BCE, la Commission et le Conseil seront nécessaires pour assurer la coordination des politiques monétaire et budgétaire de sortie de crise. Enfin, ce plan européen de sortie de crise supposera un effort de communication commun des chefs d'Etat et de gouvernement pour expliquer à l'opinion publique européenne la nécessité d'assainir les finances publiques ;

- Même si ce point ne doit pas être officiellement envisagé à ce stade en raison de l'effet pervers qu'il pourrait avoir sur les marchés, il convient de déterminer quelle serait l'attitude des Etats membres de la zone euro en cas de risque imminent de défaut de l'un de ses membres. La solution la plus crédible, même si son fondement juridique dans les traités est incertain, consisterait à créer de facto une forme de FMI européen, donc à créer un fonds, alimenté par les Etats membres à proportion de leur PIB (avec une dispense temporaire pour les Etats risquant de faire défaut), qui pourrait prêter à l'Etat membre en difficulté à échéance courte et avec des taux d'intérêts réduits en liant ce prêt à la mise en œuvre de mesures d'assainissement des finances publiques et de réformes de sa gouvernance budgétaire. En l'absence d'un accord, la seule alternative pour les Etats en risque de défaut consisterait à faire appel au FMI.

 

b. Assainir durablement les finances publiques des Etats membres à moyen terme

 

- Adopter un "code de responsabilité budgétaire" européen incitant les Etats membres à harmoniser leurs processus et leurs calendriers afin de mieux associer les Parlements nationaux, la Commission et le Conseil aux débats budgétaires nationaux et européen ;

- Proposer un engagement des Etats membres en matière de retour à l'équilibre budgétaire. De façon à assurer la crédibilité de cet engagement, les Etats membres pourraient se doter d'une règle constitutionnelle comparable à  celle dont s'est dotée l'Allemagne.

 

c. Eviter le renouvellement de la crise à long terme

 

- La crise a rappelé à quel point des prises de risque excessives et des leviers d'endettement trop élevés pouvaient être dangereux pour l'économie dans son ensemble.  Il est donc essentiel que l'effort qui a été entamé en vue de renforcer la supervision bancaire et financière soit poursuivi. Les mesures suivantes doivent être envisagées au niveau européen et international : renforcer les exigences en matière de capital, de liquidité et de transparence des engagements; réduire les risques associées aux marches OTC (over the counter, de gré à gré) en créant des chambres de compensation à l'échelle européenne [5]; tirer les leçons de la crise en matière de gestion des crises bancaires transfrontalières en établissant des lignes directrices ; imposer des plafonds au trading pour compte propre des banques commerciales [6] ; réduire la procyclicité des acteurs financiers en imposant des provisions contracycliques [7] aux banques et en révisant les règles applicables aux bonus, aux agences de notation et aux hedge funds.  

 

2. Répondre au défi de l'emploi, du vieillissement et du capital humain

 

A l'occasion de la crise, le taux de chômage a fortement progressé en Europe. Il atteint 9,6% dans l'Union et 10% dans la zone euro. Certains Etats membres sont particulièrement touchés : les pays baltes (notamment la Lettonie, avec un taux de chômage de 22,8%), l'Espagne (19,5%), la Slovaquie (13,6%) et l'Irlande (13,3%). La crise a rappelé la fragilité structurelle de catégories de population dont l'inclusion sur le marché du travail est plus faible : les jeunes (moins de 25 ans), les plus de 50 ans, les intérimaires, ou les femmes seules ayant des enfants à charge.

 

Pour autant, la crise ne remet pas en cause la pertinence des efforts entrepris en matière d'emploi avant la crise. Le taux d'emploi avait en effet augmenté de 62% en 2000 à 66% en 2008 (il est depuis revenu à 64.8%) à la fois dans l'Union et dans la zone euro. Les systèmes européens d'indemnisation du chômage jouent un rôle utile d'amortisseur social dans le contexte actuel. Renforcer l'employabilité des séniors, des jeunes, des femmes ayant des enfants à charge et des personnes peu qualifiées reste un objectif prioritaire. Il est essentiel de réduire la durée de recherche d'emploi en améliorant l'accompagnement des transitions professionnelles. Enfin, la désindustrialisation que connaissent certains secteurs et certaines régions rend nécessaire la reconversion des salariés et la formation aux métiers où des emplois sont créés.

 

Au-delà de la question de l'emploi, se pose la question de la protection sociale. La lutte contre la pauvreté doit continuer (17% de la population européenne vivait en 2007 dans des ménages disposant d'un revenu inférieur à 60% du revenu médian après transferts sociaux) et le modèle social européen doit être préservé. Mais le vieillissement de la population pose la question du financement de la protection sociale. La part de la population européenne âgée de plus de 60 ans est de 22,4% : elle devrait atteindre 25% en 2020 et 30% en 2030. Ce vieillissement, combiné au recul de la population en âge de travailler, lance plusieurs défis car il va déséquilibrer les comptes sociaux en accroissant les dépenses de santé et de retraite et ralentir la croissance potentielle. Il modifie également l'équilibre intergénérationnel : de plus en plus, ce sont les personnes âgées qui devront aider les générations plus jeunes. Les générations plus âgées concentrent en effet une part croissance de la richesse patrimoniale et représentent un vivier de compétences qu'il faudra savoir transmettre de façon à préserver certains savoirs et savoir-faire essentiels au succès économique des entreprises européennes. De la même façon la transmission d'entreprises est un défi croissant.

 

Au-delà de la question de l'emploi et de la protection sociale, c'est plus largement celle du capital humain qui se pose. Les compétences sont un facteur décisif de la compétitivité et des choix de localisation des entreprises. Le niveau de qualification de la population et sa capacité d'adaptation au changement technologique ont un impact direct sur le niveau du chômage et des inégalités. L'effort de formation est dès lors décisif : il doit concerner la formation initiale (ou les objectifs prioritaires doivent être de réduire l'échec scolaire et de faciliter l'insertion professionnelle des jeunes) et la formation continue (mise à jour des compétences, notamment en matière de TIC, et capacité à réorienter les personnes perdant leur emploi). Enfin, la santé est une composante essentielle du capital humain. Le maintien en activité et en bonne santé des personnes âgées, la protection de la santé des travailleurs exposés à la pression de la vie professionnelle, et l'accès au soin des jeunes exposés à la pauvreté (afin d'éviter qu'ils ne soient pénalisés dans leurs études) est une condition déterminante du bien-être de la population et du dynamisme économique européen.

 

Compte tenu de ces défis, les mesures suivantes devraient être adoptées :

- Adopter un cadre européen garantissant l'accès des chômeurs à des dispositifs de formation renforcés en vue de faciliter la reprise d'emploi (ou d'études) et de rendre employable les chômeurs de longue durée. Les Etats membres seraient invités à développer des formations en adéquation avec le marché du travail, l'évolution des TIC et les différents niveaux de départ des personnes à former. Plus généralement, il conviendrait d'envisager l'institution d'un droit à la formation tout au long de la vie et faciliter au sein des universités l'intégration de salariés et des chômeurs soit dans le cadre des programmes universitaires existants soit dans le cadre de nouveaux programmes ;

- Définir des objectifs nationaux d'augmentation de l'investissement par étudiant dans l'enseignement supérieur ;

- Créer un plan européen de lutte contre l'échec scolaire ;

- Renforcer la mobilité des étudiants européens en créant des examens européens standardisés pour l'entrée en licence et en master dans des pays autres que le pays de résidence (sur le modèle des examens "SAT", "GRE" et "GMAT" américains) ;

- Donner aux universités européennes les moyens de former plus d'étrangers et faciliter leur intégration en vue de renforcer l'immigration qualifiée en Europe ;

- Adopter des propositions législatives au niveau européen visant l'interdiction des discriminations à l'embauche en fonction de l'âge (comme cela existe aux Etats-Unis) et l'aménagement des conditions de travail des séniors, en vue de faciliter leur emploi ;

- Renforcer le rôle de la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail et lancer une initiative européenne en faveur de la responsabilité sociale des entreprises ;

- Créer un Fonds européen d'adaptation à l'environnement destiné à financer des projets locaux visant à aider les travailleurs et les entreprises en difficulté du fait des conséquences des politiques environnementales [8] ;

- Présenter des programmes nationaux de réforme des systèmes de protection sociale de façon à favoriser la portabilité des droits d'un Etat membre à l'autre et à préserver la viabilité financière des systèmes de santé et de retraite ;

- Créer un objectif européen de réduction de la pauvreté, avec une attention particulière accordée aux enfants pauvres, aux travailleurs pauvres et aux mères célibataires. Chaque Etat membre serait invité à présenter un programme national de lutte contre la pauvreté ainsi que les meilleures pratiques associatives ou publiques recensées. L'Union pourrait participer directement à cette initiative au travers du Fonds social européen.

 

3. Résorber les divergences économiques internes à l'Union européenne

 

Le succès de l'euro ne doit pas masquer une tendance à l'accroissement des déséquilibres économique internes à la zone euro et à l'Union depuis 2000. Ces déséquilibres se caractérisent par l'éloignement progressif des structures économiques entre les pays qui ont réduit les coûts du travail et vu leurs exportations jouer un rôle croissant tandis que la consommation stagnait en raison de la faible progression des salaires et de la maîtrise des dépenses publiques (par exemple l'Allemagne) et les pays qui ont vu une croissance régulière de la consommation soutenue soit par l'expansion du crédit, soit par des politiques économiques de soutien du pouvoir d'achat, tandis que leur compétitivité à l'exportation reculait (par exemple la France). Ces déséquilibres internes ont conduit à des situations très différentes en matière de balance commerciale, d'état des finances publiques, d'évolution des prix de l'immobilier ou encore d'endettement des ménages et de prise de risque du secteur financier. Ils ont aussi créé des intérêts économiques divergents, rendant plus difficile la coordination des politiques économiques dans la zone euro.

 

Ces divergences sont apparues au grand jour avant la crise, notamment au travers de politiques budgétaires insuffisamment coordonnées. Le résultat a été un policy mix européen sous-optimal : une politique budgétaire trop accommodante et une politique monétaire trop rigoureuse.  Cette divergence s'est poursuivie au début de la crise : les Etats membres se sont opposés jusqu'à tardivement sur le risque de récession lui-même puis sur la taille et les instruments adéquats des plans de relance. L'ampleur de la récession a finalement conduit à réduire dans une certaine mesure les divergences de vue, chaque Etat membre cherchant à éviter la catastrophe et retrouvant ainsi les réflexes de solidarité. Un effort de convergence est de nouveau nécessaire pour accroître à moyen terme la cohérence des politiques économiques des Etats membres et faciliter la coordination avec la politique monétaire de la Banque centrale européenne.

Cet effort pourrait prendre la forme suivante :

- Renforcer la présidence de l'Eurogroupe en la dotant d'un cabinet permanent à Bruxelles ;

- Créer un conseil d'analyse économique composé d'économistes de premier plan auprès des  présidents du Conseil européen et de l'Eurogroupe ;

- Préparer une réforme plus générale de la gouvernance de la zone euro. Cette réforme devrait notamment intégrer la supervision de l'endettement privé et de la balance des paiements. Elle devrait également préciser et faciliter les modalités de discussion des objectifs de taux de change au sein de l'Eurogroupe ;

- En termes de supervision, l'agenda économique de l'Union devrait être réexaminé et évalué chaque année à l'occasion d'un Sommet économique et social européen. 

 

4. Définir une stratégie économique globale pour l'Europe

 

Le visage de l'économie mondiale a changé et va continuer de se transformer. Les pays émergents ont un rôle de plus en plus important. La Chine est devenue le principal exportateur mondial devant l'Allemagne et son poids économique devrait dépasser celui de l'Union en 2027. L'Inde verra bientôt sa population en âge de travailler dépasser celle de la Chine et aspire à jouer un rôle croissant dans le commerce mondial des biens et services. Le Brésil a vu son rôle régional s'accroître significativement au sein du Mercosur et dispose d'une part importante des ressources biologiques du globe. Enfin, la Russie entend utiliser ses ressources énergétiques pour renforcer son rôle dans l'économie mondiale.

 

La crise a montré que le repli protectionniste ne peut pas être une option viable. La contraction du commerce mondial a durement affecté les économies développées et celles-ci ont résisté à raison à la tentation d'établir des barrières aux échanges. Mais la mondialisation actuelle est caractérisée par d'importants déséquilibres macroéconomiques : les pays asiatiques sont structurellement exportateurs nets de biens et de capitaux du fait du haut niveau de leur épargne et de l'alignement des monnaies sur le dollar en vue de préserver une croissance fondée sur les exportations, qui suppose d'éviter l'appréciation de leurs monnaies. Les Etats-Unis sont importateurs nets de capitaux et de biens manufacturés en raison d'un haut niveau d'endettements public et privé. La situation de l'Union est intermédiaire avec une balance plus équilibrée mais elle est de plus en plus importatrice nette de capitaux et de biens manufacturés et elle souffre de la volatilité de sa monnaie face au dollar (et donc face aux monnaies asiatiques).

 

Face à ces défis externes, l'Union européenne a du mal à se positionner. D'abord parce qu'elle ne parle pas d'une seule voix dans les enceintes internationales (G20, FMI, Banque mondiale, OIT, etc.) et face à ses partenaires. Ensuite parce qu'en l'absence d'une coordination efficace des politiques économiques, sa parole est perçue comme n'engageant pas ses actes, du moins pas immédiatement. Autrement dit, l'Union, qui reste le principal acteur de la mondialisation (sur le plan des échanges commerciaux, des flux d'investissement et des flux de population), ne réussit pas à apparaître comme une puissance économique susceptible d'influer sur le cours de la mondialisation. Or, ceci inquiète au plus haut point les citoyens européens.

 

L'Europe dispose certes d'une forme de soft power au travers des normes qu'elle impose pour accéder au marché intérieur. Mais ce pouvoir connaît certaines limites comme l'a montré l'issue de la conférence de Copenhague sur le climat. Et l'Europe semble fataliste, que ce soit face à l'évolution des rapports de force économiques mondiaux, face aux délocalisations ou face à la situation des relations monétaires internationales.

 

Compte tenu de la nature globale des enjeux économiques auxquels est confrontée l'Europe, il est essentiel que les chefs d'Etat et de gouvernement se dotent d'une stratégie externe commune, à même de donner à l'Europe la place dans le concert économique mondial qui lui revient et qui lui permettra de défendre ses intérêts. Voici les éléments que pourraient comporter cette stratégie :

 

- Proposer, de concert avec le Japon, à la Chine et aux autres pays asiatiques de remplacer l'alignement du cours de leur monnaie sur celui du dollar par l'adoption d'un adossement de leur monnaie à un panier de devises incluant non seulement le dollar mais aussi l'euro et le yen, dont la part respective augmenterait progressivement face au dollar. Ceci permettrait de créer des rapports de change plus équitables et de réduire les déséquilibres économiques globaux grâce à la dépréciation du dollar (permettant la diminution du déficit américain), à la réévaluation progressive du yuan (vis-à- vis de l'euro et du dollar mais non vis-à-vis de ses concurrents asiatiques), à la volatilité réduite du cours de l'euro face au yuan, et à l'investissement d'une part plus importante des réserves chinoises en Europe. Ceci n'empêchera pas l'Europe (au contraire, elle lui donnera une position plus forte dans la négociation) de demander aux pays asiatiques de procéder aux ajustements internes nécessaires, en particulier le soutien de la demande domestique (par l'amélioration de la protection sociale ainsi que le développement de l'accès au crédit des entreprises et des ménages). L'Europe incitera ainsi les Etats-Unis à faire les ajustements qui leur échoient (accroissement du niveau de l'épargne privée et forte réduction des déficits publics en sortie de crise) dans la nécessaire réduction des déséquilibres mondiaux, car les Etats-Unis ne pourront plus compter sur le financement illimité fourni jusque là par l'épargne asiatique. Les Etats-Unis trouveront néanmoins un avantage dans ce nouveau système car la dépréciation du dollar face au yuan qui s'ensuivra lui permettra de réduire son déficit commercial ;

- Préparer la création d'une représentation commune aux conseils d'administration du FMI et de la Banque mondiale (afin de présenter une représentation commune au G20) ;

- Doter l'Europe d'une stratégie commune de soutien aux entreprises européennes dans la négociation des contrats d'approvisionnement énergétique et élaborer des plans nationaux visant à créer les incitations nécessaires à l'investissement dans les infrastructures énergétiques ;

- Donner une nouvelle impulsion aux efforts d'harmonisation réglementaires en matière de normes techniques, environnementales, sociales et sanitaires avec les principaux partenaires commerciaux de l'Union, notamment les Etats-Unis, le Japon et la Chine.

 

5. Investir dans l'Europe de demain

 

L'Europe fait face à une croissance potentielle très faible. Ceci s'explique par le faible dynamisme démographique européen, le recul de l'investissement en Europe et une capacité d'innovation insuffisante. Or, il est déterminant pour l'Europe de réussir à réaliser et attirer sur son sol les investissements et les innovations qui créeront les emplois et les revenus de demain. C'est d'autant plus vrai dans le contexte actuel : la crise a entraîné un recul très fort de l'investissement (-11% en volume en 2009 dans l'Union et dans la zone euro), la rareté des ressources naturelles recréera un monde malthusien si nous ne sommes pas en mesure d'innover pour rendre les modes de production et de consommation plus économes, enfin la concurrence internationale est de plus en plus forte et de nombreux pays émergents sont désormais des concurrents présents dans les secteurs à forte valeur ajoutée et disposant d'ingénieurs nombreux et bien formés.

 

Certains investissements sont particulièrement importants et méritent d'être soutenus au niveau européen par la puissance publique en raison de leurs externalités [9] positives pour l'ensemble de l'économie et de la nécessité de rassembler les forces européennes : il s'agit notamment de l'investissement dans l'enseignement supérieur (où l'Europe investit plus de deux fois moins que les Etats-Unis par étudiant), de l'investissement dans la R&D (notamment dans les secteurs en pleine transformation : les biotechnologies de santé, les énergies renouvelables et les économies d'énergie, les nanomatériaux et leur métrologie, les transports "propres" ; et dans les secteurs à forte économie d'échelle : les industries de défense, aéronautique et aérospatiale), ou encore des nouvelles frontières de l'Internet, de l'imagerie et des réseaux. Un tel effort d'investissement doit s'accompagner d'un effort d'augmentation de l'efficacité de cet investissement en mobilisant les instruments financiers les plus adaptés, en assurant un audit régulier et en assurant un management rigoureux des projets. Dans la mesure du possible, il est nécessaire d'encourager le développement des PME pour favoriser le renouvellement du tissu économique européen.

 

Pour atteindre ces objectifs et réaliser les investissements qui conditionneront son avenir, les mesures suivantes devraient faire l'objet d'un engagement politique des leaders européens :

- L'Union doit avoir un budget à la hauteur de ses ambitions. Le processus de réforme budgétaire en cours est essentiel pour créer de nouvelles règles du jeu de nature à permettre l'émergence d'un débat budgétaire qui ne se concentre pas sur la seule exigence du "juste retour". Pour cela, l'Union devrait séparer la négociation sur le budget alloué au financement des biens publics européens (ces biens publics seraient définis en amont par le Conseil européen) de la négociation sur les dépenses de redistribution [10]. La contribution des Etats membres au financement des biens publics européens serait proportionnelle à leur PNB (la discussion portant ainsi uniquement sur le niveau des financements accordés à chaque bien public) tandis que la négociation sur les dépenses de redistribution déterminerait directement le solde budgétaire net de chaque Etat membre. Ce nouveau cadre permettrait de rendre le débat budgétaire plus transparent et les arbitrages à rendre plus explicites.

- Doter la Banque européenne d'investissement et le Fonds européen d'investissement de moyens plus importants pour accompagner les initiatives européennes en matière de R&D, de développement des PME et de promotion de la mobilité des jeunes ;

- Accélérer la mise en œuvre du Small Business Act européen et créer une "Small Business Research initiative" [11] sur le modèle américain en vue d'ouvrir plus largement les marchés publics aux jeunes PME innovantes ;

- Mettre en place un brevet communautaire, valable dans toute l'Union, assorti d'une juridiction unique spécialisée capable de traiter les litiges ;

- Renforcer l'investissement européen dans les initiatives technologiques conjointes existantes (ITC) et développer de nouvelles ITC pour s'assurer de la mobilisation européenne dans les industries et dans les services innovants (par exemple dans les applications de la radionavigation par satellite et dans les secteurs en pleine transformation);

- Mettre en place des dispositifs de mobilité  et de formation des entrepreneurs européens ;

- Définir des objectifs nationaux d'accroissement de la part de l'investissement dans la dépense publique des Etats membres ;

- Poursuivre l'effort de normalisation et de labellisation des produits, services et infrastructures "verts";

- Soutenir la R&D "verte" par des financements publics ;

- Renforcer considérablement le rôle de l'Agence européenne de défense afin de développer une réelle politique européenne de l'armement et coordonner l'effort d'équipement des différentes armées nationales). En complément, développer le volet défense des projets industriels européens (Galileo, par exemple, n'est qu'un projet civil, alors qu'il pourrait avoir de nombreuses applications militaires).

 

 

Conclusion

 

Les six prochains mois seront déterminants pour le projet économique européen parce que c'est au cours de cette période que se décidera l'agenda économique de l'Union pour les années à venir. L'attente est à la mesure de l'enjeu : les défis que l'Europe doit relever sont plus importants encore qu'il y a dix ans. La crise, l'urgence climatique, les déséquilibres macroéconomiques au sein et hors de l'Union, enfin la volonté des citoyens que l'Europe soit plus active au niveau international nécessitent une impulsion et un leadership communautaire durable. Le Conseil comme la Commission devront afficher une ambition commune crédibilisée par un programme de mesures opérationnelles et un calendrier détaillé de mise en œuvre. En cas d'absence de consensus, le Conseil ne devra pas hésiter à proposer des méthodes innovantes, par exemple en utilisant plus fréquemment l'expérimentation. Enfin, la communication politique qui accompagnera ce nouvel agenda économique sera essentielle pour afficher la détermination des leaders européens et convaincre investisseurs et citoyens.


[1] Voir le document de travail de la Commission intitulé "Consultation sur la future stratégie "UE 2020" (COM(2009)647, 24 novembre 2009) et le site Internet associé (http://ec.europa.eu/eu2020/).
[2] Voir sur ce point l'évaluation de la Commission, intitulé "Lisbon Strategy evaluation document", disponible à l'adresse : http://ec.europa.eu/growthandjobs/pdf/lisbon_strategy_evaluation.pdf.
[3] Voir sur ce point Jamet, J-F et F. Lirzin (2008). "L'Europe à l'épreuve de la récession", Questions d'Europe - Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, mars 2009. http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0130-l-europe-a-l-epreuve-de-la-recession
[4] Voir sur ce point et, plus généralement, sur le séquençage des mesures de sortie de crise : Von Hagen J., Pisani-Ferry J. et von Weizsäker J. (2009), "A European Exit Strategy", Bruegel Policy Brief, 2009/05, Octobre 2009.
[5] Voir sur ces points Jamet J-F. (2008), Quelle peut-être la réponse européenne face à la crise financière ?, Numéro hors série commun de la Revue d'Economie Financière et de la revue Risques ("Crise financière : analyses et propositions"), juin 2008.
[6] Le trading pour compte propre désigne l'achat et la vente de titres financiers sur les marchés en utilisant les ressources propres de la banque (par opposition au trading effectué pour le compte des clients, avec l'argent des clients).
[7] Il s'agit d'imposer au x banques la constitution d'une réserve de liquidités en prévision d'impayés futurs et de limiter ainsi les risques en cas de crise. Ce dispositif a été expérimenté avec succès en Espagne.
[8] Voir sur ce point Colson M. et Jamet J-F (2009), " Pour un fonds européen d'adaptation à l'environnement", Questions d'Europe - Policy Papers de la Fondation Robert Schuman, juillet 2009. http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0142-pour-un-fonds-europeen-d-adaptation-a-l-environnement
[9] Les externalités désignent les effets d'une activité qui ne sont pas pris en compte par le marché dans la valorisation d'une activité. En l'absence d'un système efficace de sanction des externalités négatives (comme la pollution générée par certaines activités économiques) et de compensation des externalités positives (comme les nouvelles connaissances ou techniques résultant des investissements de recherche), il y aura trop des premières et pas assez des secondes.
[10] Cette proposition est développée par Santos I. et S. Neheider (2009). "A better process for a better budget", Bruegel Policy Brief, Juillet 2009.
[11] Cette proposition est formulée dans le policy paper du gouvernement britannique intitulé "EU Compact for Jobs and Growth", disponible à l'adresse : http://www.cabinetoffice.gov.uk/media/329788/compact-jobs-growth.pdf

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Un agenda économique pour l'Europe

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