Stratégie, sécurité et défense
Alexine Corblin
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ENAlexine Corblin
L'agression russe en Ukraine, depuis le 24 février 2022, a fait voler en éclat le système de sécurité collective européen patiemment mis en place dans les années soixante-dix et consolidé depuis la fin de la guerre froide. Pour l'Allemagne, ce retour de la guerre sur le sol européen, à quelques centaines de kilomètres de son territoire, sonne comme un désaveu cuisant de la politique de normalisation et d'ouverture vers l'Est (Ostpolitik) soutenue par le chancelier Willy Brandt (1969-1974) et à laquelle le parti social-démocrate (SPD) et le parti de gauche (die Linke) ont été jusque-là très attachés.
Le pacifisme, qui imprègne assez largement la société allemande, et la retenue qui en découle en politique étrangère, témoignage de la contrition allemande à l'égard des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, sont aussi questionnés : ils pourraient conduire à une réponse "molle" face à l'agression contre l'Ukraine, risquant d'encourager d'autres atteintes russes à la sécurité de l'Europe occidentale. Cette agression remet également en cause le concept
"d'Exportnation" - nation exportatrice - cher aux chrétiens-démocrates (CDU), qui ont fait le pari que le commerce et les interdépendances qu'il entraîne seraient gages de paix avec la Russie. Instrumentalisé en tant qu'arme de guerre, l'approvisionnement énergétique à bas prix de l'Allemagne auprès du voisin russe, qui n'avait jamais été mis en cause - même aux pires heures de la guerre froide- , est devenu une source majeure de vulnérabilité pour la croissance économique allemande.
S'il connaissait déjà des tiraillements avant l'agression russe, le modèle allemand de politique étrangère est désormais entré en mutation accélérée et de nouvelles orientations se dessinent, au fil des discours de son chancelier Olaf Scholz (SPD) et de ses ministres des Affaires étrangères ou de la Défense, Annalena Baerbock et Christine Lambrecht. Ils viennent confirmer ou infirmer la trajectoire définie dans le contrat de la coalition "Ampel" entre les Le SPD, les Verts et les libéraux (FDP). La réponse est triple : au niveau national, certaines décisions prises en réaction à l'invasion russe pourraient changer le positionnement international et européen de l'Allemagne ; dans un premier temps, la guerre en Ukraine a créé un "moment transatlantique" germano-américain, elle ouvre aussi des perspectives fortes pour une relance de la construction européenne, au sein de laquelle l'Allemagne compte jouer un rôle moteur ; longtemps géant économique mais nain politique, l'Allemagne semble renoncer à la posture de retenue qui caractérisait sa politique étrangère et décider de déployer pleinement tous les volets de sa puissance sur la scène européenne et internationale. Il s'agit à la fois d'un défi et d'une opportunité pour le couple franco-allemand dans la construction européenne.
I. Désenchantement envers la Russie et premières réactions nationales
Une rupture dans la relation avec la Russie
Les relations complexes, ancrées dans l'histoire, entre l'Allemagne et la Russie font que l'Allemagne compte une communauté importante (2,7 millions de personnes en 2017) de "Russlanddeutsche", anciennes minorités allemandes immigrées en Russie à l'époque de Catherine II et revenues en Allemagne après 1990. Si l'on y ajoute les russophones d'Allemagne, ce sont environ cinq millions de personnes qui vivent notamment dans les Länder de l'Est, n'étant pas toujours bien intégrés socialement, et continuant à consulter les médias russes avant le conflit.
Les programmes des partis politiques avant les élections de 2021 défendaient tous le maintien d'une relation de coopération avec la Russie, dans le cadre d'une l'Ostpolitik renouvelée au niveau européen pour le SPD, et dans des domaines aussi importants que la lutte contre le changement climatique et l'énergie. Die Linke, issu en 2007 d'une fusion entre l'ancien parti communiste de RDA (SED) et la gauche radicale ouest-allemande, et l'extrême droite (AfD) refusaient de considérer la Russie comme un ennemi et proposaient même la mise en place d'un système de sécurité collective incluant la Russie. La CDU-CSU et le SPD se disaient favorables au maintien de sanctions contre ce pays en raison de sa politique en Ukraine, ses campagnes de désinformation, ses cyberattaques et son soutien à des régimes dictatoriaux (Biélorussie, Syrie), mais soutenaient le projet de gazoduc Nord Stream 2. Les Verts et le FDP se montraient les plus prudents à l'égard de la Russie : critiques envers le projet de gazoduc, ils soutenaient, si nécessaire, la perspective de sanctions renforcées à l'encontre de la Russie. Tous espéraient des progrès dans la mise en œuvre des accords de Minsk de 2014 entre l'Ukraine et la Russie, et tous voulaient croire dans une efficacité accrue du "format Normandie" de médiation franco-allemande dans le conflit russo-ukrainien.
Le contrat de coalition "Ampel" entre le SPD, les Verts et le FDP soulignait les "relations profondes et multiformes" entre l'Allemagne et la Russie. Face à la perception menaçante qu'en avaient les voisins d'Europe centrale et orientale, et critiquant les atteintes aux libertés civiles et à la démocratie en Russie, il appelait néanmoins à un "dialogue constructif (...), fondé sur le respect du droit international, des droits de l'Homme et de l'ordre européen". La coalition souhaitait coopérer avec la Russie sur des thèmes d'avenir tels l'hydrogène, la santé, le climat ou l'environnement. Elle envisageait également de libéraliser les visas, en particulier pour les jeunes, et de soutenir les négociations internationales en vue d'un contrôle et, à terme, d'un désarmement nucléaire.
L'invasion de l'Ukraine par la Russie a bouleversé ces positions, et l'ensemble de la classe politique allemande doit revoir sa politique à l'égard de la Russie : début avril, le président de la République, Frank-Walter Steinmeier (SPD), reconnaissait : "Nous avons échoué dans notre projet de construire une maison commune européenne (...) Nous avons continué de croire à des ponts auxquels la Russie ne croyait plus et contre lesquels nos partenaires nous avaient mis en garde". Friedrich Merz, chef de la CDU, reconnaissait également de "graves manquements", y compris au sein de la CDU, dans la politique allemande des vingt dernières années à l'égard de la Russie. La ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock (Bündnis 90/Die Grünen), estimait fin août "qu'il n'y aura pas de retour en arrière possible, la dure réalité étant que la Russie restera une menace pour la paix et la sécurité". Minoritaires, l'AfD et die Linke restent globalement pro-russes tout en se déchirant sur la question. Quant à l'ancien chancelier Gerhard Schröder (SPD), sa prétention à jouer le rôle de médiateur entre l'Ukraine et la Russie est discréditée par la multiplicité des mandats dont il est détenteur dans des groupes énergétiques russes et par sa proximité avec Vladimir Poutine.
Défiance envers la Russie et solidarité avec l'Ukraine
Face à cette situation, l'Allemagne a adopté des mesures nationales de protection.
Le sevrage du gaz russe
Dès le 22 février, dans le contexte de tensions avec la Russie, le chancelier annonçait la suspension sine die de la procédure d'autorisation du gazoduc Nord Stream 2. Or, dans le mix énergétique d'avant le conflit, le gaz naturel était certes la deuxième source d'énergie en Allemagne (26,5%), derrière le pétrole (34,3%), et devant le charbon (18%), mais 55% de ce gaz était importé de Russie, contre 35% pour le pétrole et 50% pour le charbon. Depuis le conflit, l'Allemagne a cherché à réduire sa dépendance énergétique à l'égard de la Russie (passée dès le mois de juillet 2022 à 30% pour le gaz, 12% pour le pétrole et 8% pour le charbon). Cela la conduit à avancer à marche forcée sur le chemin de la transition énergétique : l'objectif du contrat de coalition d'atteindre 80% d'énergies renouvelables dans le mix électrique d'ici 2030 a été renforcé, passant à un objectif de 100% d'énergies renouvelables d'ici 2035. Mais cela a également poussé l'Allemagne à rechercher tous azimuts de nouveaux partenariats énergétiques avec des pays européens (Norvège, Pays-Bas, Espagne) mais aussi les Etats-Unis, le Canada, le Mexique, les pays du Moyen-Orient, quitte à égratigner des principes annoncés dans le programme de coalition. Il est ainsi question de recours au gaz de schiste, de prolongation de deux centrales nucléaires qui devaient être fermées fin 2022, et de la conclusion d'un accord avec les Emirats arabes unis.
Réarmement de l'Allemagne : la création d'un Fonds spécial de défense (Sondervermögen)
Depuis l'effondrement du régime soviétique, l'Allemagne voulait croire à la "fin de l'histoire", et ses dépenses militaires ne représentaient que 1,3% du PIB en 2021, conduisant à des déficiences structurelles dans les équipements de la Bundeswehr. Dès son discours du 27 février 2022 devant le Bundestag, le chancelier annonçait la création d'un fonds spécial doté de 100 milliards € sur cinq ans et dédié au renforcement de l'armée allemande. Une révision de la Loi fondamentale adoptée dès le mois de juin par le Bundestag< et le Bundesrat permet à ce Fonds spécial d'être financé hors budget fédéral, et donc de déroger au frein constitutionnel à l'endettement (Schuldenbremse). Les Verts, qui auraient souhaité un moment que ce Fonds finance également des investissements pour la sécurité non militaire, se sont ralliés à la concentration de ses financements sur des dépenses militaires. Le SPD, qui n'était pas favorable à l'objectif de l'OTAN de consacrer 2% du PIB allemand à la défense, a obtenu que ce point ne soit pas inscrit dans la Constitution, et que la cible de 2% soit recherchée par des financements issus du fonds spécial mais aussi du budget fédéral. Enfin, la CDU a veillé à l'établissement de mécanismes de contrôle des financements.
Au-delà de cinq ans, le budget fédéral prendra en charge l'équipement de la Bundeswehr. Ce sont en tout cas environ 80 milliards € - contre 50 milliards jusque-là, davantage que par la France - qui seront dépensés pendant cinq ans pour faire de l'armée allemande, selon les mots d'Olaf Scholz "la force armée conventionnelle la mieux équipée d'Europe". Cet investissement massif devrait bénéficier à l'industrie allemande de l'armement, située surtout dans le nord du pays, et pourrait également profiter à la défense européenne, surtout si les financements vers des projets capacitaires européens plutôt que vers des "achats sur étagère" auprès des Etats-Unis. Au-delà de ces mesures nationales de protection, l'Allemagne a desserré sa politique nationale d'exportation d'armements en faveur de l'Ukraine afin de lui exprimer sa solidarité.
Solidarité avec Ukraine
L'exportation d'armes vers des pays, impliqués dans des conflits armés ou qui en sont menacés, était interdite depuis les années soixante-dix, en application de principes directeurs en matière d'exportations d'armement. Cela explique que le gouvernement allemand se soit dans un premier temps contenté, fin janvier, de livrer 5 000 casques (armes "défensives") à l'Ukraine, suscitant moqueries et critiques dans les rangs de l'opposition : en Ukraine, le maire de Kiev, Vitali Klitschko, demandait si l'Allemagne allait poursuivre avec des envois d'oreillers. La crainte d'être entraîné dans le conflit en tant que cobelligérant explique aussi cette retenue.
Très rapidement cependant, l'Allemagne a remplacé par du matériel militaire allemand, celui que des Etats membres (Pays-Bas, Slovaquie, Slovénie, notamment) exportaient vers l'Ukraine: c'est le mécanisme de "roque" (Ringtausch), qui vise également à ce que l'Allemagne ne soit pas considérée comme cobelligérante mais qui, à court terme, tend à dégarnir les moyens de défense allemands.
Un débat très vif au sein de la coalition a ensuite montré que si le SPD était globalement le parti le plus réticent à des livraisons d'armes à l'Ukraine, les Verts, le FDP et l'opposition CDU/CSU réclamaient un engagement plus fort de l'Allemagne dans le conflit en Ukraine. L'adoption au Bundestag, le 28 avril, d'une motion commune de la coalition gouvernementale et de l'opposition CDU/CSU favorable à la livraison d'armes lourdes à l'Ukraine (586 voix, contre 100 et 7 abstentions) a emporté les résistances du chancelier et de sa ministre de la Défense à l'exportation d'armes offensives vers l'Ukraine.
Ce changement d'époque s'exprime également dans un positionnement multilatéral renouvelé de l'Allemagne, que ce soit au sein de l'OTAN ou de l'Union européenne.
II. La guerre en Ukraine : un moment transatlantique pour l'Allemagne
Face à l'invasion russe de l'Ukraine et en l'absence, en l'état, d'une véritable défense européenne, c'est l'Alliance atlantique qui, dans l'immédiat, assure le mieux la sécurité du territoire européen.
Si l'engagement transatlantique constitue une constante de la politique étrangère de l'Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale, il se trouve cependant plus que jamais réaffirmé. Cela se traduit par l'engagement de consacrer effectivement 2% du PIB allemand à la défense, ce qui n'a jamais été le cas jusque-là, au prix de "malentendus transatlantiques" depuis l'époque d'Henry Kissinger jusqu'à Joe Biden, qui reprochaient à l'Allemagne de bénéficier du parapluie nucléaire américain sans en payer le juste prix. Alors que le contrat de coalition prévoyait de dédier 3% du PIB à l'action internationale de l'Allemagne, entendue dans un sens large - OTAN, mais aussi diplomatie et développement- l'engagement de réserver 2% à la défense pourrait affecter les autres actions extérieures de l'Allemagne.
Le moment transatlantique de l'Allemagne s'exprime aussi dans la décision, annoncée mi-mars par la ministre de la Défense, de sembler donner la priorité à l'achat de matériel militaire américain pour remplacer la flotte vieillissante de Tornados : certes, quinze avions de chasse européens Eurofighters doivent contribuer très rapidement à la défense allemande mais est également prévu l'achat de cinq patrouilleurs maritimes américains P-8A Poséidon et surtout de trente-cinq avions de chasse américains F35, susceptibles de transporter une charge nucléaire en cas de nécessité. Ce choix permet à l'Allemagne de respecter ses engagements de "partage du nucléaire" dans le cadre de l'OTAN et de bénéficier rapidement d'une protection, dans l'attente de la mise en œuvre du projet franco-allemand d'un avion du futur (SCAF), qui a connu des difficultés de répartition des marchés entre industriels. Cette décision d'achat de F35 pourrait toutefois avoir un impact de plus long terme, dans la mesure où elle place pour partie l'Allemagne dans la filière industrielle américaine. De la même manière, dans le domaine des satellites, l'Allemagne a préféré le lanceur américain privé Space-X plutôt que la fusée européenne Ariane 6.
L'Allemagne s'affirme également comme un allié fiable auprès de son voisinage oriental : c'est ainsi qu'au-delà du "mécanisme de roque" de livraison d'armes allemandes aux voisins européens qui exportent des armes vers l'Ukraine, l'Allemagne renforce sa présence militaire dans les nouveaux Etats membres sur le flanc oriental de l'OTAN. Plus de 1000 soldats allemands ont ainsi été déployés en Lituanie, pays que, dans le cadre de l'Alliance atlantique, l'Allemagne aurait la tâche de défendre en cas d'attaque russe. Cette implication accrue contribue aussi à renforcer la place de l'industrie allemande de défense à l'Est de l'Europe.
Soucieux de surmonter les conséquences économiques de la guerre en accroissant les échanges commerciaux avec les Etats partageant les mêmes valeurs qu'elle, l'Allemagne pourrait chercher à relancer, notamment, le Partenariat Transatlantique de Commerce et d'Investissements bloqué depuis 2016 sur des questions de normes et de réciprocité dans l'accès aux marchés. Parallèlement, à l'instar des Etats-Unis, elle semble s'orienter vers un durcissement de son positionnement à l'égard de la Chine.
Pourtant, le gouvernement allemand est bien conscient qu'un éventuel retour au pouvoir de Donald Trump serait de nature à mettre fin au moment transatlantique actuel, et ce qu'il apporte de sécurité. C'est dans ce contexte que l'Allemagne cherche à se placer au centre d'une relance de la construction européenne.
III. L'Allemagne, puissance motrice (Führungsmacht) de l'Europe
Dans les années soixante-dix, Zbigniew Brzezinski, alors conseiller diplomatique du président américain Jimmy Carter, estimait que si la France cherchait dans la construction européenne la réincarnation de sa puissance écornée par la décolonisation, l'Allemagne y cherchait la rédemption, après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale.
L'Allemagne de la Zeitenwende, dans le discours du chancelier Scholz du 29 août, n'est plus une Allemagne qui s'excuse, mais une puissance menacée par les conséquences de la guerre en Ukraine, qui s'engage dans le renforcement de l'Union européenne, en tant que pourvoyeuse de paix et de liberté.
Une Union européenne protectrice
La sécurité du territoire européen
Dans le domaine de la défense européenne, le chancelier propose la création d'un Conseil des ministres de la défense, le renforcement de la coopération capacitaire, en particulier dans le domaine de la défense aérienne, la mise en place d'ici 2025 d'une force d'intervention rapide, et, à moyen terme, d'un quartier général européen. Il reste cependant pragmatique et relativement modeste, reconnaissant l'importance des coalitions de volontaires, et insiste sur la coordination et la complémentarité, tant entre les Etats membres, qu'entre l'Union européenne et l'OTAN, le renforcement de la défense européenne restant présenté comme un moyen de renforcer l'OTAN.
Elargissements de l'Union et Communauté politique européenne
Alors que le chancelier Scholz se montrait initialement réticent à l'égard des candidatures ukrainienne, moldave et géorgienne d'adhésion à l'Union européenne, il a finalement considéré que, pour résister aux tentatives du président russe de "diviser le continent européen en zones d'influences, en grandes puissances et en Etats vassaux", il fallait envisager d'élargir l'Union européenne à ces trois pays limitrophes de la Russie, sans toutefois renoncer à l'application des critères d'adhésion. Cependant, plus que jamais, le chancelier allemand considère comme urgente l'intégration des pays des Balkans occidentaux dans l'Union européenne, en proie aux influences déstabilisatrices russe, chinoise ou turque. Il lui semble en effet important de montrer à ces pays engagés depuis bientôt vingt ans dans des processus d'adhésion que l'Ukraine, la Géorgie et la Moldavie ne bénéficient pas de passe-droit. Il se montre ouvert à l'idée lancée par le président français Emmanuel Macron en mai dernier d'une Communauté politique européenne, à condition qu'elle ne soit pas une alternative à l'adhésion et qu'elle apporte une vraie valeur ajoutée par rapport aux institutions existantes (Conseil de l'Europe, OSCE, notamment)
Réformes internes à l'Union
La perspective de nouveaux élargissements, comme les difficultés décisionnelles actuelles, notamment pour l'adoption des paquets de sanctions contre la Russie, rendent nécessaires pour le chancelier allemand des réformes des règles de fonctionnement de l'Union européenne. Il propose en particulier une extension progressive de la majorité qualifiée dans les domaines de la politique étrangère et de sécurité commune (pour les sanctions ou les prises de positions en matière de droits de l'Homme), ainsi que de la politique fiscale. Alors que l'Allemagne s'estime sous-représentée au sein du Parlement européen, il envisage également un rééquilibrage dans la répartition par Etat membre des sièges de parlementaires. Enfin, sans toucher au principe d'un commissaire européen par Etat membre, il propose un système un peu obscur dans lequel deux commissaires travailleraient en tandem pour superviser une même direction générale.
Particulièrement offensif pour défendre les valeurs européennes et l'Etat de droit, bien qu'il dise privilégier le dialogue politique plutôt que les procédures judiciaires, le chancelier Scholz propose de "lever les blocages" à l'application de l'article 7 TUE et, en particulier, de lier systématiquement les paiements de subventions européennes au respect de l'Etat de droit. Il suggère également que la Commission européenne puisse engager des recours en manquement contre les Etats membres qui violeraient l'État de droit et des valeurs de l'Union. L'Europe est donc perçue par lui non seulement comme un projet de paix, mais aussi comme un projet de liberté.
Enfin, pour assurer la souveraineté européenne et la résilience de l'Union européenne face aux défis économiques de la guerre en Ukraine, le chancelier Scholz promeut une stratégie "Made in Europe 2030". Il s'agirait de développer la production européenne de technologies de pointe (espace européen pour les données de mobilité, industrie spatiale européenne notamment), et de faire de l'Europe le premier acteur mondial dans le domaine de la transition climatique, via la mise en place d'un véritable marché intérieur de l'énergie (réseaux d'infrastructures de stockage, investissements communs dans de nouvelles énergies tel l'hydrogène vert). Cette stratégie industrielle offensive est présentée ici comme un outil de conquête commerciale. Pour la financer, le chancelier évoque cependant sans grande précision la mobilisation de capitaux privés, via l'achèvement du marché européen des capitaux, ce qui n'augure pas d'une grande souplesse pour ce qui concerne la réforme de la gouvernance économique européenne et, en particulier, du Pacte européen de stabilité et de croissance.
Si la Zeitenwende témoigne d'un élan de l'Allemagne pour s'affirmer sur la scène internationale et européenne dans le contexte de la guerre en Ukraine, elle présente des fragilités internes, soulève des défis, mais offre aussi des opportunités pour la reprise du moteur franco-allemand en Europe.
IV. Fragilités, défis et opportunités de la Zeitenwende pour le moteur franco-allemand en Europe
Le changement d'époque allemand présente une fragilité majeure liée au fait qu'il est beaucoup porté par un seul homme : Olaf Scholz. Les deux discours du 27 février, annonçant le Fonds spécial de défense, et du 29 août, exposant la vision allemande de l'Europe, semblent avoir été préparés sans grande concertation gouvernementale, pour éviter de retarder des prises de position jugées urgentes par la chancellerie fédérale. Elles doivent faire cependant avec des débats intenses au sein de la coalition, de la classe politique et de l'opinion publique allemande sur les risques d'une escalade nucléaire (lettre ouverte de vingt-huit écrivains fin avril, sondage conduit en juin et montrant que 87% des personnes interrogées privilégient les leviers diplomatiques et qu'une intervention militaire n'est soutenue à plus de 50% que chez les Verts). Les appels à des négociations de paix avec la Russie, grand voisin avec lequel il faudra finir par coexister et coopérer sont aussi récurrents (députés du SPD, fin août, mais aussi CDU). L'impact économique de la guerre et des sanctions, surtout à l'Est de l'Allemagne, commence à générer des manifestations de protestation contre la politique économique du gouvernement, et contre la guerre.
Certes, des nuances existent entre le chancelier allemand et le président français dans l'approche de la politique internationale et européenne : l'Allemagne reste sans doute plus atlantiste que la France, que ce soit en termes de capacités de défense ou dans son approche de la Chine. Elle peut être tentée de privilégier le commerce sur des exigences environnementales. Pourtant, le chancelier allemand s'est largement approprié deux initiatives phares du président de la République que sont la notion de souveraineté européenne et celle de Communauté politique européenne. Il est parfaitement en phase avec la devise portée par la France durant sa présidence de l'Union : relance, puissance, appartenance. Un travail franco-allemand ouvert aux autres partenaires européens, pour rester mobilisateur, est donc plus que jamais nécessaire.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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